Fille de Necker et un temps compagne du philosophe
Benjamin Constant, dont elle partage le libéralisme politique, Germaine de Staël se livre, depuis son exil imposé par
Napoléon Ier, à quelques réflexions sur le suicide à une époque où la condamnation religieuse est sans appel pour cet acte qui fascine depuis l'Antiquité. Ainsi, la littérature de l'époque, rappelons le succès parfois morbide du Werther de
Goethe, porte un regard nouveau sur le suicide, notamment par amour.
Madame de Staël s'empare d'ailleurs d'un fait divers ayant eu un grand retentissement en Allemagne, le double meurtre/suicide du dramaturge
Heinrich von Kleist qu'elle n'épargne guère et qu'elle résume, assez injustement, comme le résultat d'un « besoin de célébrité auquel les dons de la nature ne se prêtaient pas » (voir « Combat avec le Démon » de Sweig pour plus d'éléments biographiques sur
Kleist).
« De toutes les bornes de l'esprit, la plus insupportable, c'est celle qui nous empêche de comprendre les autres » La philosophe adopte une approche compassionnelle salvatrice à l'égard de l'individu qui commet un suicide : « Nul n'osera dire qu'on peut tout supporter dans ce monde ».
Elle fait au passage son propre mea culpa après avoir loué le suicide dans sa jeunesse, tout en condamnant la pratique, à nouveau sur fond d'argumentaire théologique. Pris individuellement, de nombreux arguments sont intéressants, plus ou moins liés au suicide d'ailleurs mais essentiellement à une vision extraordinairement limpide de la nature humaine, dans toute sa permanence.
« Le même genre de vie qui réduit l'un au désespoir comblerait de joie l'homme placé dans une sphère d'espérances moins élevée »
« La douleur est un des éléments nécessaires de la faculté d'être heureux ». Finalement, pour
Madame de Staël, il faut adopter une vision chrétienne vis-à-vis des douleurs de l'âme, les endurer comme un renoncement pieux, une abnégation de soi, une purification ou une amélioration de notre condition humaine, un chemin vers la sagesse que l'on peut voir sur le visage de vieillards en souffrance, nul doute que l'euthanasie ne lui aurait pas beaucoup plu. Pour Staël partant du fait que l'on est « si à étroit dans soi-même », il faut privilégier son devoir sur son intérêt, le suicide n'a pas d'objet dans la rédemption chrétienne, car il est une manifestation d'une personnalité en décalage avec le devoir chrétien, la soumission à l'oeuvre du Créateur et peut-être même une insolence blasphématoire : « Dans le suicide il y a un renoncement à tout secours venant d'en haut ».
« L'on fait avec les biens qu'on possède une alliance dont la rupture est cruelle ». Bien sûr, nous pouvons rejoindre l'éminente femme de lettres lorsqu'elle prêche pour moins d'égoïsme, d'appât du gain et du pouvoir, d'orgueil et de matérialisme, moins de soumission aux orages capricieux des passions et d'être davantage humble et altruiste en se rappelant notre rôle de maillon d'une chaîne et pas de centre du monde.
« Les plus grandes qualités de l'âme ne se développent que par la souffrance ». Cette équation doloriste, « ce qui ne me tue pas me rend fort », est aujourd'hui remise en cause car entre
Madame de Staël et nous, deux bouleversements majeurs sont survenus.
D'abord, la religion ne fait plus seule loi parmi les hommes ensuite, la psychanalyse vient bouleverser nos appréciations du suicide, du désespoir nous passons à la pathologie, pathologie sociale, avec les sciences humaines, stress et angoisses professionnelles mais aussi pathologie biologique avec les neurosciences qui prennent le relai : comment parler du suicide uniquement avec des arguments stoïciens et spirituel aujourd'hui, comme si tout passage à l'acte relevait d'un discernement et d'un consentement total du sujet en pleine santé dans ses facultés ?
Si l'époque de Madame de Staël s'intéresse à l'influence des passions sur les tempéraments, deux cent ans plus tard c'est l'influence de la flore bactérienne de l'estomac sur la dépression qui interroge les praticiens.
« Si donc le bonheur était l'unique but de la vie, il faudrait se tuer dès qu'on a cessé d'être jeune, dès que l'on descend la montagne dont le sommet semblait environné de tant d'illusions brillantes ». Est-ce à dire que la foi et/ou la philosophie ne nous sont plus d'aucun secours aujourd'hui ? Les moines bouddhistes, les yogis zen, les philosophes du bonheur, ou psychiatres spécialistes de la résilience ou de la méditation rencontrent un trop grand succès pour que l'on puisse répondre par la négative.
Ainsi tout ce qui concourt à guérir la maladie de vivre, l'une des plus anciennes de l'humanité, foi et médecine, science et philosophie, progrès sociétaux et politiques peut être accueilli avec espoir et concilié dans la mesure du possible, qu'en pensez-vous ?