Comment et quoi écrire, dans une humanité soumise à la dictature et en phase terminale ?
Dédié à tous ceux qui «ont essayé de démonter les inextricables rouages du grand complot contre l’humanité», le premier roman de l’écrivain français de science-fiction Daniel Walther, paru en 1978 en Présence du futur (après un recueil de nouvelles publié deux ans auparavant), séduit par sa force poétique en même temps qu’il déroute par une narration éclatée en une mosaïque brouillée, en «toutes sortes de trames tissées par les araignées du temps», à l’image d’une humanité à la dérive et se dirigeant, aimantée, vers son ultime cataclysme. Il n’est donc pas toujours évident de comprendre qui parle ici, ni de quelle position…
Alors que le pouvoir est désormais dans les mains d’une ploutocratie oligarchique, que la pollution étouffe une humanité menacée par un climat détraqué, l’explosion des cancers, le chômage, les troubles raciaux et par la peur, la torture et l’avilissement que font peser sur elle la dictature des trusts et des holdings, la figure du philosophe et physicien Josef Woortal illumine et inspire les rebelles qui luttent contre l’ordre établi et la tyrannie. Que ce soit les résistants défiant l’empire de pacotille et de sang du président Leverrier et de ses flics tortionnaires, les frangins machette, dans le Pacifique Sud, ceux qui se dressent contre la déforestation et le génocide des indiens d’Amazonie, ou les maraudeurs qui font le coup de feu dans les centres commerciaux et les usines à consommation du monde occidental, tous sont chassés, torturés et éliminés, systématiquement et mécaniquement.
«Chacun irait jusqu’au carnage si on lui en intimait l’ordre d’une voix douce»
Les espoirs de conquête spatiale des décennies précédentes se sont envolés, après que les équipes envoyées sur la lune ont été atteintes soudain d’un mal inexplicable. Alors, dans cette civilisation crépusculaire, ceux qui œuvrent pour le pouvoir, espions, flics tueurs ou autres tortionnaires, veulent en profiter avant qu’il ne soit trop tard, oscillant entre les tentations du sexe tarifé et des rares regrets pour les formes d’amour et de plaisir perdus.
Jean-Daniel Kerth, écrivain alcoolique et velléitaire, tente, entre deux écrits pornographiques alimentaires, réalisés avec l’aide de sa compagne peu frileuse Lolita Merle, d’écrire un roman de science-fiction, «Krysnak», qui semble inspiré des films de série B des années cinquante, où les Marx Brothers seraient envoyés dans une grande nef cosmique comme émissaires plénipotentiaires à la rencontre d’une civilisation extra-terrestre. À moins que ce double fictionnel de l’auteur, régulièrement hanté par des cauchemars kafkaïens, n’essaie tout simplement d’écrire l’œuvre de sa vie.
Truffé de références littéraires, ce roman séduisant et volontairement obscur, empreint de violence, d’un pessimisme et d’un humour délibérément grotesque, est l’un des candidats du prix Nocturne 2015, dont le lauréat sera annoncé en public le samedi 12 décembre prochain à la Maison de la Poésie, à Paris.
Retrouvez cette note de lecture sur mon blog ici :
https://charybde2.wordpress.com/2015/11/22/note-de-lecture-krysnak-ou-le-complot-daniel-walther/
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Paris-City avait son air con des grands jours. Le complexe citadin Paris/Banlieue-Paris/Région regroupait plus de 12 millions d’habitants. Il fallait une demi-journée pour traverser la ville de bout en bout. En voiture, évidemment.
Paris-City se réveillait d’un sommeil plein de mauvais rêves.
Paris-City : (presque) tout le monde descend. Sauf ceux qui ont succombé à une crise cardiaque pendant le trajet, qui sont morts d’étouffement, qui ont été poignardés par un tueur de la police secrète.
Paris-City : tout-le-monde se dépêche, chacun la boucle, chacun fait attention à ce qu’il pourrait dire.
Paris-City : tout-le-monde est libre, libre de lire des revues pornographiques, libre de coucher avec la femme de son voisin, de copuler avec le mari de la voisine, libre de publier tout ce qu’il veut, libre de se foutre en l’air avec l’alcool, la drogue de son choix, libre d’acheter, de vendre, d’échanger, libre de se laver ou non, libre de manger dans le restaurant de son choix…
Et pourtant… chacun fait attention à ce qu’il pourrait dire…
Dans la zone-frontière, la bataille faisait rage. A tel point que la direction générale de CONCORDE-CLAMART avait dû aller à l’encontre de ses principes et faire appel à la troupe. Les vigiles perdirent plus de quinze des leurs en l’espace d’une couple d’heures et il fallut que leur « capo » leur ordonnât de se replier vers les structures BN7, c’est-à-dire presque au cœur du complexe. Malgré plusieurs sorties périlleuses, les assaillants ne voulurent pas décrocher, répondant aux tirs imprécis des minimortiers et des paralasers par des lazzi et des cris de haine/guerre.
Vers 11 heures un quart et des poussières, le computeur principal du holding Concorde-Clamart ordonna que l’on fit appel au QG du ZIGMO de Paris-Capitale.
Peu avant midi, les renforts arrivèrent.
Les maraudeurs, contrairement à toute attente, ne prirent pas leurs jambes à leur cou, ne désertèrent pas la place pour autant.
Dans le ciel bleu clignotaient les symboles lumineux de CC : CON-COR-DE-CLA-MART / C-O-N-C-O-R-D-E-C-L-A-M-…
Les mercenaires du ZIGMO P.C. entrèrent dans la bataille avec beaucoup d’efficacité et au moins autant de sang-froid. Ils portaient des uniformes chatoyants : vareuses de cuir souple, casques de métal luisant, gantelets aux reflets de chitine qui les rendaient semblables, vus à quelque distance, à des insectes : de mortels frelons, peut-être. Ils se déployèrent immédiatement, coulée de mercure vivant, abrités derrière leurs visières incassables et leurs boucliers transparents, symboles androïdes de l’ORDRE NOUVEAU.
- Pourquoi écrivez-vous ?
– ?…
– Comment écrivez-vous ?
– Avec une machine à écrire.
– Depuis quand écrivez-vous ?
– Depuis que j’ai une machine à écrire.
– Alors pourquoi écrivez-vous ?
– Parce que j’ai une machine à écrire.
– Et pourquoi écrivez-vous de la science-fiction ?
– Parce que ma machine à écrire refuse d’écrire autre chose.
– Quelle différence faites-vous entre la fiction spéculative et la Grande Littérature ?
– Aucune.
– Alors… pourquoi n’écrivez-vous pas de la Grande Littérature ?
– J’écris de la Grande Littérature.
– Si vous n’aviez plus de machine à écrire, n’écririez-vous plus ?
– Cela dépend.
– De quoi ?
– De la machine à écrire. (Dialogue de sourds entre le Dr Charybde et M. Scylla)
Une vie qu’elle avait été tentée plus d’une fois de jeter aux orties, de mettre au clou ;
cette vie artificiellement suspendue entre la réalité et le rêve d’une existence meilleure ;
cette vie consumée dans les compromissions, la prostitution déguisée en révolte, le cynisme étouffant d’une pseudo-philosophie gauchiste – maintenant elle se sentait prête à craquer
elle se souvenait de lignes atroces qu’elle avait lues dans des journaux clandestins : des comptes rendus, des interviews, des récits, du détail des supplices et tortures infligés aux prisonniers dans les geôles de la Ploutocratie… maintenant elle se sentait poussée à bout : ils devaient la guetter de derrière les murs nus, ces terribles murs nus et strictement unis. Il fallait y regarder à plusieurs fois pour repérer la porte par laquelle ils l’avaient faite entrer dans la… cellule.
Les spectres désespérés, à la recherche de leur mémoire, frôlaient d'un souffle imperceptible les grandes machines muettes, les computeurs déconnectés, les calculatrices exsangues, les distributrices stériles, les yeux/caméras voilés par des années de solitude, les cœurs électroniques qui avaient cessé de battre, les œufs cybernétiques qui n'avaient jamais éclos... Sous la cendre lunaire, tout était mort de froid.