Et
Nietzsche a pleuré fait partie de ces livres qui se découvrent en deux temps.
Premier temps : enthousiasme. L'écriture est fluide,
Irvin Yalom est rusé : en mettant en scène des personnages connus, en les destituant de leur piédestal par d'habiles pirouettes visant à présenter les aspects les plus pathologiques de leur personnalité, en leur faisant vivre des aventures tragiques et rocambolesques, mêlant les aspects les plus excitants et universels de l'existence –l'amour, le sexe, la téléologie, la mort, l'accomplissement personnel, la solitude…-, l'écrivain crée un livre addictif –ce qui est un comble pour un psychiatre ! Mais c'est peut-être justement en cette qualité de psychiatre qu'
Irvin Yalom brille à fournir à son lecteur ce qu'il peut être en mesure d'attendre d'un livre intitulé Et
Nietzsche a pleuré.
Mais… deuxième temps : dubitation. Une fois l'histoire engloutie et absorbée avec plaisir, mieux vaut ne pas rouvrir ce livre : on serait alors déçu de voir apparaître en fil blanc toutes les astuces qu'a déployées
Irvin Yalom pour construire son livre. Les personnages, alors qu'ils semblaient jusqu'à présent dotés d'une épaisseur et d'une vie propre, s'effondrent dans toute leur substance et redeviennent ce qu'ils n'avaient jamais cessé d'être : des amas de mots puis de lignes, supports d'une mise en pratique et d'une illustration des principales pensées de
Nietzsche. La progression de l'intrigue, qui avait jusque-là pu sembler mouvante, imprévisible et surprenante, révèle son format répétitif. Mais qu'on se rappelle les bases… le célèbre psychanalyste
Josef Breuer, ami et confident de
Sigmund Freud, est un jour convoqué par Lou Salomé, jeune femme fatale qui serait bien capable de détourner le médecin de son obsession pour une de ses patientes nommée Bertha, alors même qu'il est marié à une femme resplendissante et père de plusieurs enfants. Lou Salomé demande à Breuer de recevoir son ami
Friedrich Nietzsche, un philosophe solitaire et reclus, qu'elle soupçonne de vouloir mettre fin à ses jours. Ce personnage extravagant ne saurait accepter de consulter le docteur Breuer dans le cadre d'un simple traitement : Lou Salomé demande alors à ce dernier de mettre au point une méthode d'analyse qui saurait dissimuler ses véritables intentions, et qui apparaîtrait, par exemple, comme un entretien d'ordre philosophique.
Irvin Yalom ne nous permet pas de patauger dans le marasme des gens insignifiants. Les histoires qui se noueront entre ces grands esprits épris de nouveauté et de liberté sont à la mesure de la platitude des évènements qui parcourent la vie du commun des mortels. Mais qu'on ouvre un peu l'oeil, et on découvrira la supercherie : la théorie de l'éternel retour s'illustre jusque dans les procédés utilisés par
Irvin Yalom. Un entretien entre
Nietzsche et Breuer, une entrevue entre
Freud et Breuer, une incursion dans les journaux intimes de
Nietzsche et Breuer, et la boucle reprend. Si les conversations entre les personnages sont stimulantes, c'est parce qu'elles reprennent parfois mot pour mot les propos de
Nietzsche, et qu'elles se donnent à peine l'apparat d'une illustration. Si la première lecture donne l'impression que ces incursions s'inscrivent naturellement dans la progression de l'histoire, une seconde lecture fera apparaître leur nature quasi-plagiaire.
Enfin, plaisir retors s'il en est : oui ! étalons au grand jour la misère et le pathétique de l'existence de
Nietzsche ! ôtons-lui la grandeur de surhomme qu'il a toujours essayé de revendiquer ! comme le Christ, faisons-le retomber de son piédestal ! et nous nous retrouvons alors en face d'un
Nietzsche-Yalom : non plus ce
Nietzsche qui a pu écrire
Par delà le bien et le mal,
Ainsi parlait Zarathoustra, le crépuscule des idoles et tant d'autres ; pas ce
Nietzsche qui s'exprimait tout en finesse et en allusions, qui en disait le plus en en disant le moins ; mais un
Nietzsche-factice qui croit atteindre la quintessence de son art en se vautrant dans le plaisir mièvre de la confession et de l'atermoiement –essayant de susciter la pitié ?! à contre-courant total donc de son idéologie.
Si
Irvin Yalom a certainement dévoilé une vérité cruciale de
Nietzsche, il ne s'est contenté d'en gratter qu'une partie du fond. Pour ce qui est de la forme, on préfèrera celle plus ambitieuse du véritable
Nietzsche qui, entre pudeur et courage, parvient bien souvent à se montrer plus éloquent dans des silences que dans de poussives démonstrations.
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