Au fond, la rupture ce n'est pas de vaincre l'ennemi, c'est de cesser de vivre dans le monde que cet ennemi vous a construit.
«La rupture, c’est de cesser de vivre dans le monde de l’ennemi», Interview, Libération, 17 novembre 2011
Il faut choisir de faire une société inégale avec des hommes égaux ou une société égale avec des hommes inégaux. Qui a quelque goût pour l’égalité ne devrait pas hésiter : les individus sont des êtres réels et la société une fiction. C’est pour des êtres réels que l’égalité a du prix, non pour une fiction. Il suffirait d’apprendre à être des hommes égaux dans une société inégale. C’est ce que veut dire s’émanciper.
L’émancipation, elle, commence quand on remet en question l’opposition entre regarder et agir, quand on comprend que les évidences qui structurent ainsi les rapports du dire, du voir et du faire appartiennent elles-mêmes à la structure de la domination et de la sujétion.
Un homme de progrès, c'est un homme qui marche, qui va voir, expérimente, change sa pratique, vérifie son savoir, et ainsi sans fin.
Il y a inégalité dans les manifestations de l’intelligence, selon l’énergie plus ou moins grande que la volonté communique à l’intelligence pour découvrir et combiner des rapports nouveaux, mais il n’y a pas de hiérarchie de capacité intellectuelle.
La routine n’est pas ignorance, elle est lâcheté et orgueil de gens qui renoncent à leur propre puissance pour le seul plaisir de constater l’impuissance du voisin.
La parole qui maintient aujourd'hui ouverte la possibilité d'un autre monde est celle qui cesse de mentir sur sa légitimité et son efficacité, celle qui assume son statut de simple parole, oasis à côté d'autres oasis ou île séparée d'autres îles. Entre les unes et les autres il y a toujours la possibilité de chemins à tracer.
Ce qui me semble important, c'est la façon dont la littérature moderne crée un temps comme une espèce d'opposition radicale à ce temps dominant qui est le temps de l'économie.
« Il n’y a pas de livre là-dedans ; il n’y a pas cette chose, cette création, cette œuvre d’art d’un livre, organisé et développé, et marchant à son dénouement par des voies qui sont le secret et le génie de l’auteur. » C’est ainsi qu’un critique français juge, en 1869, un ouvrage récemment sorti des presses. Et c’est un reproche du même genre qu’un journal anglais adresse trente ans plus tard à une autre nouveauté : « Pour dire honnêtement la vérité, cela traîne. D’abord, les paragraphes sont trop longs. Ils s’étirent parfois sur des pages. Le livre s’étire de la même façon. Il est chargé d’atmosphère, chargé de la magie de l’Orient, mais il manque d’ossature. L’absence de colonne vertébrale paralyse le livre. »
Ainsi se trouvent exécutés deux romans que la postérité consacrera comme des chefs-d’œuvre de la littérature moderne, L’Éducation sentimentale de Flaubert et Lord Jim de Conrad. Si je rappelle ces jugements, ce n’est pas pour conforter l’idée reçue de la nouveauté qui dérange les critiques routiniers. J’entends au contraire prendre au sérieux ce que nous disent ces critiques : les livres qui sont pour nous exemplaires ont d’abord été des non-livres, des récits erratiques, des monstres sans colonne vertébrale. Au temps de L’Éducation sentimentale et de Lord Jim, il est arrivé quelque chose à la fiction. Elle a perdu l’ordre et les proportions d’après lesquels on jugeait son excellence. C’est l’avis des critiques qui voient Flaubert errer sans but à l’image du jeune désoeuvré qui est son héros paradoxal et Conrad s’égarer toujours plus en suivant la fuite de son anti-héros vers les îles les plus reculées. Mais c’est aussi le sentiment qu’éprouvent les novateurs eux-mêmes. Relisant la seconde partie de Madame Bovary, Flaubert s’inquiète de la disproportion de l’ouvrage : la longueur du « prologue » qui développe les « préparatifs psychologiques, pittoresques, grotesques » de l’action ne voue-t-elle pas le roman à s’étendre sur 75 000 pages s’il veut « établir une proportion à peu près égale entre les Aventures et les Pensées » ? Mais si la proportion pose un problème au romancier, c’est que précisément l’écriture de ce « prologue » a effacé, ligne après ligne, l’écart même entre l’immatérialité de la pensée et la matérialité de l’action, entre le temps des « préparatifs » et celui des « aventures ». Pour Conrad l’indistinction de l’action et de son prologue, de la pensée et de l’aventure est chose acquise. Aussi n’hésite-t-il pas à revendiquer positivement le vagabondage que d’autres lui reprochent. À un confrère qui se plaint des side shows interrompant l’histoire de Lord Jim, il répond simplement que le main show lui-même, l’histoire du rafiot lâchement abandonné avec ses centaines de pèlerins, « n’est pas spécialement intéressant ou excitant ». D’où la nécessité, dit-il, d’introduire dans le tableau « un tas de gens que j’ai rencontrés – ou au moins vus un moment – et diverses choses que j’ai entendues au hasard de par le monde ». Mais en congédiant les principes les plus universellement admis de la construction des histoires, l’auteur de Lord Jim rouvre la question fondamentale : qu’est-ce qui fait la différence entre une fiction littéraire et le simple récit des choses et des gens rencontrés au hasard de la vie ? Et il doit affronter la réponse admise depuis Aristote : ce qui sépare la fiction de la vie ordinaire, c’est d’avoir un commencement, un milieu et une fin. Il a résolu la moitié du problème en commençant son récit par le milieu et en faisant de ce temps du milieu non plus un point médian mais l’étoffe sensible dont les « pensées » et les « aventures » sont faites. Mais il ne peut échapper à l’autre obligation, celle de le terminer par sa fin. Et il doit confier cette fin à un deus ex machina, un aventurier sorti de nulle part pour provoquer le coup de feu seul susceptible d’arrêter l’errance de Jim. Cette fin purement factuelle, Conrad la justifie auprès de son éditeur : la psychologie de Jim, lui dit-il, est, à ce stade du récit, suffisamment connue pour qu’on puisse s’en tenir aux seuls faits. Mais le problème est plus radical : passer de la « psychologie » aux « faits », c’est rompre avec le principe même de la fiction nouvelle qui ne sépare plus l’action de sa « préparation » : c’est être infidèle à ce tissu sensible qui rend aventures et pensées indistinctes. La fiction nouvelle est sans fin. Les livres qu’elle produit doivent en avoir une, mais celle-ci est peut-être condamnée à n’être jamais la bonne.
Les essais regroupés ici tentent de penser quelques-unes des transformations et quelques-uns des paradoxes qui fondent la fiction moderne sur la destruction de ce qui semblait – de ce qui semble encore très souvent – fonder toute fiction : la colonne vertébrale qui en fait un corps tenant par lui-même ; l’ordonnance interne qui subordonne les détails à la perfection de l’ensemble ; les enchaînements de causes et d’effets qui assurent l’intelligibilité du récit à travers son développement temporel. Cette révolution ne s’est pas faite à travers des manifestes, mais par des déplacements dans les pratiques d’écriture. Ceux-ci ont été parfois des essais délibérés, mais parfois aussi des surprises pour ceux-là même qui les opéraient. Aussi est-ce à travers quelques cas singuliers que cette révolution sera ici traitée : solutions trouvées par l’écrivain(e) pour changer la nature des événements qui composent une fiction, pour lui donner de nouveaux personnages, d’autres enchaînements temporels, une autre forme de réalité ou de nécessité : ainsi, chez Virginia Woolf, la tentative de raconter l’histoire d’une maison inhabitée avec les événements purement matériels affectant ses parois ou ses objets ; ou encore la façon dont une chaîne de sensations produit, chez Flaubert, l’événement d’une main qui s’abandonne, ou, chez Conrad, celui d’un corps qui saute dans un canot. Mais cette révolution sera aussi abordée par les problèmes posés aux lecteurs et aux critiques par les proportions ou disproportions nouvelles de la fiction : il en est ainsi de ce déséquilibre entre les immobilités de la description et la dynamique de l’action que Barthes interprète dans la catégorie de l' »effet de réel ». J’essaierai de montrer que l’excès « réaliste » de la description peut être interprété bien différemment, si l’on prend en compte le rapport entre la population de la fiction et la structure de l’action fictionnelle, et d’en tirer une tout autre idée du rapport entre la poétique de la fiction et sa politique.