Citations de Anne Wiazemsky (177)
Lettre d'Olga Voronsky
à Léonid Voronsky
10 avril 1919
Mon cher époux, mon Léonid,
Si quelques-unes de mes lettres sont bien arrivées et si certaines des tiennes ont su me trouver à Yalta, j'ose espérer que celle-ci te parviendra. Je la confie au cousin de nos voisins qui compte par d'aventureux moyens gagner la Lituanie où tu te trouves. Eh bien voilà, ce que nous redoutions tous depuis quelques jours est arrivé, nous partons demain sous la protection de la flotte anglaise pour Constantinople car, comme nous le pressentions depuis le début du mois, les Rouges sont à notre porte C'est le commandant de la flotte anglaise qui a prévenu l'impératrice douairière de l'imminence de leur arrivée, mettant à sa disposition et à celle de sa famille un croiseur. Mais avec la grandeur d'âme et le courage qui la caractérisent, elle a exigé que la protection britannique s'étende sur tous les Russes candidats à l'exil, plus d'un millier de personnes, dit-on. Nous avons eu quarante-huit heures pour rassembler nos bagages : pas plus de deux malles par famille ainsi que l'exige le règlement draconien de la flotte anglaise. Nous serons très nombreux, demain, à partir. Si le gros de l'embarquement aura lieu à Yalta, nous nous embarquerons du petit port que l'arrière-grand-père de Xénia a fait construire à deux kilomètres du palais de Baïtovo. J'espère que nous y serons plus en sécurité qu'à Yalta ou sur les routes. La situation politique s'est inversée en un rien de temps ! Jamais je n'aurais cru ça possible il y a seulement un mois, et même encore, à quelques heures du départ, je n'arrive pas à y croire !
Lettre de Nathalie Belgorodsky
à ses parents
10 avril 1919
Chère maman, cher papa,
j'écris ce mot la veille du départ avec l'espoir un peu fou qu'il vous parviendra. Mais je voulais que vous sachiez à quel point mes dernières pensées en Russie vont vers vous, vers mes sœurs et mon petit frère. Suivre ma belle-famille dans l'exil me semble le choix le moins douloureux car je ne puis me résoudre à me séparer de ceux qui ont le mieux connu mon cher Adichka. Ce serait aussi trop cruel pour ma belle-mère : elle a besoin de moi comme j'ai besoin d'elle. Merci de l'avoir si bien compris et de me confier la garde de Tatiana, si vive, si charmante et qui vous ressemble tant, maman Que Dieu vous garde et nous réunisse tous un jour, à nouveau. Tatiana et moi vous assurons de tout notre amour.
JOURNAL DE TATIANA
10 avril 1919
Demain nous quittons la Russie sur un navire anglais. Ce grand départ me serre le cœur. Qu'adviendra-t-il de nous tous ? Les adultes font bonne figure malgré leur tristesse. Sauf tante Xénia qui ne cache pas son soulagement (mais cela fait presque deux ans qu'elle veut quitter la Russie avec ses enfants. À l'époque, je me souviens que personne ne la prenait au sérieux). Tante Olga, comme d'habitude, supervise tout y compris le contenu de mon bagage. Ce ne serait pas la mère de ma Daphné chérie je dirais volontiers qu'elle m'agace. Ma sœur Nathalie est je ne sais où avec Bichette qui elle s'enfuit vers le Caucase. Ces derniers jours, Nathalie semblait plus lointaine qu'à l'ordinaire. Elle avait retrouvé ce que nous appelons entre nous « son visage de pierre ». Je voudrais tant que ma sœur soit de nouveau heureuse ! Que lui réserve sa nouvelle vie ? Et la mienne ?
Un jour que je murmurais :
- Comment vais-je faire pour vivre?
Mon amie et éditrice Teresa me répondit avec douceur :
- Ce que tu as toujours fait, travailler.
Perdre son père ou sa mère crée un avant et un après. Il allait falloir vivre l'après. Mon frère et moi nous considérons comme deux orphelins et nous rapprochons l'un de l'autre.
Elle avait repris ses jeux de petite fille avec les enfants. Elle commençait aussi a s'intéresser à des garçons plus âgés, à s'émouvoir de certains de leurs regards. Depuis sa rencontre avec deux d'entre eux, elle considérait tout autrement la guerre civile qui fauchait tant de jeunes gens ; la drôle de vie qu'on menait depuis la prise du pouvoir par les bolcheviks. Une vie dont elle avait pourtant appris à aimer le caractère imprévisible.
Depuis deux ans chaque jour apportait son lot de mauvaises nouvelles. Les morts s'ajoutaient aux morts, on achevait un deuil pour en commencer un autre.
En Ukraine, comme en Crimée, la situation s'était retournée et les vainqueurs d'hier, perdant du terrain, des hommes et des munitions, semblaient en très mauvaise posture.
Ma propre vie m'intéressait bien plus que le passé de mes deux familles, la française et ce qui restait de la russe. J'entrai dans l'âge adulte en courant, soulagée de quitter l'enfance, impatiente de connaître d'autres gens, d'autres lieux. Se réaliser à travers un travail me semblait la seule chose vraiment sérieuse.
Et puis les années passèrent. De temps à autre, il se trouvait quelqu'un pour s'étonner de mon indifférence. Comment pouvais-je ne pas être plus curieuse de ma « prestigieuse famille » ? « oublier que mon père était prince » ? N'avais-je donc pas envie de connaître la Russie, la « terre sacrée de mes ancêtres » ? Mon absence de nostalgie passait au mieux pour une pose, au pire pour de la stupidité ou de l'inculture. Il est vrai que je n'étais pas du genre à m'attendrir en feuilletant des albums de photos de famille, ni à revenir sur la terrible maladie de mon père et sur sa mort à quarante-six ans.
A quoi ressemble la chambre du Père Dau ?
Je pense une seconde à lui demander l'autorisation de la visiter. Mais quelque chose m'en enpêche, le sentiment que sa vie entière est vouée aux autres et que sa chambre doit être son seul coin d'intimité.
(p.66)
- Bon, d'accord, on peut se tutoyer.
Alors, toujours comme un petit garçon, il feignit une joie excessive, se mit à quatre pattes, fit même le beau en mimant un jeune chien. Ses yeux de coker le rendaient si crédibles que j'eus du mal à me retenir de rire: nous n'étions plus à la veille du Grand Soir mais dans un film de Walt Disney!
Si je n'avais pas vu les films de Jean-Luc Godard, j'en avais beaucoup entendu parler. (...) Certains adoraient, d'autres détestaient et ces divisions entraînaient d'interminables discussions, voire des querelles. On s'excitait à son sujet comme on pouvait le faire à propos de la guerre d'Algérie ou du général de Gaulle. En résumé, il fallait voir ses films puis prendre position pour ou contre sous peine de ne pas être dans l'air du temps, à la mode.
- Et vous refusez cette obligation d'être "à la mode" ? s'amusait Ghislain Cloquet.
- Voilà !
[...] ... - "Cette première scène entre les Amazones est capitale," dit-il. "Tu dois vraiment contrer la mauvaise foi de Penthésilée. Tu as la certitude de ceux qui ont la Loi pour eux. Aucune sentimentalité, aucune psychologie. Tu comprends ?"
Et sans lui laisser le temps de répondre :
- "Je suis sûr que tu comprends."
Il lui souriait.
- "Il faut que tu te fasses davantage confiance, Sandra. Que tu me fasses davantage confiance, à moi ...
- Je te fais confiance."
Elle murmurait, intimidée par le ton affectueux et intime qu'avait maintenant Lucerne et qu'il semblait n'utiliser qu'avec elle. Elle croyait sentir posés sur elle les regards curieux des autres. De peur de croiser celui de Marie-Lou, elle fixait obstinément le plancher.
Alma avait repris ses cercles autour du plateau. Pour elle seule, elle scandait le début de son texte : Dix mille soleils fondus en un globe de feu ne brilleraient pas pour moi autant qu'une victoire, une seule. Une victoire de moi sur Achille.
La porte d'entrée une dernière fois se referma.
- "Allons-y !" dit Lucerne. "Alma, tu rentres à gauche, côté jardin. Marie-France et Christine, vous l'accueillez : Salut à toi, Victorieuse ! Salut, Triomphante ! Reine de la Fête des Roses ! Alma, tu es blessée mais ton énergie est décuplée. Tu leur coupes immédiatement la parole : Non, pas de triomphe pour moi ! Non, pas de Fête des Roses ! Le combat à nouveau m'appelle sur le terrain. Le jeune dieu de la guerre, je le dompterai de ma main ..., etc. Alexandra, tu te reposes auprès de ce qui sera un feu de camp. La gravité de la situation, tu ne la saisis pas d'emblée. Mais quand tu la saisis, c'est avec la rapidité d'une flèche. On y va !"
Une certaine maladresse freinait les mouvements de Marie-France, Christine et Alexandra. Une raideur normale au début des répétitions et qui n'inquiétait pas encore Lucerne. Son regard attentif enregistrait les rapides et réguliers progrès d'Alma. Quelque chose chez elle se précisait : une façon d'avancer ses épaules en avant, d'avancer par à-coups. Une façon primitive de se mouvoir, à la fois juste et belle, qui rendait illusoires les tâtonnements des trois autres. ... [...]
Je crois qu'il traverse un moment délicat de sa vie d'homme. Je devine de nouveau les papillons noirs et j'ignore pourquoi.
Il ne bougea pas mais sa réponse vint, calme et sèche : "Pas la peine de te donner tout ce mal, je suis en grève moi aussi. En grève de l'amour."
Quand le hasard lui fait rencontrer cette moitié de lui-même, son complément, l'amoureux est saisi d'un sentiment d'amitié, de familiarité, d'amour, et ne veut plus le quitter.
Elle était exaspérée par l'atmosphère tendue qui régnait à la maison et dont Jean-Luc était le principal responsable. "Le génie n'excuse pas tout", répétait-elle. Il ne quittait pas le salon de crainte de prendre même à l'ombre un peu de soleil, ne profitait de rien, ni de la fraicheur du jardin sous les arbres, ni de notre chambre.
La présence, très nombreuse, des ouvriers appelant à la solidarité était, pour moi, impressionnante. J'avais enfin le sentiment grâce à eux de comprendre la portée de certains mots qui dans la bouche de mes ex-camarades d'études de Nanterre me semblaient plutôt comiques.
Il dénombra dans Paris au moins 60 véhicules incendiés et annonça le chiffre encore approximatif de 367 blessés, dont certains grièvement. Pour la première fois, nous entendîmes l'expression "guérilla urbaine".
Une phrase martelée par Jean-Luc revenait sans cesse : "Je vomis votre conception romantique du cinéma et de l'oeuvre d'art en général".