La dernière Masse Critique m'a gratifié d'un fascinant petit beau livre, pour lequel je remercie vivement Babelio et les Éditions Chandeigne.
Petit par ses dimensions (21 x 15 cm) mais beau livre parce qu'il reproduit à une échelle 50% les 76 superbes aquarelles d'un codex portugais du milieu du XVIème siècle, consacré à représenter les différentes populations et quelques scènes de la vie autochtone dans les Indes portugaises. Les reproductions des aquarelles sont splendides et le papier mat donne une excellente idée de ce que peut être le codex original.
La préface en deux parties de l'historien Sanjay Subrahmanyan expose d'abord le contexte, à propos duquel l'école ne nous apprend que le minimum :
Vasco de Gama a doublé en 1498 le cap de Bonne-Espérance, ouvrant les routes commerciales entre l'Europe et les pays de l'océan Indien et permettant aux Portugais d'y ouvrir de nombreux comptoirs. Oubliez la colonisation en profondeur de l'Amérique ou, bien plus tard, de l'Afrique : il s'agit alors d'établir et sécuriser des ports de commerce en laissant l'intérieur sous la férule des souverains et potentats locaux. Faute de moyens, sans doute : le voyage est bien plus long et risqué que la traversée de l'Atlantique, et il ouvre sur un espace bien plus vaste, plus peuplé et plus structuré. Il faut donc maintenir des relations diplomatiques et commerciales avec les pouvoirs locaux plutôt que d'imaginer les asservir.
Pour cette même raison de distance, il n'y a quasiment pas de femmes européennes dans cette aventure, ce qui donne rapidement naissance à une nouvelle catégorie sociale : les casados (mariés en Portugais), c'est-à-dire les familles nées des explorateurs et de femmes locales, ainsi que leur descendance. Et parmi eux, l'élite commerciale coloniale locale qui double l'élite coloniale officielle (vice-roi ou gouverneurs nommés par le pouvoir de métropole et leurs administrations), créant ainsi une classe autonome qui dynamise les échanges commerciaux.
On ne sait pas exactement qui a réalisé les aquarelles du codex et pourquoi. La seconde partie de la préface est la synthèse des enquêtes sur le sujet. Ce codex est un ensemble structuré, pensé comme tel, pas un regroupement a posteriori. Les aquarelles se suivent pour découvrir l'ensemble des Indes portugaises de façon ordonnée, d'abord la côte orientale de l'Afrique, puis la péninsule du Moyen-Orient, la côte occidentale de l'Inde, les archipels de l'océan Indien puis du Pacifique. Mais pas le Japon, ce qui permet au passage de dater le codex du début des années 1540, puisque les Portugais arrivèrent au Japon en 1543. Il y manque aussi les états musulmans en Inde, ce qui laisse penser qu'il n'était pas destiné à la métropole, mais à offrir en cadeau de prestige au souverain de l'un de ces états. Pas la peine d'y représenter son quotidien, plutôt lui faire découvrir l'ampleur et la diversité des autres territoires des Indes portugaises. Et c'est probablement un riche commerçant casado qui a commandé le codex pour servir d'introduction auprès d'un souverain local.
Enfin, l'analyse du style des aquarelles laisse penser que le peintre, unique, était un artiste local de la côte occidentale indienne. Quelques miniatures de cette époque et de cette région sont reproduites dans la préface pour montrer les similitudes de style. Hypothèse renforcée par le fait que les aquarelles représentant cette région sont plus précises, peintes d'après nature, que les autres, peintes sur la foi de récits de navigateurs et commerçants.
Les aquarelles représentent les costumes et souvent des particularités ou coutumes anecdotiques, voire sensationnalistes des différents peuples des différentes contrées. Tout ce qui pouvait frapper les esprits de ces Portugais du XVIème siècle. Cela va de femmes très libres ou guerrières (Pachtounes en l'occurrence) à ces pays où les gens se lavent souvent (tous les trois jours ou même tous les jours !), voire Ormuz où il fait si chaud qu'ils mangent installés au frais dans des baquets.
Et puis c'est la rencontre de l'altérité religieuse. Tous les personnages représentés sont qualifiés par leur religion. Il y a des musulmans (appelés maures, ce qui fait drôle quand il s'agit d'Indiens), des juifs et aussi des chrétiens de souches alternatives : les Abyssins du royaume du « Prêtre Jean » Éthiopien, les Indiens nestoriens de Malabar convertis par l'apôtre Thomas selon la légende. Enfin les « gentils », qualificatif employé pour tous ceux qui ne suivent pas une des trois religions du livre. Il y a des animistes, les Hindous et les Bouddhistes. C'est d'ailleurs chez les Hindous que se trouvent les thèmes les plus sensationnalistes, que ce soit la coutume de la Sita (les veuves qui se brûlent vives sur le bucher de leur époux décédé) ou les suicides rituels en sacrifice à un dieu. Ces derniers étaient bien plus rares dans la réalité que le laisse penser le codex, mais ils ont visiblement frappé nos voyageurs portugais.
On fait ainsi un grand voyage dans le temps et l'espace, même si (c'est mon seul bémol) le peintre n'est pas au niveau des meilleurs miniaturistes de son temps et la qualité artistique n'est pas fabuleuse. Mais il est suffisamment doué pour nous entrainer à rêver de ces contrées lointaines en des temps désormais reculés.
Pour finir, un petit mot sur les Éditions Chandeigne, que je ne connaissais pas. Ils ont eu la bonne idée de glisser leur catalogue dans le paquet et c'est simple : je veux tout ! Spécialisé initialement dans la littérature lusitanienne (en portugais, donc) et les récits de voyages, on y découvre des traductions de vieux ouvrages et auteurs, ou des études sur les mondes lusitaniens. Leurs livres ont tous l'air passionnants et, surtout, faits avec amour. À tout seigneur tout honneur, je vais commencer par « Mon oncle le jaguar », un João Guimarãens Rosa que je n'ai pas.