Une Razzia au Caucase

"Il se faisait déjà tard lorsque la troupe, s'étant formée en une large colonne, arriva auprès du fort N.. Le soleil s'était couché derrière la chaine de montagnes neigeuses, éclairanr de ses derniers rayons roses les nuages allongés et légers, immobiles sur l'horizon clair et limpide. Les montagnes neigeuses commençaient à s'envelopper d'un brouillard lilas ; mais la ligne onduleuse de leurs contours se découpait avec une extrême netteté sur le fond pourpre du couchant. la lune transparente, déjà levée depuis longtemps, commençait à blanchir sur le noir de l'azur. Le vert des herbes et des arbres s'assombrissaient et s'estompait de buées. Les masses obscures de la colonne bruissaient en cadence, se déroulant à travers la grasse prairie. Cà et là résonnaient les tambours, les castagnettes et les joyeuses chansons. Le soliste de la sixième compagnie chantait de toutes ses forces et, vibrants de sentiment et de puissance, les sons de sa pure voix de ténor s'épandaient au loin dans l'air transparent du soir."

Cette peinture de Léon Tolstoï qui s'arrête un instant sur le crépuscule au Caucase et trouve sa poésie sur la ligne de crête des montagnes enneigées semble immobile et défier le temps au delà des hommes, juste un temps apaisé. Fin de la partie seulement. Au pied de la montagne, au fort N.. les soldats s'accordaient sur le chant du soliste, "vibrant de sentiment et de puissance"..
Il est plutôt rare dans l'oeuvre de Tolstoï, l'exalté, de voir celui-ci autant contemplatif et poète avec presque la maladresse de quelqu'un qui n'est pas un adepte du genre, et pourtant ses yeux s'usent à regarder, sans doute distraits par une force intérieure plus vive, impérieuse .;. Sa contemplation habituelle quand elle a lieu est plutôt intérieure, intimiste, passionnée, voire agonisante, paisible comme celle du Prince André regardant le ciel haut : " tout est vanité, tout est mensonge, hormis ce ciel infini". Ou encore : "A l'approche de Pierre, le comte le regardait en face, de ce regard dont l'homme ne peut comprendre la signification. Ou ce regard ne voulait absolument rien dire, sinon que tant qu'on a des yeux, il faut bien regarder quelque chose, ou il voulait dire trop de choses.."

Je viens de chez le colonel, me dit la capitaine Chlopoff, en entrant chez moi, vêtu d'une redingote à épaulettes, un sabre au côté, -uniforme que je ne lui avais pas vu depuis mon arrivée au Caucase, -Notre bataillon s'en va demain.
-Mais où ?
-A N.., c'est là que l'on vient de fixer le rassemblement.
-Et puis on se mettra en campagne ?
-Sans doute. Je n'en sais rien de positif.
L'ordre m'a été transmis hier au soir, ainsi signifié : " La bataillon va se mettre en marche demain matin en emportant deux jours de vivres." Pour aller où ? Pour quoi faire ? Est-ce pour longtemps ? Je ne demande même pas.
-Puis-je vous accompagner ?
-Sûrement, mais pour quoi faire ? C'est risquer votre vie, peut-être ?
-Pardonnez-moi capitaine, mais voilà déjà un mois que je suis ici en attendant l'occasion qui se présente enfin ; voulez-vous que je la laisse passer ?
-Voilà de la sombre curiosité. Il vous tarde de savoir comment se fait la guerre ? Demandez les récits de Makaïlovsky, Danilesky, vous y trouvez des détails.
-Ce qu'on trouve dans ces livres n'est qu'un maigre approximatif.
-C'est la boucherie qu'il vous faut ?..