L’âme du mystique, nous enseigne Rûmi, est semblable à Marie : « Si ton âme est assez pure et assez pleine d’amour, elle devient comme Marie : elle engendre le Messie. » Et al-Hallâj évoque lui aussi cette idée : « Nos consciences sont une seule Vierge où seul l’Esprit de Vérité peut pénétrer. » Dans ce contexte, Jésus symbolise alors la fine pointe de l’Esprit présente dans l’âme humaine : « Notre corps est pareil à Marie : chacun de nous a un Jésus en lui, mais tant que les douleurs de l’enfantement ne se manifestent pas en nous, notre Jésus ne naît pas. » Cette quête essentielle est comparable aux souffrances de Marie qui la conduisirent sous le palmier : « J’ai dit : “O mon cœur, recherche le Miroir universel, va vers la Mer, car tu n’atteindras pas ton but par la seule rivière !” Dans cette quête, Ton serviteur est arrivé enfin sur les lieux de Ta demeure comme les douleurs de l’enfantement conduisirent Marie vers le palmier. »
De même que le Souffle de l’Esprit saint, insufflé en Marie, lui a fait concevoir l’Esprit saint, ainsi lors que la Parole de Dieu (kalâm al-haqq) pénètre dans le cœur de quelqu’un et que l’Inspiration divine purifie et emplit son cœur et son âme, sa nature devient telle qu’alors est produit en lui un enfant spirituel (walad ma’nawî) ayant le souffle de Jésus qui ressuscite les morts. « L’être humain, est-il dit dans le Walad-Nama, doit naître deux fois : une fois de sa mère, une autre à partir de son propre corps et de sa propre existence. Le corps est comme un œuf : l’essence de l’homme doit devenir dans cet œuf un oiseau, grâce à la chaleur de l’Amour ; alors, il échappera à son corps et s’envolera dans le Monde éternel de l’âme, au-delà de l’espace. » Et Sultan Walad ajoute : « Si l’oiseau de la foi (imân) ne naît pas en l’Homme au cours de son existence, cette vie terrestre est alors comparable à une fausse couche. » L’âme, dans la prison du corps, est ankylosée comme l’embryon dans le sein maternel, et elle attend sa délivrance. Celle-ci arrivera lorsque le « germe » aura mûri, grâce à une descente en soi, à une prise de conscience douloureuse : « La douleur naîtra de ce regard jeté à l’intérieur de soi-même, et cette souffrance fait passer au-delà du voile. Tant que les mères ne sont pas prises des douleurs de l’enfantement, l’enfant n’a pas la possibilité de naître [...] Ma mère, c’est-à-dire ma nature [mon corps], par ses douleurs d’agonie, donne naissance à l’Esprit... Si les douleurs lors de la venue de l’enfant sont pénibles pour la femme enceinte, par contre, pour l’embryon, il s’agit de l’ouverture de sa prison. » (pp. 117-118)
Le Coran rapporte que Jésus a dit : « En vérité, je façonne pour vous avec de l’argile une forme d’oiseau. Je souffle dedans, et c’est un oiseau, avec la Permission de Dieu » (Coran III, 49). A propos de ce passage, Djalâl oud-Dîn Rûmi remarque : « Le mélange d’eau et d’argile, quand il fut nourri de l’haleine de Jésus, étendit des ailes et des plumes, devint “oiseau” et s’envola. Votre glorification [de Dieu] est une exhalaison de l’eau et de l’argile [de votre corps] : elle est devenue un oiseau du Paradis par l’insufflation en elle de la sincérité de votre cœur. » Selon plusieurs Traditions, les louanges et les prières des croyants ne deviennent-elles pas des oiseaux dans le Paradis ? C’est parce qu’il est le Souffle de Dieu que Jésus possède le pouvoir de faire de tels miracles. Voici le commentaire d’Ibn ‘Arabi : « Quand le Véridique dit : “Lorsque Je l’aurai façonné et que J’aurai soufflé en lui de Mon Esprit”, Il nous fait connaître que l’origine de la vie dans les formes des êtres amenés à l’existence est le Souffle divin. Ce Souffle est celui par lequel II fit vivifier et apparaître la foi. Il fut donné à Jésus la Science de ce Souffle divin et de ses relations. C’est ainsi qu’il soufflait dans les formes ensevelies au cimetière, ou dans la forme de l’oiseau qu’il façonna d’argile, et l’oiseau prenait vie par l’intermédiaire de la Permission divine circulant dans ce souffle et dans cet air. Sans la circulation de cette Permission (idhn) divine en elle, aucune forme n’aurait jamais pris vie. C’est du Souffle du Miséricordieux que vient la science de Jésus. C’est ainsi qu’il vivifiait les morts par son souffle, en atteignant les formes où il soufflait. »
On peut remarquer que la notion de « Permission divine » (idhn) est également centrale dans la trans mission du secret spirituel au sein des confréries soufies. Cette autorisation divine est un facteur indispensable pour que les pratiques spirituelles soient en mesure de « guérir » le disciple. Alors seulement peut s’opérer le miracle de la transformation intérieure du cheminant : « Un shaykh ne peut prétendre détenir un enseignement potentiel que s’il détient le secret spirituel (sirr) par le biais d’une autorisation (idhn). Chaque invocation (dhikr) possède, au sein de l’enseignement soufi, son autorisation particulière. Le fait qu’un maître détienne l’autorisation de transmettre l’invocation du Nom suprême, Allah, est un signe que ce maître a accédé à un haut degré de spiritualité. » (pp. 113-115)