♬ Cézanne peint
Il laisse s'accomplir la magie de ses mains
Cézanne peint
Et il éclaire le monde pour nos yeux qui n'voient rien... ♬
Dans ce quatorzième volume des Rougon-Macquart, Émile
Zola nous plonge dans le milieu artistique.
Claude Lantier et ses amis sont peintres, sculpteurs, ou écrivains comme Pierre Sandoz à qui l'auteur prête l'intention suivante : « Je vais prendre une famille, et j'en étudierai les membres, un à un, d'où ils viennent, où ils vont, comment ils réagissent, les uns sur les autres ; enfin, une humanité en petit, la façon dont l'humanité pousse et se comporte… ». Joli clin d'oeil, non ?
Fils aîné de l'inoubliable Gervaise de L'assommoir, Claude Lantier est animé d'un puissant désir de création et d'une volonté de réussir à tout prix un tableau exceptionnel. Il ressent au plus profond de lui le besoin impérieux de produire un chef-d'oeuvre.
Zola nous montre l'engrenage psychologique infernal dans lequel il se laisse prendre et comment il glisse de la persévérance à l'acharnement puis à l'obstination et enfin, tombe dans l'obsession.
La persévérance est une belle qualité, mais l'obsession vous aigrit, vous ronge de l'intérieur et vous coupe du monde extérieur.
L'obsession vous fait agir de façon irrationnelle, vous dépossède de la maîtrise de vous-même et vous rend complètement dépendant tel le joueur compulsif qui après chaque perte n'a qu'une idée en tête : rejouer pour se refaire.
Claude est accaparé par sa peinture qui l'éloigne de tout et de tous, y compris de sa femme qu'il aime pourtant, mais qu'il finit par ne plus voir que comme un modèle pour ses toiles.
De son côté, celle-ci se met à haïr la peinture qui est pour elle est pire qu'une maîtresse : une rivale de chair et de sang, ça peut se combattre, mais comment lutter contre un bouillonnement intérieur, une envie irrépressible ?
La lutte est tellement inégale qu'on la sent perdue d'avance.
L'aspect romanesque du livre est extrêmement plaisant : l'histoire est captivante, les personnages vivants et terriblement attachants. C'est un régal qui se lit presque d'une traite.
Mais ce n'est pas tout.
Le roman offre une réflexion passionnante sur les joies et les malheurs qui accompagnent la vie d'un artiste.
Claude Lantier est peintre, mais
Zola aurait pu choisir de le faire écrivain, musicien, sculpteur... peu importe : l'essentiel est l'art et le rapport avec la création artistique.
Avoir fait de son personnage principal un peintre est un choix très judicieux parce que la peinture, art visuel par excellence, permet à l'auteur de nous offrir de magnifiques descriptions, qu'il s'agisse des toiles de Claude ou des paysages dont il s'inspire.
Émile
Zola nous gratifie de merveilleuses pages sur
Paris et sur la campagne normande. Elles sont infiniment belles parce que l'écrivain voit les paysages à travers les yeux du peintre et nous les restitue ainsi.
Je me permets ici une petite parenthèse : si
Zola revenait, il serait sidéré de voir dans quel état se trouve la ville autrefois splendide qu'il a si merveilleusement décrite dans nombre de ses romans. Ville enlaidie et saccagée à plaisir, le "spectacle" est à pleurer. Je ferme la parenthèse.
Si la vie d'artiste peut parfois faire rêver, si l'on s'imagine naïvement un monde exaltant et merveilleux de beauté et de créativité, Émile
Zola nous en donne une tout autre image.
L'art est-il épanouissant pour celui qui le pratique ? À la lecture de ce roman, on en doute !
Chacun sait que certains artistes aujourd'hui reconnus ont eu des vies terriblement difficiles, qu'ils ont parfois vécu dans un grand dénuement, qu'ils n'ont pas connu la reconnaissance de leur vivant.
Après la lecture de L'oeuvre, je ne regarderai plus certains tableaux, ne lirai plus certains ouvrages, ni n'écouterai certaines oeuvres musicales de la même façon.
La gratitude que j'éprouve toujours pour les artistes qui nous régalent tant se trouve désormais décuplée.
"Au fond, la conscience tenace de son génie lui laissait un espoir indestructible, même pendant les longues crises d'abattement. Il souffrait comme un damné roulant l'éternelle roche qui retombait et l'écrasait ; mais l'avenir lui restait, la certitude de la soulever de ses deux poings, un jour, et de la lancer dans les étoiles."
Cet extrait résume tout le drame de la vie de Claude Lantier, et si pour Camus, "Il faut imaginer Sisyphe heureux", ce n'est pas du tout ce que
Zola a envisagé pour son héros.
L'oeuvre m'a éblouie.
Émile
Zola nous parle d'art mais avant tout il nous parle d'humanité.
Et c'est incroyablement beau.