Anna Enquist

On a l'air d'un couple normal, remarque-til. Madame vient servir une tasse de café à Monsieur et ils parlent d'un bon moment passé ensemble. Continuons comme ça : nous devons faire le maximum pour rester sur ce radeau, nous l'avons construit nous-mêmes après tout, donc c'est jouable. (p. 189)

Dans le reflet de la vitre, Caroline aperçoit quatre visages heureux d'être ensemble, sans aucune expression de reproche ni de malaise. Quelque chose étrange...Nous nous sommes vus subir l'humiliation, résister en vain, trembler de peur. Nous avons connu la honte, pour nous-mêmes et pour les autres. De quoi ne plus jamais se rétablir -et pourtant, il suffit de regarder: c'est comme si l'orage avait disparu, chassé par le vent. (...) Il faut qu'il demeure, ce miracle d'être ensemble, à l'abri, car la nuit s'approche. (p. 282)

Elle n'est qu'une désespérée qui a fui à l'autre bout du monde pour ne pas voir l'effondrement de sa vie. (...) elle, touchant le fond dans un environnement où elle n'a rien là faire , laissée à la bienveillance des gens qui ne savent rien d'elle.Est-ce donc ça, la solitude ? (p. 203)

En s'en allant, lui qui la connaissait si bien, il a emporté une partie d'elle-même. Au bout du compte, se dit-elle, quand vous avez rompu tous vos liens d'amitié, il ne reste plus rien de vous, seulement votre maigre corps pour vous incarner dans le présent. Envolées, les histoires en commun, plus personne pour vous accueillir dans sa mémoire. (p. 53)

Rien ne lui faisait peur, il était ouvert aux idées les plus folles. Bref, un type capable de penser hors des clous, des normes et des conventions-fatigant, mais aussi libérateur. (p. 91)

Je dois retrouver ma liberté, se dit-elle. Vérifier que je suis d'accord avec les actions que d'autres essaient de m'imposer. Mais comment les comparer avec ce que je veux réellement faire si je ne le sais pas moi-même ? (...) Avant la catastrophe, tout me préoccupait- l'abominable traitement des personnes âgées, la perversion du système de santé, le mépris pour la culture, l'arrogance des puissants...Je sais bien que je suis toujours irritée, en colère, mais je ne le ressens pas. (p. 103)

Une amie vous accueille chez elle quand on a trop de chagrin pour dormir seule, on peut coucher dans le même lit et elle met une bassine par terre si on a envie de vomir.
Une amie, c'est pour la vie.

Tout arrive deux fois, avait-elle lu récemment, la première fois sous forme de tragédie et la seconde fois sous forme de farce. Elle lisait trop, tout compte fait. On attribuait ces propos à divers philosophes. (...)
Rien ne l'empêchait à présent, trente ans plus tard, de réétudier les variations Goldberg. Comme une farce.

Rien ne sent autant la terre que des cheveux d'enfant.

Tu aimes le porto ? J'en ai encore une bonne bouteille. "

    Suivant ses indications, Caroline va chercher flacons et verres. Elle verse deux bonnes rasades. Parfait, j'en avais bien besoin. Du moment qu'elle ne me prédit pas la goutte ou le risque de perdre le peu qui me reste de facultés intellectuelles...

    Caroline n'en fait rien. Elle lève son verre et se penche en avant pour trinquer avec le vieil homme.

   " Tu t'en sors un peu ? demande-t-elle. Comment va se genou ?

    Que dois-je répondre ? S'interroge-t-il avec lassitude. Lui faire croire que tout va bien, à elle ? Et si je suis sincère, va-t-elle me dénoncer à la flicaille gériatrique ? Mais non... S'il y a quelqu'un en qui je peux avoir confiance, c'est elle. Je peux bien lui dire, à elle, que je trouve le temps long, que je ne parviens jamais à me reposer de peur d'être pris sur le fait, que j'ose à peine dormir au cas où je rêverais qu'on me fait subir des traitements expéditifs - je lui passerais les détails sur la méthode employée... Que je regrette la personne que j'étais. La pratique de la musique.. Lui dire que toutes ces pensées me rendent fou parce que je les prends à la fois au sérieux et à la légère. Parfois, je me fais du cinéma, je me raconte des histoires et puis tout à coup, je me reprends : il faut faire attention, il y a danger. Je peux lui dire que je suis fatigué. Mort de fatigue.

   " Il faut persévérer, répond-il. Nous devons persévérer l'un et l'autre. Au-dehors c'est la jungle. Les dangers nous guettent, mais nous devons tranquillement chercher notre chemin. Pour toi, c'est le deuil, pour moi, c'est la vieillesse...

La vieillesse est un naufrage.

Il nous arrive à tous un jour ou l'autre de ne pas être à la hauteur d'une tâche qui nous tombe dessus.

Quand on est avec un homme, on est toujours à trois car, dès que l'on part un instant, il s'occupe de son sexe. Il s'attend aussi à ce que vous portiez un intérêt à ce tiers caché. Il faut y mettre de l'énergie, c'est d'ailleurs ce qu'il fait.

C'est pourtant bien ça, poursuit-il intérieurement, si on joue, c'est pour nous engourdir nous-mêmes, pour nous couper de tout ce qui se passe ? L'amour de la musique, cette gratitude émerveillée de pouvoir interpréter les plus beaux morceaux du répertoire occidental, très bien tout ça - seulement la vérité, c'est qu'on en a besoin comme d'une drogue. Morphine. Pas grave du tout, l'un empêche pas l'autre, mais il faut quand même le dire.

La musique a perdu son importance, on ne l’enseigne plus et il y a longtemps que l’apprentissage d’un instrument ne fait plus partie de l’éducation des enfants. Les écoles de musique ont été fermées, les orchestres dissous, les formations professionnelles se meurent. Et tout le monde s’en moque.

Ils laissèrent la lampe allumée. Il fallait se voir, s'imprégner de la forme des épaules et des flancs, observer la couleur de la peau, des cheveux. Les yeux. Mon corps se souviendra de lui, se dit-elle, même quand je l'aurai moi-même oublié, mes muscles et mes os se rappelleront comment il était. Sa chaleur, son poids,sa main abîmée sur ma peau.
Elle était consciente de ce qui se passait, elle était entièrement présente, tout en faisant l'inventaire de son futur manque.

J'adore les romans d'Anna Enquist . Ils touchent à la musique et à la psychanalyse. Captivants comme une fugue de Bach.

Renoncer à ma musique était pour moi une chose impensable et la demande de Gustav sonnait comme une intrusion inouïe dans mon intimité, comme s'il m'avait proposé de me faire amputer les seins.

Gérard Bleeker ( marié, hypothèque, voilier) poursuit d'une voie enrouée. Il éprouve une sensation légère, suspecte, dans les genoux. Après l'apéritif à la faculté, les baisers, à moitié ivre, entre les manteaux malodorants du vestiaire, avec la secrétaire bonne camarade qui montre son derrière si jovialement quand elle ramasse ses dossiers ; après le dernier cours, le verre de vin acide pris au café du coin avec la seule étudiante intrigante à portée de main cette année-là, une bonne conversation une main sur le genou - tout cela, il connaît et il sait appuyer à temps sur le frein parce qu'il ne veut pas aller plus loin.

Hanna regarde la saucisse ouverte sur son assiette. Des morceaux blancs, des morceaux gris, des morceaux roses. Comment peut-on avoir faim d' une saucisse ? On a faim de choses très importantes, dont on a tant envie que l' estomac se contracte et que la tête se vide. Avec ce genre de faim on ne peut pas manger, on ne peut que désirer.