De ta jeunesse, je ne sais que ce que tu m’as raconté ou les anecdotes que tes proches m’ont rapportées. Cette époque-là est pour moi une terra incognita où je t’imagine sans t’avoir vue. Qui peut prétendre tout connaître d’un être cher ? Chaque vie a ses jardins secrets, ses non-dits, et c’est cette part de mystère qui rend la tienne encore plus passionnante…
Mon ancienne vie m’a appris à toujours maîtriser les lieux pour ne pas me laisser surprendre et là, je marche presque à l’aveugle. Savoir que je suis nouvelle et que personne ne me connaît me rassure légèrement. Mais, durant le week-end, je prendrai ce temps, indispensable, pour découvrir le campus.
Se croyant agressé, l’animal te mordit à la jambe. Aussitôt, la panique s’empara de ta mère qui, de la fenêtre de votre maison, avait assisté à la scène : elle t’emmena en catastrophe chez ton père qui t’administra sans sourciller quarante injections antirabiques – un calvaire pour une fillette de ton âge. Depuis, chaque fois que tu avises un chien, tu changes de trottoir, et lorsque tu te rends chez mon oncle paternel et son épouse, tu les pries d’enfermer Youki, le temps de la visite. Cette phobie, tu me l’as transmise à ton insu. J’aime les chiens, j’admire leur intelligence et leur fidélité - mais à distance.
Seul signe distinctif : ce grain de beauté au milieu de ton front, comparable au tilak des Indiennes qui, d’après la tradition, représente « le troisième œil » de Shiva. En Inde, c’est une marque de bon augure ; elle souligne la dimension spirituelle de celui qui la porte. Un front sans tilak, disent les textes, c’est « comme une maison sans toit, un village sans temple, une fleur sans parfum, un cœur sans pitié ». Ton tilak à toi est notre porte-bonheur, un signe de ta spiritualité ; il est ce troisième œil qui te permet de nous comprendre sans que nous ayons besoin de nous exprimer.
Mais tu aimais sa sagesse, ses proverbes, ses dictons : « Fais du bien et jette-le à la mer » (Aa’mol mnih wou kebb bel bahr), répétait-il pour t’exhorter à faire preuve de bonté sans rien attendre en retour ; « Sans respect mutuel, point de mariage réussi » ; « Ne détestez pas une chose, elle pourrait être bénéfique pour vous » (La takrahou chay’an la aalahou khayran lakoum)… Homme d’action, il t’a aussi appris à « ne pas remettre à demain ce que tu peux faire aujourd’hui » !
Parfois pendant notre promenade nocturne, le ténor lève la tête vers le ciel. Il fixe l’espace, les étoiles, là où tout est silence. Aspire-t-il au départ ? Attend-il l’ultime signal ? Je lui baise la main. Reste, p’pa, reste. L’absence de ta voix n’est rien à côté de ta présence. Et l’amour qu’on lit dans tes yeux est plus puissant que le silence qui a scellé tes lèvres !
Pour mon père Sélim, être grec-orthodoxe était un titre de noblesse, dont il était fier. À ses yeux, cette communauté, qui avait subi toutes sortes de persécutions, notamment en Grèce, était composée de « battants » – d’où sa volonté de nous voir combatifs dans la vie et animés par la foi.