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Citations de Albert Londres (381)


L'interprète traduisit :
— Il dit qu'ayant hérité des deux femmes de son père, dont l'une était sa mère, il a marié sa mère avec l'un de ses amis qui, en échange, lui avait promis une vache. Or, au bout de deux mois, l'ami lui a rendu sa mère en lui disant qu'il préférait sa vache. Il demande que l'ami reprenne sa mère et lui donne un mouton puisqu'il trouve que sa mère ne vaut pas une vache.
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Cette porte répond à une urgente nécessité : celle
d’embêter les Juifs. Les Arabes commencent. À l’heure de
la prière, ils passent. Comme les Arabes se promènent
souvent avec des ânes, les ânes suivent, et, comme les
ânes sont intelligents, ils ne manquent pas de se lamenter
en longeant le mur des Lamentations. La presse juive se
fâche.
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Vous n’avez qu’à regarder les pièces de monnaie. Elles sont frappées tantôt à l’empreinte d’un coq, d’une tête de femme, d’un faisceau, d’un aigle, d’un roi. L’image du peuple juif devrait être cubiste : les bras d’un côté, la tête de l’autre, les jambes dans un coin et le tronc absent ! Les Juifs d’Amérique et d’Europe occidentale représentent la tête. Les sept millions sis en Russie, en Pologne, en Roumanie sont le tronc. Ceux qui, comme moi, se sont mis en marche vers je ne sais quoi, sont les jambes.
– Et les bras ?
– Ce sont tous les misérables qui vous les ont tendus.
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Chassés des chemins de fer, des tramways, des postes, des mines de sel, il ne restait qu’un facteur juif, ces temps derniers, au service de l’État.
Le ministre interrogé répondit qu’il l’avait remercié parce
que les Juifs ne sont pas bons marcheurs.
Tu entends, juif
errant ?
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Le sang est un mauvais alcool pour les sauvages. Les
sauvages ne sont pas tous en Afrique ou dans le Pacifique.
Il n’est pas indispensable, pour être sauvage, de vivre nu.
Les nôtres, les sauvages européens, soldats des bandes
d’Ukraine, étaient bottés, vêtus et décorés
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XXII.
Le Mur des lamentations

J’allais dans Jérusalem, à l’intérieur des murailles. C’était un vendredi, vers la fin de l’après-midi. Coiffés du chapeau à peaux de lapins et revêtus d’ébouriffantes robes de soie ou de velours dont les couleurs n’arrivaient pas à être assez éteintes pour faire oublier que ces robes avaient été jadis lilas, vert d’eau, jaune canari, amarante, gorge de pigeon ou bleu de ciel après l’orage, les Juifs, les vieux Juifs de Moïse, comme autant de mages défraîchis, se faufilaient par les ruelles voûtées du très saint labyrinthe. Les uns tiraient un enfant par la main, les autres, groupés ou solitaires, marchaient dignement comme touchés par un doigt royal ; tous se rendaient au mur des Lamentations.

Ce pan de l’ancienne enceinte du Temple est tout ce qui reste de la splendeur d’un peuple. Long d’une cinquantaine de pas, haut d’une trentaine de pieds, bien caché dans la ville, ce tronçon d’histoire déchaîne la tempête dans l’âme d’Israël. Dès que les Juifs l’aperçoivent, ils lui envoient des baisers. Mais suivons-les. Les voici. Ils précipitent leur marche. Ils atteignent le lieu sacré et, aussitôt, le touchent des lèvres et le caressent de la main. Les plus âgés ont apporté des tabourets et s’assoient, les yeux inondés d’extase. À droite, sur les trois quarts de sa longueur vont les hommes. À gauche, le dernier quart est pour les femmes. Une longue plainte faite des plaintes de chacun, discordante, empoignante, couronne le vieux mur comme d’un nimbe sonore.

Voyons ! Cette jeune femme pleure-t-elle vraiment ? Sont-ce bien des larmes qui tombent goutte à goutte sur cette dalle ? Ce sont des larmes. Elle est jolie et elle pleure ! Elle pleure dehors, devant des inconnus, et non sur ses amours défaites, mais sur la ruine de sa race !

Le nez dans la Thora, les hommes se balancent. Ils crient dans le vent de Judée leurs déchirantes prières. Faut-il être assez malheureux pour pousser des gémissements pareils ! Quand ils ne se balancent plus, ils pédalent sur place ; les uns n’allant que d’un pied ont l’air de rémouleurs. On entend des baisers claquer contre les pierres. D’autres fois, le mur est embrassé doucement, comme un mort. Regardez ces deux Juifs-là, ils ferment les yeux avec tant de force que toute leur figure en est ratatinée. Ils se soulèvent sur la pointe des pieds et se mettent ainsi à trembler sans perdre l’équilibre. Et cet autre ? Les bras tordus, il implore le mur comme si ce mur était un homme de qui dépendrait la grâce de son fils. Et celui-là ? Il pose soudain sa tête dans sa main droite et se désole si profondément que j’ai envie de m’approcher de lui et de lui demander : « Qu’avez-vous, mon ami ? Puis-je quelque chose pour vous ? » D’un poing menaçant, ce grand efflanqué en robe tabac, désigne le ciel tandis que son voisin, la tête rejetée, fait une telle grimace que l’on pourrait croire qu’il se gargarise au poivre de Cayenne. D’autres, de doigts tremblants et fins pianotent sur les blocs. « Israël ! Israël ! » s’écrie subitement ce vieillard et il pince violemment le sommet de son nez, sans doute pour faire passer un hoquet. Accablés, tous, maintenant, laissent retomber leur front trop lourd contre les pierres confidentes.
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La Terre promise

Voilà le soleil ! J’ai quitté, à Varsovie, l’année 5690. J’entre dans l’an X.

Quinze jours sont derrière nous. J’ai fait un petit voyage. La Méditerranée est traversée. Le Sphinx, non celui d’Égypte, mais celui des Messageries Maritimes, se balance face à Jaffa. Je suis sur ce Sphinx. Devant nous : la Palestine.

« Vos déserts, vos solitudes et votre terre pleine de ruines seront trop étroits pour la foule de ceux qui, un jour, s’y viendront établir. »
Ainsi parla Isaïe, l’an 25 du règne d’Ozias, l’an du monde 3219.

« Le gouvernement britannique verra favorablement l’établissement en Palestine d’un foyer national pour le peuple juif et emploiera tous ses efforts pour en faciliter la réalisation. »
Ainsi parla lord Balfour, l’an 9 du règne de George V, l’an de Jésus-Christ 1919.

« Le gouvernement de Sa Majesté considère que la réalisation du désir du docteur Weismann que la Palestine devienne aussi juive que l’Angleterre est anglaise est impraticable et il n’a pas cet objet en vue. Il n’a pas davantage et à aucun moment, comme la délégation arabe semble le craindre, envisagé la disparition ou la subordination du peuple, de la langue ou de la culture arabe en Palestine. »
Ainsi parla Churchill l’an 12 du règne de George V, l’an de Jésus-Christ 1922.

« Herzl ! Herzl ! voici ton rêve réalisé ! »
Ainsi parla M. Isaac Cahen, passager du bateau Sphinx en vue de la Terre Sainte, l’an 4 de Doumergue, l’an de Jésus-Christ 1929.

Depuis, personne ne parla plus.
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III.
Le cœur d’Israël bat toujours

Un rabbin de Galicie à Londres, c’est bien, mais c’est peu. Sans passer inaperçu dans Whitechapel, les autres Juifs le submergeaient. Il semblait une bouée pittoresque sur une mer indifférente.

On ne sait pas exactement combien ils sont dans l’East End. Est-ce plus de cent mille ? En tout cas, ils sont un tas ! Et l’ancre qu’ils ont jetée ici paraît bien enfoncée.

— Savez-vous comment mon grand-père est arrivé à Londres ?
— D’où venait-il ?
— De Lithuanie. Avec deux petites cuillers pour toute fortune. Encore raconte-t-on dans la famille qu’il les avait emportées à l’insu des siens. Je ne le crois pas, il est trop honnête.

La dame qui me parlait ainsi me conduisait à sa maison natale. Nous allions côte à côte, dans Commercial Road. Maintenant, elle habitait l’Ouest, le quartier des gens bien nés. On sait que plus le loyer est cher, plus le locataire est respectable ! Elle m’avait été présentée la veille, toujours dans l’Ouest, chez un avocat en renom, Juif, sujet anglais comme il disait lui-même. Il assurait aussi que les Anglais, sachant la position où il se tenait, avaient pour lui plus de considération que s’il s’était dit anglais de religion israélite.

Le grand-père vivait encore. Maintenant, seul de la famille, il habitait Whitechapel. Ses enfants avaient gagné un meilleur arrondissement. Quant aux enfants de ses enfants, ils s’étaient installés plus haut encore !

— Voilà, fit ma compagne en m’arrêtant devant une vitrine de bijoutier, voilà ce que sont devenues les deux petites cuillers de Lithuanie.

Le grand-père s’appelait Murgraff. Quand on entra dans le magasin, on vit un homme assis, la tête penchée sur un livre de comptes.

— Il y a une erreur d’un shilling, cria sa petite-fille, un shilling, c’est considérable !

Le vieux Murgraff sourit. Quarante années d’Angleterre avaient fait du tort à l’orthodoxie de sa barbe, mais la race était sauve.

La conversation entamée on arriva bientôt à la chose intéressante.

— Il existe aussi un quartier juif à Paris, dit-il, la rue des Roses ?…
— Des Rosiers ! Oui. Ce n’est qu’une miniature à côté de Whitechapel !
— Eh bien ! je pourrais être dans votre rue des Rosiers aussi bien que me voilà à Whitechapel. Quand à vingt-cinq ans je débarquai ici, je n’étais pas certain d’y trouver à manger. Je serais descendu jusqu’à Paris.
— Alors, maintenant, je serais Française au lieu d’être Anglaise, fit la plus belle fleur de la branche Murgraff.
— Ce serait aussi honorable ! répondit le bijoutier, et tu habiterais l’Étoile !

Pourquoi Murgraff avait-il quitté la Lithuanie ? Mais son histoire est celle de chacun, de ceux de Commercial Road comme de ceux de la rue des Rosiers. Elle est la même aujourd’hui qu’elle fut il y a quarante ans. Et voilà quarante ans, elle était la même que quarante années auparavant.

La Pologne, la Roumanie ont succédé à la Russie. Mais la Pologne et la Roumanie ont acheté à la Russie, ses stocks antisémites. Le Juif, là-bas, est toujours un Juif. Peut-être est-il un homme, en tout cas, ce n’est ni un Roumain ni un Polonais. Et s’il est un homme, c’est un homme qu’il faut empêcher de grandir. De toute l’histoire des Juifs, l’Europe orientale n’a retenu que celle de Job. « Périssent le jour où je suis né et la nuit où il a été dit : un homme a été conçu ! » Bien parlé ! répondent nos frères slaves et latins. Aussi trouvent-ils indispensable que les descendants d’Abraham restent assis où l’autre, je veux dire Job, aimait à s’asseoir. Le problème juif est compliqué, mais je crois qu’il se résume en une question d’air. Respirer ou ne pas respirer. Ni plus ni moins.

Murgraff le vieux partageait mon avis. La petite-fille, qui n’avait connu d’autre atmosphère que celle de Londres, comprenait moins bien. Elle n’avait pas sous les yeux l’ensemble du monde juif. Certes, elle ne niait point qu’elle fût juive, mais elle semblait assez près de croire qu’elle était juive en Angleterre comme d’autres sont Galloises ou Écossaises. Temple, église, synagogue, cela était affaire de l’âme. Et quand on ne va pas davantage à la synagogue que ses amies à l’église ou au temple, le chemin que l’on prendrait pour s’y rendre paraît bien indifférent. Aujourd’hui, une femme élégante fréquente moins chez Dieu que chez le couturier. On va plus souvent au cinéma et dans les thés qu’aux offices. Le même toit vous réunit autour du même plaisir…

Voilà ce que « l’assimilée » essayait d’expliquer.

— Enfant, reprit Murgraff le vieux, tu penses comme une femme heureuse qui ne voit pas plus loin que son bonheur !
— Mais vous, lui dis-je, quarante années d’Angleterre ?…
— Dans notre cas à nous Juifs d’Angleterre, de France, de Belgique, d’Occident, il y a deux stades. Je représente l’un de ceux-là, ma petite-fille, l’autre. Moi je suis un arbre transplanté. Ma Sarah est née acclimatée. J’ai pour l’Angleterre la reconnaissance la plus profonde. Ces pays à l’intelligence majeure n’ont voulu voir en nous que des hommes et non je ne sais quels fantômes redoutables. Ils nous ont placés sur le plan de l’égalité. À nous de leur montrer qu’ils ne se sont pas trompés. C’est mon honneur et non ma naissance qui me commande d’aimer l’Angleterre. Elle m’est deux fois chère : une fois pour la lucidité de son esprit qui lui a fait comprendre qu’un Juif n’est pas un diable avec une queue au derrière, une autre fois pour ses bienfaits. Je suis un fidèle sujet anglais. J’ai tressailli de fierté quand mes deux fils sont partis pour la guerre. Le sentiment qui m’a transporté n’était pas la vulgaire satisfaction de payer une dette pour m’en débarrasser, mais de faire ce que l’on doit. La loyauté à l’égard du pays qui m’avait recueilli me sembla légère.
Mais, cher monsieur, je suis un vieux Juif. J’ai tété l’hébreu. Un de mes frères, là-bas, porte encore le caftan et les bottes. Je sens en moi tous les dépôts de ma race. Il ne serait pas plus digne de ma part de renier Israël que d’être ingrat envers l’Angleterre.

Murgraff le vieux, levant la main, me montra, contre son mur, le portrait de Théodore Herzl :
— Vous êtes sioniste ?
— Je suis pour tout ce qui pourra soulager la détresse que j’ai connue dans mon enfance. Quand on a pu remonter de la fosse, il ne faut pas couper les cordes qui en sauveront d’autres.
— En est-il parti beaucoup de Whitechapel pour la Palestine ?
— Deux ou trois familles… Mais elles sont revenues.

Il existe, dans l’ordre intellectuel, deux espèces de sionistes : les purs et les moins purs.

Les purs sont les apôtres qui, emportés par l’idée, ont brûlé leurs vaisseaux. Ils en ont pris immédiatement d’autres qui les ont menés en Palestine.

Les moins purs sont du genre Murgraff. Ce sont des personnes de plus de raison que d’enthousiasme.

Ils aideront ceux qui veulent franchir la Méditerranée. Eux resteront sur le rivage.

Ainsi les candidats à la traversée de l’Atlantique trouvent parfois des commanditaires…

Les purs sont partis de Russie, de Pologne, de Roumanie.

On a pu en compter quelques-uns venant de Belgique, de Hollande, d’Angleterre.

Il n’y a pas eu de « purs » en France.

— Alors, dis-je à mon Juif, le cœur d’Israël ne bat plus à Whitechapel ?
— Comment ?
— Si deux ou trois familles seulement…
— Ah ! le cœur d’Israël ne bat plus à Whitechapel ?

Murgraff décrocha son chapeau, se coiffa, donna des ordres à ses employés :
— C’est moi qui vais vous conduire, dit-il. Et l’on sortit.

On se retrouva dans Commercial Road et puis je ne sais plus où. La nuit était venue. Nous passions entre deux haies de noms juifs. Plus nous allions, plus il y en avait. Ils défilaient devant mes yeux avec la rapidité de ces images qui dansaient sous le pouce au temps des cinématographes de poche. La course s’acheva Redmans street.

Il était près de six heures du soir. La rue était économiquement éclairée. Des enfants, par centaines, y arrivaient par les deux bouts. Les enfants, ici, allaient donc à l’école à l’heure où, partout, les autres la quittaient ? Nous marchions au milieu d’un grouillement de mômes. Ils sautaient, ils couraient et disparaissaient tous dans un même gouffre. C’étaient les petits Juifs qui, sortant de l’école anglaise, se hâtaient vers la Talmul-Thora[1].

— Israël ! fit le vieux bijoutier avec orgueil.

Ainsi ayant passé la journée à apprendre ce que les petits Anglais apprennent, ils se précipitaient, chaque soir, dans ce couloir, afin de bien se mettre dans la tête qu’ils étaient de petits Juifs.

L’aspect de l’établissement me saisit. Des rabbins en calotte et à barbe, les pans du caftan volant, circulaient au milieu de cette marmaille, elle, en casquette de jockey. Dès le seuil on foulait la terre sainte. Alors, au diable les manières anglaises, plus de têtes découvertes. Bonsoir George V et vive Dieu, roi d’Israël !

Ils étaient six cents dans l’immeuble. Des garçons, bien entendu, les filles du peuple élu n’ayant aucun droit aux connaissances.

Les classes commençaient. Dans le fond de chaque pièce, derrière le pupitre du maître, l’armoire à Thora.

La Thora est la loi des Juifs. Cette loi est faite des cinq livres de Moïse. Elle raconte ce qui s’est passé depuis la création du monde jusqu’à l’an 2552 et demi avant Jésus-Christ. La fidélité des Juifs à cette loi ne s’est jamais démentie. C’est leur drapeau national, leur hymne patriotique, leur soldat inconnu. Ils n’ont pas que du respect pour la sainte Thora, mais un perpétuel élan du cœur. Et parmi tous les beaux noms qu’ils lui donnent, l’un respire le Bel Amour : la Fiancée couronnée.

Comme objet, une Thora est un long parchemin terminé à chaque bout par une baguette. On l’enroule autour de ces baguettes, aussi se tient-elle toute droite dans son armoire. Quant aux écrivains de Thora, aux calligraphes de la Loi, aux merveilleux séphorim, l’instant n’est pas venu de vous les présenter.
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Ce fut Londres. Le voyageur était attendu. Deux hommes, ceux-là habillés à l’européenne, le saluèrent sans enlever le chapeau. Ils le saluèrent des épaules, du cou, d’un frémissement des narines et d’une gymnastique des sourcils. Le trio entra en conversation et, naturellement, s’agita. Leurs mains d’automate dessinaient la forme de leurs pensées. Le geste, en effet, est l’accent d’Israël. Un Juif s’exprime autant avec les doigts qu’avec la langue. Manchot, il serait certainement demi-muet !

Ils négligèrent les taxis. Ils sortirent de la gare. Ils marchaient.

L’un des Européens portait la caisse. Le rabbi avait son Talmud sous une aisselle. Le troisième traçait, à coups de bras, des arabesques dans la nuit.

Bientôt ils firent halte. Était-il nécessaire d’être détective pour comprendre qu’ils attendaient l’autobus ? Après quelques sourires de la foule londonienne, le gracieux véhicule arriva. On le prit. Où les fils d’Abraham m’emmenaient-ils ? J’aperçus Piccadilly, je devinai l’entrée du Strand, puis il me sembla que l’on traversait la Cité. Les discoureurs parlaient plus vite que n’allait l’autobus, et, quand le monstre s’arrêtait, eux continuaient. La course prit fin. Ils descendirent devant un grand bâtiment qui, sous toutes réserves, devait être le London Hospital. Nous étions Whitechapel Road.

Ce n’était pas très animé. Je les suivis sans difficulté. Il remontèrent l’artère centrale et s’engagèrent dans Silver street, puis dans Chicksand street. C’était une très petite rue sombre et poisseuse. Les lumignons des boutiquiers l’éclairaient seuls. Au numéro 17 le trio disparut dans un couloir. La maison était de briques sales et le rez-de-chaussée abritait un marchand de volailles qui vendait des canards et des poulets mal plumés.

— À demain ! fis-je mentalement en notant, l’adresse.

Je revins sur mes pas. Les murs des bâtisses suintaient. Derrière les carreaux, on voyait des familles pauvrement attablées. Je retrouvais Whitechapel Road. Tout en avançant, j’épelais les enseignes des magasins : Goldman, Appelbaum, Lipovitch, Blum, Diamond, Rapoport. Sol Lévy, Mendel, Elster, Goldeberg. Abram, Berliner, Landau, Isaac, Tobie, Rosen, Davidovitch, Smith, Brown, Lewinstein Salomon, Jacob, Israël…

Et je ne marchais que sur un trottoir !

J’étais en plein dans mon sujet.
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Le train roulait. Mon rabbin sommeillait. Son fameux chapeau, s’étant déplacé légèrement, découvrait la calotte qu’il portait en dessous. Tout Juif orthodoxe doit avoir ainsi deux coiffures. Un coup de vent, une distraction pourraient faire que la première quittât son chef. Quelle inconvenance si le nom du Seigneur (béni soit son nom !) était alors prononcé devant la tête décalottée d’un Juif !

À Chatam, mon compagnon rouvrit les yeux. Il les avait beaux. Si mon homme arrivait de Galicie, ses yeux venaient de beaucoup plus loin. L’Orient les habitait encore. Ayant extrait son Talmud de sa valise en bois, ce sujet polonais se plongea dans l’hébreu.

Les Anglais en promenade dans le couloir jetaient sur le voyageur un regard scandalisé. On peut appartenir à un peuple touriste et n’avoir pas tout vu. Ce sont les « peycés » (les papillotes) qui leur donnaient surtout un coup dans l’estomac. Le rabbi devint bientôt l’attraction du compartiment. Ceux qui l’avaient découvert le signalaient à leurs voisins. Et les curieux, feignant le bel air de l’indifférence, passaient et passaient encore devant notre box. Un vulgaire contemporain se fût dressé et leur eût demandé : « Que désirez-vous, gentlemen ? » Mais quand on flirte avec Dieu à travers de difficiles caractères d’imprimerie, a-t-on des pensées pour de sottes créatures ? Et, calme, le rabbin broutait son texte, les lèvres actives comme un lapin qui déguste.
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I.
Un personnage extravagant

Les bateaux qui vont de Calais à Douvres s’appellent des malles. Au début de cette année, la dix-neuf cent vingt-neuvième de l’ère chrétienne, j’étais dans l’une de ces malles.

Elle semblait assez bien faite, l’ordre y régnait. Dans le compartiment le plus bas, des voyageurs, passeport au bout des doigts et formant une longue file, attendaient de se présenter devant la police. D’autres, au coup de cinq heures, se rendaient pieusement au rendez-vous rituel de la théière. L’escalier était bourré de cœurs inquiets. Qu’allait faire la mer ? Descendrait-on au fond de la malle ? S’installerait-on sur son couvercle ? Le couvercle l’emporta, la foule gagna le pont.

Là, c’était la grande parade des valises !

Le bateau, jusqu’ici muet, se mit alors à parler. Par la magie de leurs étiquettes, les valises racontaient leur voyage. Shéhérazade eût été moins éloquente. Une vue du Parthénon disait que celle-ci venait d’Athènes. Elle s’était arrêtée dans un palace à Rome, puis dans un « albergo » à Florence. Cette autre devait être une indécise : n’avait-elle pas changé trois fois d’hôtel au Caire ? Une toute petite venait de Brisbane avec escale à Colombo. Plusieurs arrivaient de l’Inde. Les images des hôtels de Bombay étaient plus jolies que les images des hôtels de Calcutta. Dans un coin, une malheureuse regrettait Biskra, un palmier collé à son flanc. Menton, Saint-Raphaël en renvoyaient une vingtaine. La Suisse aussi. Sur du beau cuir de vache, la neige et le soleil des autres pays traversaient mélancoliquement le détroit.

Soudain, tandis que je pensais à tous ces smokings pliés et ambulants qui rentraient en Angleterre, un personnage extravagant surgit parmi ces bagages.

Il n’avait de blanc que ses chaussettes ; le reste de lui-même était tout noir. Son chapeau, au temps du bel âge de son feutre, avait dû être dur ; maintenant, il était plutôt mou. Ce galurin représentait cependant l’unique objet européen de cette garde-robe. Une longue lévite déboutonnée et remplissant l’office de pardessus laissait entrevoir une seconde lévite un peu verte que serrait à la taille un cordon fatigué. L’individu portait une folle barbe, mais le clou, c’était deux papillotes de cheveux qui, s’échappant de son fameux chapeau, pendaient, soigneusement frisées, à la hauteur de ses oreilles.

Les Anglais, en champions du rasoir, le regardaient avec effarement. Lui, allait, venait, bien au-dessus de la mêlée.

C’était un Juif.

D’où venait-il ? D’un ghetto. Il faisait partie de ces millions d’êtres humains qui vivent encore sous la Constitution dictée par Moïse du haut du Sinaï. Pour plus de clarté, il convient d’ajouter qu’à l’heure présente ils vivent aussi en Galicie, en Bukovine, en Bessarabie, en Transylvanie, en Ukraine et dans les montagnes des Marmaroches. Autrement dit, sans cesser d’appartenir uniquement à Dieu, ils sont, par la malice des hommes, sujets polonais, roumains, russes, hongrois et tchécoslovaques.

L’accoutrement de celui-ci aurait pu lui servir de passeport. Il arrivait probablement de Galicie, sans doute était-il rabbi, et quant au but de son voyage, pour peu que l’on connût quelques traits de la vie de ces Juifs, on le pouvait aisément fixer : le rabbi se rendait à Londres recueillir des haloukah (aumônes).

La malle ne tarda pas à déverser son contenu sur le quai de Douvres. Je m’attachai aux pas du saint homme. Une valise de bois ciré à la main, il suivait la foule. Un policeman coiffé à la Minerve sourit à sa vue. Lui, passa. On fut bientôt devant la banquette de la douane. Il y posa sa caisse. À cet instant et pour la première fois de ma vie, mon âme éprouva des tressaillements de douanier. Qu’attendait-on pour lui faire déballer sa marchandise ? Enfin, on l’en pria. La caisse livra son secret. Elle contenait un châle blanc rayé noir et frangé, une paire de chaussettes, deux petites boîtes un peu plus longues que nos boîtes d’allumettes, épaisses deux fois comme elles et fixées à une lanière de cuir, deux gros livres qui, de très loin, sentaient le Talmud, et quelques journaux imprimés en caractères bizarres.

D’anciennes incursions dans les synagogues d’Europe orientale me permirent de reconnaître que le châle était un châle de prière, un taliss, et que les deux petites boîtes représentaient les téfilin que tout Juif pieux lie à son front et à son poignet gauche les jours de grande conversation avec le Seigneur.

Un douanier protestant était en droit d’ignorer la sainteté de tels objets ; aussi les traita-t-il comme il eût fait de boîtes à poudre ou d’un châle espagnol.

La visite achevée, le rabbi gagna le quai de la gare.

Il laissa partir le pullman et prit, dix minutes après, le train des gens raisonnables.

Naturellement, je m’installai en face de lui.

Ma conduite ne m’était pas dictée par un caprice. Cet homme tombait à point dans ma vie. Je partais cette fois, non pour le tour du monde, mais pour le tour des Juifs, et j’allais d’abord tirer mon chapeau à Whitechapel.

Je verrais Prague, Mukacevo, Oradea Mare, Kichinev, Cernauti, Lemberg, Cracovie, Varsovie, Vilno, Lodz, l’Égypte et la Palestine, le passé et l’avenir, allant des Carpathes au mont des Oliviers, de la Vistule au lac de Tibériade, des rabbins sorciers au maire de Tel-Aviv, des trente-six degrés sous zéro, que des journaux sans pitié annonçaient déjà chez les Tchèques, au soleil qui, chaque année en mai, attend les grimpeurs des Échelles du Levant.

Mais je devais commencer par Londres.

Pourquoi ?

Parce que l’Angleterre, voici onze ans, tint aux Juifs le même langage que Dieu, quelque temps auparavant, fit entendre à Moïse sur la montagne d’Horeb. Dieu avait dit à Moïse : « J’ai résolu de vous tirer de l’oppression de l’Égypte et de vous faire passer au pays des Chananéens, des Héthéens, des Amorrhéens, des Phérézéens, des Hévéens et des Jébuséens, en une terre où coulent des ruisseaux de lait et de miel. »

Lord Balfour s’était exprimé avec moins de poésie. Il avait dit : « Juifs, l’Angleterre, touchée par votre détresse, soucieuse de ne pas laisser une autre grande nation s’établir sur l’un des côtés du canal de Suez, a décidé de vous envoyer en Palestine, en une terre qui, grâce à vous, lui reviendra. »

L’Angleterre défendait ses intérêts mieux que Dieu les siens. Dieu avait donné d’un coup la Palestine et la Transjordanie.

Lord Balfour gardait la Transjordanie.

Entre les deux époques, il est vrai, Mahomet avait eu un mot à dire.
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Je suis un bagne, p. 113
– Pourquoi meniez-vous cette lutte inégale contre l’administration ?
– Par le goût, je m’enfonçais dans le cachot comme dans le sommeil. Cela me plaisait diaboliquement. Quand le commandant Masse n’a plus voulu me punir, j’ai cru que je l’étranglerais. Et puis, je protestais au nom de tous les autres. Mais tous les autres – à part trois ou quatre – savez-vous ce que c’est ? C’est de la vermine qui, plus vous l’engraissez, plus elle vous dévore.
» On ne me verra plus chercher des amis dans ce fumier.
» Je me demande même comment je ferai quand je sortirai du cachot.
» Je ne puis plus supporter la vie en commun.
– Vous vivrez à part.
– Je ne puis plus me souffrir moi-même. Le bagne est entré en moi. Je ne suis plus un homme, je suis un bagne. »
Il dit :
« Je ne puis pas croire que j’aie été un petit enfant. Il doit se passer des choses extraordinaires qui vous échappent.
» Un bagnard ne peut pas avoir été un petit enfant.
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Nous entendons qu'ils disent n'être pas vaincus. Savez-vous que tout le pays reçut ses troupes en retraite avec des drapeaux aux fenêtres ? Ils se jugent la victime de circonstances malheureuses. Ils se croient toujours le géant debout ; ils font une concession : c'est que ce géant, pour un moment, doit consentir à ne plus mordre. Quant à ses yeux, ils ne baisseront pas. Le géant est plein de gloire, d'honneurs.
— Mais, dis-je à un jeune professeur, hôte de mon hôtel, et les fers que nous lui avons passé aux pieds ?
Il m'a répondu :
— Nous ne regardons que la couronne qu'il a sur la tête.
C'est le mot d'ordre donné. Ce que dit ce professeur, les journaux l'écrivent. Nous voyons sous nos yeux se dessiner la façon dont ils apprendront l'histoire de leur défaite aux petits Boches. Vous croyez que l'Allemagne est diminuée ? Allons donc ! Elle n'a jamais été si grande !
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Un unique uniforme allemand, un garde forestier, jeune, long, singeant le hobereau. Ses yeux nous inondent d'injures. Sa bouche est plus prudente.
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Tout ce peuple vif n'avait jamais entendu parler de la France. J'étais citoyen d'un pays honoraire !
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Jadis les fonctionnaires coloniaux faisaient leur temps dans la même colonie. Aujourd’hui, le maître les force à valser. Ils n’aiment pas cette danse. Qui dit fonctionnaire colonial ne veut plus dire esprit aventureux. La carrière s’est dangereusement embourgeoisée. Finis les enthousiasmes du début, la colonisation romantique, les risques recherchés, la case dans la brousse, la conquête de l’âme nègre, la petite mousso ! On s’embarque maintenant avec sa femme, ses enfants et sa belle-mère. C’est la colonie en bigoudis !
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Le samouraï, lui est un mort qui se porte bien. Il n'y a plus de samouraïs, mais par les chemins on ne rencontre qu'eux. Le samouraï est au Japonais ce que l'idéal était à don Quichotte. Autrefois, vassal d'u daïmyo, ayant pour toute carrière celle de veiller sur la vertu de l'âme, deux sabres au côté ; redresseur de torts, chevalier du Point d'honneur, la révolution le jeta hors de son sacerdoce.
Il tomba de la lune, tout raide dans son armure, mais dépouillé de ses privilèges, Meiji, le mikado du Salut, celui qui naquit un pied dans le Moyen Age et mourut un autre dans le vingtième siècle, le dédommagea par du vil argent -lui qui ne touchait pour paiement que des sacs de riz- de la perte de sa fonction sacrée. Et le samouraï, triste, entra dans la norme.
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Maintenant, si vous croyez qu'il [le peuple japonais] rend les honneurs à ce que nous appelons la civilisation européenne, vous êtes loin du compte. On dit qu'il change, qu'il s'y fait, qu'il "y vient". Cette mosaïque de vestons et de kimonos, de maisons fragiles et de buildings, de trams électriques et de pousse-pousse ; ces cuirassés et ces sentiers (le Japon n'a pas de routes) ; cette émulation forcenée qu'il montre en face du monde et cette quiétude nationale qu'il cultive avec joie ; toute cette nouvelle sève sur ce vieil arbre, ces extrêmes et ces contrastes, ce tourbillon de spectacles font illusion.
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- Encore un peu, dis-je, du bout des lèvres, c'est très joli, si on le tue, ce sera fini.
- Pardon ! me dit-il, mais un tigre, ça se contemple mort et non vivant.
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Saigon, c'est la colonie. C'est la colonie de la colonie. Ici c'est le terme. Personne ne vous dira : "Je suis en Indochine" ; on dit : "je suis à la colonie", comme si, de par le curieux monde, il n'y avait qu'une colonie.
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