La majorité des romans nous fait penser tôt ou tard à un moment de notre vie. J'ai toujours pris l'habitude d'évoquer ces rapprochements, souvent avec humour et légèreté.
C'est moins évident cette fois mais je préfère ne pas faire l'autruche. Babelio va exceptionnellement me servir de confessionnal.
Tout comme Romain Obliès, principal personnage du roman, il m'est arrivé de conduire avec un taux d'alcoolémie supérieur à la limite autorisée.
J'étais jeune, j'étais inconscient, j'étais con, mais je ne vais pas me chercher d'excuses. C'était inacceptable : non seulement je me suis mis en danger, mais surtout j'ai été un danger pour les autres.
Convaincu de maîtriser mon véhicule, il y a cependant eu ce jour où j'ai raté un virage que je connaissais pourtant par coeur. Rien de bien grave : Je me suis retrouvé dans les champs et m'en suis sorti avec la simple crevaison d'un pneu.
Rien de pardonnable non plus.
La petite leçon m'a largement suffi et je n'ai plus jamais reconduit dans un état éthylique, et ça fait désormais plus de dix ans que je ne bois plus la moindre goutte de breuvage spiritueux.
Romain Obliès est un déchet humain. Il ne se lave plus, il ne change plus de vêtements, sa maison est dans un état crasseux et déplorable. Il se laisse totalement aller, ne sors que pour acheter de l'alcool à la supérette la plus proche, avec une prédilection pour le whisky.
Le jour où fatalement il perdra la maîtrise de son véhicule, il n'ira pas dans les champs mais percutera violemment un cycliste, Simon Laborie, et prendra la fuite.
Sa victime n'est pas morte, elle est plongée dans un coma profond. Aucune certitude quant à son réveil un jour.
Autant dire que ce personnage lâche, incapable de se dénoncer, persistant à boire pour oublier la culpabilité qui le ronge, se complaisant dans la fange de son malheur, ne nous est pas immédiatement sympathique. Il ne le sera d'ailleurs jamais, les faits sont bien trop graves pour qu'on puisse se sentir à l'unisson avec lui.
"Un lâche et un fuyard. Un fuyard et un meurtrier. Un meurtrier qui espère échapper à ses responsabilités."
Mais il ne restera pas toujours détestable. Ce n'est pas non plus un homme intrinsèquement mauvais et indifférent à la souffrance des autres.
Pour être un peu plus en paix avec sa conscience, il va tenter de réparer ce qui peut encore l'être. Il va tenter d'être un soutien pour les amis et la famille de Simon.
Sa démarche est sincère mais quand de bourreau il devient le confident de ses victimes collatérales, l'histoire en devient délicieusement amorale.
Amorale mais pas malsaine, nous ne sommes absolument pas devant un psychopathe qui se repaît de la souffrance qu'il a causée. Mais devant un coupable qui, en voulant expier et réparer une partie de ses torts, va devenir plus heureux.
"Je dois souffrir parce que je ne mérite pas de m'en tirer."
Romain s'améliore, retrouve le goût de vivre, tandis que sa victime végète dans un lit d'hôpital, reliée à différentes machines et moniteurs. Et qu'en cas de réveil les séquelles seront plus que probables.
C'est une image bien sûr mais ces deux hommes sont comme des vases communicants. Plus l'innocent sombre dans l'abîme et plus le coupable voit sa vie prendre un insoupçonnable virage idyllique.
"Simon dort toujours. Et moi, je n'ai jamais été aussi éveillé."
Ils sont deux reflets contradictoires comme l'illustre si bien la couverture.
Et puis, et puis... Il y a cette petite touche de surnaturel.
Où il sera question de
l'ombre de Romain.
On retrouvera d'ailleurs dans le roman de nombreuses expressions telles qu'avoir une part d'ombre, suivre quelqu'un comme son ombre, ne plus être que
l'ombre de soi-même.
Il est très riche le champ lexical de
l'ombre. On peut aussi penser à Lucky Luke qui tire plus vite que son ombre, avoir peur de son ombre, courir après son ombre...
Ici, c'est
l'ombre de Romain qui va présenter quelques difformités, quelques incohérences avec la réalité.
"Sur cette ombre il manque l'extrémité de l'index."
Quelle est la signification de cette silhouette incomplète ? Quel est le lien avec l'accident et le besoin de rédemption ?
Est-ce que Romain doit prendre rendez-vous avez un ombrologue ?
Un plaisir de retrouver pour la troisième fois les personnages de Romain, Nagib, Simon et dans une moindre mesure d'Angus et d'
Elise, tous déjà présents dans
Ceux qui ne renonçaient pas ainsi que dans
La forêt. Mais quand je dis "retrouver", attention, nous ne sommes absolument pas dans une suite mais bien dans un roman totalement indépendant. Nagib, Simon ou Romain ne sont pas des copies conformes des personnages qu'ils étaient dans les autres romans de l'auteur. Ils ont d'autres vies, d'autres métiers, d'autres caractères, d'autres relations. Mais ils sont plus que de simples noms également. Ils sont reliés par certains fils conducteurs et quand
Luca Tahtieazym choisit de faire intervenir un personnage dans un nouveau roman il ne choisira pas par hasard de l'appeler Louis, Achille ou encore d'utiliser un prénom encore inédit dans ses écrits.
Roman noir aux quelques éclaircies toujours bien amenées, jouant avec les frontières du bien et du mal sans grandiloquence,
L'ombre est aussi un roman teinté non seulement de fantastique mais aussi de folie et d'hallucinations, dont le final remet une partie du livre en perspective. Après une petite séance d'arrachage de cheveux je pense avoir pu reconstituer la plus grande majorité des évènements dans leur ensemble, acceptant une dernière part de mystère tout comme j'essaie d'accepter ma propre part d'ombre.