Bien qu'il ne soit en rien la "suite" de "
Maigret Se Defend", "
La Patience de Maigret" gagne à être lu immédiatement après car on y retrouve deux personnages qui apparaissaient dans le roman précédent : Manuel Palmari et Aline Bauche, sa maîtresse. le lecteur se rappellera que, dans le volume précédent, Palmari était condamné depuis trois ans au fauteuil roulant parce que, alors qu'il fermait sa boîte de nuit, il avait reçu dans les jambes une méchante dose de mitraille. Mais dans "La Patience ...", le fauteuil en question est désormais vide : dans son appartement où il n'y avait absolument personne à ce moment-là, Manuel, le vieux caïd si malin et qui avait toujours su se tenir à carreau, vient de se faire envoyer définitivement ad patres. Et certainement par un familier car la balle qui l'a tué l'a atteint dans la nuque. Or, on ne navigue pas tant d'années dans les eaux glauques et agitées d'un certain milieu sans avoir appris qu'il ne faut tourner le dos à quelqu'un qu'à bon escient ...
Maigret en arrive vite à cette conclusion dans une affaire qui l'attriste, il faut bien le dire. Bien qu'il sût que le truand paralysé dirigeait depuis des années un redoutable (et prolifique) trafic de bijoux volés sur fond de braquages, bijoux retaillés et ensuite remises sur le marché sans que personne n'y vît autre chose que du bleu, il avait tissé avec lui des liens humains qui, si ambigus qu'ils fussent pour l'un comme pour l'autre des deux hommes, avaient souvent connu d'excellents moments.
Maigret et Palmari étaient chacun de l'autre côté d'une même et seule barrière mais ils avaient appris à s'estimer et à s'apprécier. Chacun faisait son boulot,
Maigret questionnait et revenait à la charge, Palmari, pour avoir la paix, servait çà et là d'indicateur au commissaire et, dans le fond, tout cela tournait bien rond.
Et puis un jour, sans prévenir
Maigret, Palmari tire sa révérence. Ou plutôt, on le contraint à la tirer. Pour notre commissaire à la pipe éternelle, cela devient une affaire personnelle. Et même doublement personnelle.
Abattre Palmari, le chef d'une combine si rentable qu'elle durait depuis près de vingt ans, avec un
Maigret perpétuellement sur le sentier de la guerre, ce n'est pas seulement mettre fin à l'étrange relation qui, on a pu le constater déjà dans "
Maigret Se Défend", existait entre les deux hommes. C'est aussi décapiter une organisation qui, du coup, est susceptible de s'en aller à la dérive et dont les membres risquent enfin de tomber dans les filets de
Maigret.
La question est, bien sûr : qui avait intérêt à le faire ?
A première vue, pas les principaux intéressés : à savoir Aline, qui devait certainement, depuis son "accident", servir d'exécutante en chef à Manuel ; celle ou celui qui repérait les bijouteries intéressantes ; et, bien sûr, spécimen d'autant plus précieux que l'espèce en compte peu, l'homme qui retaillait les pierres. Sans Palmari pour les diriger, pour manoeuvrer en douceur comme le joueur d'échecs qu'il était dans sa tête, ces gens-là sont, comme qui dirait, orphelins.
Alors, qui ? ...
Maigret, évidemment, flaire dans tous les coins, prend du recul, bavarde à droite et à gauche et, notamment avec, pour une fois, un juge bien sympathique, le juge Ancelin (l'un de ses rares admirateurs dans la magistrature) et, comme
Simenon , qui concevait une histoire en imaginant d'abord un lieu, puis en y plaçant un personnage central qui avait retenu son attention, et enfin en lui ajoutant des compagnons et deux ou trois autres éléments de décor, reprend l'immeuble où est mort Palmari (et dont il apprend qu'il est au nom d'Aline), tous ses locataires, un par un, en les replaçant sur l'échiquier (si échiquier il y a, bien entendu) et puis envisage les multiples possibilités de parties à jouer et à la stratégie à suivre dans chaque cas ...
Le résultat se révèle triste, fascinant et paradoxal - ou alors bêtement humain, comme vous voudrez .
Maigret lui-même a des doutes. Au début. Et l'on sent bien qu'il a quelques regrets de voir ainsi s'achever l'histoire. Mais les faits sont têtus et les coupables sont bel et bien ceux auxquels il a fini par songer. L'un d'entre eux s'est même mis sur le dos un deuxième assassinat, celui du pauvre tailleur de bijoux que Palmari, peut-être parce qu'il avait lu "
La Lettre Volée" d'
Edgar Poe, qui sait ? faisait vivre tout simplement depuis des années dans une mansarde, tout au haut de l'immeuble où lui-même habitait.
Un "
Maigret" qui va son petit bonhomme de chemin - le titre s'explique par le fait que, depuis vingt ans à peu près que traîne cette affaire de trafic de bijoux,
Maigret n'en a pourtant pas décroché - qui débute par une merveilleuse journée de juillet, à Paris, et s'achève dans le bureau, encore tout sonore des clameurs de deux "fauves" humains déchaînés, d'un juge d'instruction admiratif mais touché, lui aussi, semble-t-il, par une sorte de nostalgie - ou de tristesse.
L'ineffable tristesse distillée par ce qui a été, bon et mauvais à la fois, et qui, un jour, n'est plus là, dissous dans l'air comme par quelque enchantement terrible et sans avoir d'ailleurs réussi à choisir en définitive entre le blanc et le noir. ;o)