Alba Donati

J'aime les livres qui vous poussent à lire d'autres livres.Une chaîne que nous ne devrions jamais interrompre. La seule forme d'éternité que nous puissions expérimenter ici sur terre, disait Pia.Le jardin est une forme d'éternité.


( p.87)

Pour être honnête, je brûle de regagner le village au plus vite.Telle est l'immense puissance des lieux, des retours et des enfances.

( p.85)

La nuit est mon royaume.Je pense souvent à Alberto Manguel à l'intérieur du grenier qu'il avait emménagé en bibliothèque dans sa maison du sud de la Loire; à ses nuits passées à vagabonder entre ses trente-cinq mille livres; au grenier qui abandonne son évidence terrestre pour se muer en objet lumineux errants dans notre nuit de lecteurs. Cette image m'arrive tout droit de son livre, " La Bibliothèque, la nuit".

( p.58)

Mais je ne pouvais tout de même pas construire une librairie en paille. J'ai donc appelé Valeria, mon amie architecte de Florence, dotée d'un fiancé anglais à Lucques, qui a redonné vie à toutes les maisons que j'ai restaurées. Je lui ai demandé de la concevoir en bois. [...] Je lui ai envoyé des photos représentant des angles de librairies anglaises, françaises, hollandaises, des bouts de jardin avec des petits canapés provençaux, et encore des portails, des poignées, des chaises, des lampes, des tasses, des lumières, des escaliers fleuris, je lui ai envoyé des bouquets, des boîtes, je croyais fermement au pouvoir des détails. La pauvre Valeria avait affaire à des géologues, des ingénieurs, des tiges de fer et moi, à 3h du matin, je lui postais des photos d'allées bordées de fleurs, de cottages pour elfes. (P.30)

A Lucignana, le confinement a été un moyen de retomber en enfance. De se réjouir de petites choses simples.

( p.56)

Cela fait un mois que je passe la nuit ici,au quatrième étage de cette maison en pierre héritée de mes tantes.On dirait une tour.Je pense à Montaigne et à Hölderlin , au rôle que les maisons jouent dans la vie des écrivains.
Surtout les tours. Les tours isolent, les écrivains s'y sentent protégés et loin de tout, comme s'ils n'appartenaient pas à cette terre.Abandonner les jardins pour monter vers la montagne, telle était l'indication de Hölderlin qui passa les trente-six dernières années de sa vie dans la tour d'un menuisier, Ernst Zimmer, au bord du Necjar, à Tübingen.Un menuisier qui accueille un schizophrène pendant trente-six ans est une oeuvre d'art.Montaigne regagna plus confortablement le château familial, à cent kilomètres de Bordeaux, entre Castillon et Bergerac.Là aussi, il y avait une tour pour l'accueillir.

( p.81)

Pourquoi as-tu ouvert une librairie dans un village inconnu ? Parce que j'avais besoin de respirer, parce que j'étais une fillette malheureuse, parce que j'étais une fillette curieuse, par amour pour mon père, parce que le monde va à vau-l'eau, parce qu'il ne faut pas trahir les lecteurs, parce qu'il faut éduquer les plus jeunes , parce que, à l'âge de quatorze ans, je pleurais
toute seule devant la télé à l'annonce de la mort de Pier Paolo Pasolini, parce que j'ai eu des institutrices et des professeurs extraordinaires, parce que je me suis sauvée.

( p.137)

Papa m'a dit qu'il avait planté ces arbres avec ses camarades de classe de primaire, que chacun représentait un mort de la Première Guerre mondiale. L'individu qui a donné l'ordre de les couper l'ignorait, peut-être parce qu'il ne les avait jamais vus, il les a exterminés pour gagner du temps.Pour se débarrasser d'un problème.

( p.117)

Pour connaître le monde et l'expérimenter, il n'est pas nécessaire de l'arpenter de long en large, on peut rester immobile au même endroit :la nature modifiera le décor à chaque seconde, elle vous montrera les archives infinies de ses beautés.

Dans un arbre généalogique, il y a toujours quelqu'un qui échoue dans le néant, qui ne se marie pas, qui n'a pas d'héritier Dora aurait échoué dans ce néant sans cette photo qui l'insère dans la légion des morts précoces, figures mythiques qui se sont livrées à l'éternité.

( p.79)

Si nous parvenons à descendre là où la technique n'a pas accès, le langage pourra raconter l'enfance, le père, le paysage, la tourbière, l'histoire de l'Irlande Robert Frost disait:" Un poème commence comme une boule dans la gorge, un sentiment du mal, une nostalgie, un mal d'amour".

( p.100)

La librairie est une école, une fenêtre sur un monde que nous pensons connaître et qui n'est pas vrai.La vérité, c'est qu'il faut lire pour connaître vraiment le monde parce que les gens qui écrivent partent toujours d'un détail qui cloche.


( p.170)

29 mars


Hier, j'étais seule à la librairie, le soleil brillait, et contre toute attente j'ai reçu des visites.C'est bien connu, les voisins sont plus difficiles à déplacer. Plus une chose est proche, plus elle semble inaccessible ; quand elle est loin, en revanche, elle devient un voyage, une partie de campagne, une expérience.

( p.122)

Il n'est pas nécessaire de comprendre à fond la vie, mais il est indispensable de rencontrer la tendresse.

28 mars

Mes journées continuent de me déplaire, j'ai l'impression de réaliser brusquement qu'une pandémie fait rage, que notre vie a changé, que l'incertitude et la peur dominent autour de nous.Ceux qui travaillent comme conseillers à la culture n'ont plus de quoi se nourrir, les gens disent au revoir et retournent dans leurs villages. Pour ceux qui en ont un.

(...)Si j'ai survécu à mon enfance, c'était peut-être parce que j'avais une maison.

( p.119)

Je suis patiente, je travaille discrètement, l'air de rien. Une vie est parfois nécessaire pour réparer un malentendu, et il est aussi utile parfois d'oublier ces problèmes, de se distraire, de pleurer pour d'autres choses. C'est un métier comme un autre, mais il requiert une solide vocation.
P. 181

Le pilote automatique est donc toujours machisme, voilà le problème. Si on ne réfléchit pas, on ne parle pas de femmes. Il faut, pour cela, "se concentrer".
P. 184

Mes pensées s’en retournent toujours à mon petit cottage rempli de livres. Je sais qu’ils n’aiment ni le froid ni l’humidité, qu’ils tremblent et que leurs couvertures se hérissent parfois, signe évident de leur malaise, de leur peur d’être abandonnés. Par les jours de soleil, en revanche, lorsque nous laissons tout ouvert, je les vois sourire et me remercier.

On accède au jardin par un portail vert sauge, on descend une marche et on se retrouve dans un conte de fées. C’est du moins ce que disent les visiteurs. Il y a un prunier sauvage et un pêcher, une dentelaire du Cap, une glycine, des roses et des pivoines. Aux tables et aux chaises en fer s’ajoutent deux chaises Adirondack bleu pâle et deux transats recouverts d’un tissu à fleurs. Les Adirondack sont très recherchés, certaines personnes les réservent. […] Accrochées aux arbres, des tasses à thé renversées et des lampes qui s’allument toutes seules dès que le soleil se couche. Il y a également une maisonnette pour les oiseaux que j’ai peinte en vert et bleu pâle.

Ensemble, nous avons inventé les confitures littéraires. J’ai étudié, cherché, humé les goûts des écrivains et des écrivaines, ou de leurs personnages, et Anna y a ajouté sa fantaisie. Elle a produit la confiture Virginia Woolf avec des oranges amères et du whisky ; celle de Jane Austen avec des pommes, du citron vert et de la cannelle ; celle de Colette avec des prunes sauvages et de l’anis étoilé […] De petits chefs-d’oeuvre dont nos visiteuses raffolent.