A deviner
- Est-ce que c'est une chose ?
- Oui et non.
- Est-ce que c'est un être vivant ?
- Pour ainsi dire.
- Est-ce que c'est un être humain ?
- Cela en procède.
- Est-ce que cela se voit ?
- Tantôt oui, tantôt non.
- Est-ce que cela s'entend ?
- Tantôt oui, tantôt non.
- Est-ce que cela a un poids ?
- Ça peut être très lourd ou infiniment léger.
- Est-ce que c'est un récipient, un contenant ?
- C'est à la fois un contenant et un contenu.
- Est-ce que cela a une signification ?
- La plupart du temps oui, mais cela peut aussi n'avoir aucun sens.
- C'est donc une chose bien étrange ?
- Oui, c'est la nuit en plein jour, le regard de l'aveugle, la musique des sourds, la folie du sage, l'intelligence des fous, le danger du repos, l'immobilité et le vertige, l'espace incompréhensible et le temps insoutenable, l'énigme qui se dévore elle-même, l'oiseau qui renaît de ses cendres, l'ange foudroyé, le démon sauvé, la pierre qui parle toute seule, le monument qui marche, l'éclat et l'écho qui tournent autour de la terre, le monologue de la foule, le murmure indistinct, le cri de la jouissance et celui de l'horreur, l'explosion suspendue sur nos têtes, le commencement de la fin, une éternité sans avenir, notre vie et notre déclin, notre résurrection permanente, notre torture, notre gloire, notre absence inguérissable, notre cendre jetée au vent...
- Est-ce que cela porte un nom ?
- Oui, le langage.
La soirée du pianiste
L'artiste est à son piano,
Sa main droite joue en solo,
Ses cinq doigts sont longs et fins
Cinq fois un, cinq.
Puis, des deux mains, il s'enhardit
Cinq fois deux, dix.
Le piano tonne, hurle, grince.
Cinq fois trois, quinze.
Un dernier accord, c'est la fin !
Cinq fois quatre, vingt.
Après le concert, le pianiste trinque,
Cinq fois cinq, vingt-cinq.
Puis, il rentre dans sa soupente,
Cinq fois six, trente.
Passe sa chemise en lin,
Cinq fois sept, trente-cinq.
Puis, sa tête devient dolente,
Cinq fois huit, quarante.
Il dort déjà. Tout est éteint,
Cinq fois neuf, quarante-cinq.
Sauf la lune, qui se lamente,
Cinq fois dix, cinquante.
*Pour apaiser le chagrin en la dame de la marelle M.
III HUMORESQUES
Pensées stupides
7 –
Croyez-moi, un bon tiers vaut mieux que deux
petits quarts.
1977
p.121
L’OISEAU ICI ET L’OISEAU LÀ
extrait 2
Et voici qu’ils réveillèrent, eux seuls, à nos regards, la notion
d’espace
Et la notion de profondeur et la notion de perspective
Et celle d’infini :
Ils suffisaient même à évoquer des nuances
Et des couleurs et des transparences et une palpitation,
Une vie insoupçonnée de ce qui tout à l’heure
Dormait, terne, atone, néant !
Et maintenant le monde avait un ciel
Et les deux oiseaux noirs
Semblaient toute la raison d’être de ce ciel;
Deux oiseaux noirs
Très distincts
Très espacés
Ici là
(1924)
L’OISEAU ICI ET L’OISEAU LÀ
extrait 1
Un matin, cette chose coutumière que l’on nomme le ciel
Semblait morte
Il semblait que le ciel n’existât plus.
Soudain sur cette absence de firmament apparurent
Deux oiseaux noirs
Très distincts
Très espacés
Ici là
Le premier au loin, tout petit,
L’autre proche, plus gros.
…
(1924)
Rencontres avec Jean Tardieu par Christian Cottet-Emard juillet 1988 et juin 1991
(LE BLOG LITTÉRAIRE de Christian Cottet-Emard)