IL PLEUT DOUCEMENT SUR LA VILLE
Il pleure dans mon coeur
Comme il pleut sur la ville ;
Quelle est cette langueur
Qui pénètre mon coeur ?
Ô bruit doux de la pluie
Par terre et sur les toits !
Pour un coeur qui s'ennuie
Ô le chant de la pluie !
Il pleure sans raison
Dans ce coeur qui s'écoeure.
Quoi ! nulle trahison ?
Ce deuil est sans raison.
C'est bien la pire peine
De ne savoir pourquoi
Sans amour et sans haine
Mon coeur a tant de peine !
"Ariettes oubliées" III, 1874
L'ombre des arbres dans la rivière embrumée
Meurt comme de la fumée
Tandis qu'en l'air , parmi les ramures réelles,
Se plaignent les tourterelles.
Combien,ô voyageur, ce paysage blême
Te mira blême toi-même,
Et que tristes pleuraient dans les hautes feuillées
Tes espérances noyées.
CLAIR DE LUNE
Votre âme est un paysage choisi
Que vont charmant masques et bergamasques
Jouant du luth et dansant et quasi
Tristes sous leurs déguisements fantasques
Tout en chantant sur le mode mineur
L'amour vainqueur et la vie opportune,
Ils n'ont pas l'air de croire à leur bonheur
ET leur chanson se mêle au clair de lune,
Au calme clair de lune triste et beau,
Qui fait rêver les oiseaux dans les arbres
Et sangloter d'extase les jets d'eau,
Les grands jets d'eau sveltes parmi les marbres.
Il flotte dans mes bottes
Comme il pleut sur la ville
Au diable cette flotte
Qui pénètre mes bottes !
Ô vain tout parapluie
Fût-il grand comme un toit,
Pour de mauvais ribouis,
Ô le vilain parapluie
Je n'eus pas la raison
D'aller à - Walk over -
Là, point de trahison !...
Je n'eus point de raison !...
C'est bien la pire empeigne
Qu'on vend hors de chez toi
- Walk over -, noble enseigne,
Mes pieds ont tant de peine !
Le ciel si pale et les arbres si grêles
Semblent sourire à nos costumes clairs
Qui vont flottant légers, avec des airs
De nonchalance et des mouvements d'ailes.
Et le vent doux ride l'humble bassin,
Et la lueur du soleil qu'attendue
L'ombre des bas tilleuls de l'avenue
Nous parvint bleue et mourante à dessein.
Trompeurs exquis et coquettes charmantes,
Cœurs tendres, mais affranchis du serment,
Nous devisons délicieusement,
Et les amants lutinent les amantes,
De qui la main imperceptible sait
Parfois donner un soufflet, qu'on échange
Contre un baiser sur l'extrême phalange
Du petit doigt, et comme la rose est
Immensément excessive et farouche,
On est puni par un regard très sec,
Le quel contraste, au demeurant, avec
La moue assez clémente de la bouche.
Poésie - La lune blanche ... - Paul VERLAINE