Au printemps dernier (je crois!), j'ai découvert l'univers et la plume de
Graham Joyce avec «
Comme un conte », roman singulier et envoûtant paru en 2015 et qui m'avait transportée, fascinée même, autant qu'il m'avait mise un peu mal à l'aise. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, j'avais beaucoup aimé cet étrange cocktail de sensations. C'est ainsi que j'ai désiré récidiver et après quelques recherche, j'ai jeté mon dévolu sur «
Les Limites de l'enchantement » dont le résumé me tentait… le titre aussi d'ailleurs, tellement beau, et - je l'ai découvert à l'issue de ma lecture – si bien choisi, si symbolique…
Bonne pioche car j'ai adoré ma lecture dans laquelle j'ai retrouvé ce que j'avais aimé dans «
Comme un conte », : la profondeur et la complexité des personnages, la confrontation de deux mondes, les questions sans réponses, les frontières floues du fantastique et de la féerie et leur inquiétante étrangeté, une mélancolie poignante à vous tordre le bide. J'y ai trouvé aussi de singulières résonances avec un roman pourtant tout autre : «
Dans la Vallée » de
Hannah Kent.
L'histoire prends corps dans la campagne anglaise en 1966, en plein dans les sixties, la révolution des Beatles, de
Mary Quant, des hippies et du flower power ; en plein dans l'industrialisation à outrance et l'exode vers les villes. En plein dans cette drôle d'époque où la musique trad/folk à la Malicorne fleurissait mais où on traitait de plouc ceux qui leur avaient transmis leurs chansons…
Fern, une vingtaine d'années à peine, vit dans la lisière de la forêt et un peu en marge de la société avec Maman Cullen dans une chaumière qu'elles louent au châtelain du coin.
Maman Cullen, c'est un personnage. Accoucheuse, guérisseuse, la vieille femme, qui a adopté Fern à sa naissance, connaît les secrets des plantes, leurs vertus et leurs poisons. Cela fait bien des années qu'au village et dans la campagne alentour, on fait appel à elle pour soigner, pour accoucher les parturientes. Mais pas seulement. Parfois, de futures mariées viennent lui confier la confection, un peu superstitieuse, de leur gâteau de mariage. Il arrive aussi, et c'est plus fréquent, que des femmes, jeunes ou moins jeunes, fassent appel à elle pour un avortement. Quand ce n'est pas le moment. Quand il y a déjà trop de bouches à nourrir. Quand le père n'est pas le mari. Quand le père est déjà marié. Quand il n'y a pas vraiment de père. Quand elles ne veulent pas d'un enfant, tout simplement. Toutes ces pratiques ancestrales que la guérisseuse enseigne à sa fille ne sont pourtant plus au goût du jour et de la société qui opère une vraie mutation au coeur des années 1960. Déjà, les actes qui font d'une sage-femme ce qu'elles est sont réglementées, soumis à une « carte » et certains en croient plus guère au pouvoir des plantes. Quant à l'avortement…
Et puis que penser des étranges croyances de Maman Cullen ? de ces rituels auxquels elle se soumet ? Si les folkloristes en goguette semblent se passionner pour la chose, les partisans de la modernité se mettent à se méfier.
Quand sa mère adoptive est hospitalisée, oiseau en cage, Fern se retrouve seule pour la première fois et, seule et naïve, elle va devoir se confronter puis s'adapter au monde qui l'entoure, en train de changer inexorablement. Symboliquement, poétiquement même, cette confrontation correspond aussi à sa propre évolution : Fern quitte progressivement le monde, féérique et rassurant, de l'enfance pour l'âge adulte brutal, cruel. Il est question d'initiation dans «
Les limites de l'enchantement » autant que de la lutte entre deux mondes qui oppose un univers rural et empreint de croyance voire de magie et de superstitions et une sphère plus citadine, assoiffée de modernité, coupée de la nature.
De fait, Fern devra lutter pour sa survie et affronter les jugements des autres, de ceux qui la prennent pour une folle, une idiote ; ceux qui tenteront de la déloger de chez elle, ceux qui l'agresseront mais elle sera plus forte qu'on aurait pu le craindre, elle mûrira.
C'est un roman étrange «
Les Limites de l'enchantement » porté par des thématiques profondes sinon graves : la vie et la mort, le passage à l'âge adulte, le temps qui passe, la violence aussi – celles des êtres et celle de la société- à l'égard des femmes mais pas que , le traitement de la marginalité… Tout y est question de dualité et c'est un thème qui traverse tout le texte au delà- de la vie et de la mort : le bien et le mal, l'amour et la haine...
C'est un hommage doux-amer et tendre à la société d'autrefois. Non pas que l'auteur semble la regretter mais c'est un chant pour ceux qui y sont restés.
Une belle ode à la nature, aux chansons d'avant et à cette magie oubliée, disparue à force de n'être plus crue, comme les fées de
Peter Pan et le faune de l'autre Peter qui symbolise chez Loisel les croyances d'autrefois et surtout le pouvoir de la fiction.
Et puis, il y a cette féerie un peu cruelle, les blancs que l'histoire ne comble pas et qui laisse le lecteur sur sa faim («
Comme un conte » n'est pas loin!) et à ses propres réponses, ses propres conclusions.
L'initiation (mais laquelle?), le piège délicieux de la fin ouverte et une écriture fluide, très évocatrice (le fameux pouvoir de la fiction!) traversée de fulgurances poétiques.
La mélancolie enfin de ce récit poignant à pleurer.