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Citations de Cécile Desprairies (96)


En attendant, tout le monde rit à ses blagues. Lucie et le clan ont bien investi: ils ont un Américain, qui plus est ancien militaire,et mieux encore juif, dans leur entourage. Pas un de ces
" ramenards", comme aurait dit Lucie, mais un juif complexé de l'être, le seul autorisé finalement, celui qui s'encanaille en fricotant en eaux troubles, du côté des nazis et de leurs affidés. En voilà un qui a tous les avantages ; si juif et si peu à la fois.

( p.97)
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Hôtel du Beaujolais
Donne sur les jardins du Palais-Royal.
Endroit fréquenté par les hommes de lettres: Zweig avant guerre, puis Giono «ÞHôte du PalaisRoyal» (Cocteau) et Giraudoux y séjournent.
(L’hôtel est auj. fermé.)
Aucune trace de réquisition dans les archives consultées.
Domicile temporaire de Giraudoux
Témoignage de Gerhard Heller
«Lorsque je lui [Giraudoux] rendis visite en 1942, à l’hôtel du Beaujolais,
dans l’enceinte du Palais-Royal, je sentis combien profonde avait été son
évolution. […] à deux pas des appartements de Cocteau et de Jean Marais,
à côté de celui de Colette.»
Gerhard Heller, Un Allemand à Paris, 1940-1944, Paris, Éd. du Seuil, 1981, p.142.
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Ma mère reste obsédée par la collaboration. Ambassadrice sans interlocuteur d'une cause perdue ; impératrice sans empire, Gauleitrice sans district, elle était pourtant faite pour la Lotharingie.
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Je n’ai pas été convaincu par le texte : le style manque cruellement d’inventivité et la position de l’autrice me questionne.
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Dans les faits, Lucie transpose l’irréalité dans un français qu’elle
construit. Elle dit à ses petits : Ce serait comme ci. On ferait comme ça. On
penserait comme ci. On dirait que Friedrich a dit cela…
Est-elle encore dans l’excitation de la victoire, cramponnée au désir
d’atteindre les sommets qui les avaient portés si loin avec Friedrich, ou bien
vit-elle, dans un autre monde, l’espoir d’échapper à cette vie-là ? Elle sait
sûrement qu’elle a tout perdu mais n’en accepte pas l’idée. Seul le déni lui
reste. Se mentir rend les choses plus supportables. Il suffit de se répéter
suffisamment longtemps un mensonge pour qu’il se mue en vérité. De toute
façon, avec Hitler, c’était tout ou rien. Friedrich l’a écrit sur une carte : Mit
Hitler – Alles oder Nichts. Ce sera donc tout, y compris la fausseté, les
petits arrangements avec l’honnêteté, les écrans de fumée, la méchanceté
parfois et quelques bonnes mises en scènes saupoudrées de propagande. Qui
n’adhère pas à son système est à mettre aux encombrants.
Ce faisant, Lucie répand de-ci, de-là quelques indices donnés en pâture
à ses enfants. Ils ne comprennent pas tout mais saisissent des mots, des
phrases, font des rapprochements ; Lucie joue au als ob, de toutes les façons
possibles, avec une mauvaise foi noire, essayant parallèlement de nous y
faire jouer. Certains d’entre nous s’en désintéressent ; d’autres comprennent
vite, surtout ceux qui perçoivent bien que c’est la seule manière de capter
son attention. L’enfant est loyal, il s’adapte ; il n’a pas d’autre solution que
de parler le même langage pour exister.
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« Après-demain ou dans trois jours, les Américains seront à Paris. Les
combats seront violents mais rien ne peut empêcher leur reconquête. Déjà,
j’ai l’écho de rumeurs abominables concernant les civils.
« En attendant, c’est la débandade.
« Écoutez bien, car je ne le répéterai pas deux fois. Vous me faites
perdre mon temps, ma jeunesse et ma beauté. Vous êtes allés trop loin. Vous
vous êtes compromis. Vous ne m’avez pas écoutée.
« Regardez les choses en face. Tout le monde a vu vos portraits, partout,
depuis le début. Bande de bourriques, espèces de buses, bougres
d’andouilles. »
Lucie les menace en secouant le poing à hauteur de ses yeux, façon
passionaria. Quelle étrange façon de reprocher aux autres ce qu’elle a fait
elle-même. Sans doute a-t-elle été peu photographiée ou filmée, mais son
implication est tout aussi grande, car si elle n’était pas l’objet de la
propagande, elle était, elle-même, la propagande.
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Lucie paraissait rationnelle, mais tout en elle était menaçant. D’une voix
assurée, elle lâchait à sa parentèle : « Je vous ai tous tirés d’affaire, vous
feriez bien de vous en souvenir. On ne s’en est pas mal sortis. On n’a pas
tout perdu. Vous vous voyez, vous, le crâne tondu, promenées à travers la
ville ?
« Et toi, Raphaël ? Le Maréchal n’aimait pas les pédérastes, tu le sais.
« Et moi, j’en ai par-dessus la tête de cette vie – femme au foyer, élever
des enfants, cela ne m’intéresse pas. J’en ai plus qu’assez de préparer des
potages de haricots verts, des rôtis de viande rouge et des sauces béchamel.
« J’ai l’air si sage, mais j’ai fait tout ça pour vous ! Je nous ai tous fait
gentiment oublier, le temps que cela se passe et cela s’est tassé.
« Alors que l’on ne vienne pas me raconter des histoires, et patin-
couffin. »
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Raphaël est ainsi devenu le « juif » de la famille. Lucie a pris sa
revanche. Plus que jamais, mon grand-oncle a passé ses dimanches et ses
Noëls seul. « C’est important, tu sais, la famille. Les gens sont contents de
se retrouver entre eux. C’est normal », me répétait-il, assis dans son
fauteuil, sans arriver à se convaincre lui-même.
Il y eut entre la nièce et l’oncle des épisodes critiques, des phases
aiguës, de brèves ruptures, de faux rabibochages, des moments de latence,
des scènes, des menaces sourdes, des raccrochages brusques, mais en
définitive, il a fait à peu près ce qu’elle disait. De l’un à l’autre, c’était une
sorte d’amour déçu. Lucie la courageuse ne se trouvait pas reconnue pour
ce qu’elle était. Raphaël l’invincible se sentait vulnérable mais la
reconnaissait pour égale.
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Autour de Raphaël, c’était l’hécatombe ; pour Lucie, plus pragmatique,
seule la perte des biens était une catastrophe. Raphaël avait perdu sa fortune
par où il avait toujours péché, car sa chair était faible. Cet amant du
moment avait su le convaincre et lui avait tout pris. Lucie enrageait, car la
lettre devenait inutile, et ainsi s’effondraient tous ses efforts pour
l’accomplissement de son Grand Double Dessein : le blanchiment de la
famille et l’enrichissement de sa descendance.
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Pour Raphaël, ces achats n’étaient nullement une question d’usurpation
ou de biens mal acquis, mais une juste rétribution, une sorte de commission
d’apport d’affaires, de l’ordre de 10 ou 15 %, comme toutes les
commissions, ce qui donne une idée du nombre d’appartements tombés
dans l’escarcelle du Commissariat général aux questions juives, c’est-à-dire
de l’État français.
Raphaël et son compagnon étaient ainsi peu à peu devenus agents,
agents de tout le monde. Prenant une commission des deux parties, ils
étaient rétribués des deux côtés car les immeubles revenaient aux Français
tandis que les biens meubles, transportables, étaient destinés aux
Allemands. C’était de toute façon un petit monde, où l’on se croisait
toujours et où, à chaque affaire, l’on touchait une commission.
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Sa vie durant, il avait su échapper à tous les pièges, se sortir de toutes
les situations délicates ; il avait su afficher haut ce qui était tabou pour
dissimuler d’autres parts sombres. Son grand mot avait toujours été : « La
vérité, tu sais, c’est tellement plus simple. »
Mais sa nièce, ma mère vindicative, attendait son heure. Elle ne se
laissait pas contourner facilement. Plus machiavélique, plus stratège,
nullement abusée par Mozart, ma mère entreprit alors de faire chanter mon
grand-oncle, une fois veuf, pour le reste de leur vie.
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Aussi, c’est vierge de tout reproche et blanc comme neige que l’année
suivante Raphaël était revenu benoîtement dans la capitale, pour prendre les
fonctions, en juin 1945, de vice-président du Comité d’épuration des gens
du spectacle, qui tenait séance aux Champs-Élysées, dans l’ancien siège de
la Propaganda – des locaux qu’il connaissait bien.
C’est par le président de ce comité – un chef d’orchestre certes résistant
mais aussi doubleur en français du Juif Süss – que l’impresario Raphaël
avait été coopté. Tous deux étaient officiellement peu compromis. Raphaël
avait vu défiler à la barre du tribunal ses anciennes connaissances du monde
artistique, et arrangé nombre de cas qui se présentaient comme une
promesse d’avenir.
L’épurateur s’était non seulement dispensé lui-même d’épuration, mais
il épurait ses pairs. Il était passé dans le camp des vainqueurs, comme
l’avait fait de son côté sa nièce Lucie. L’« effet caméléon » est une
constante de ma famille.
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Au moment de la succession des parents de Raphaël, l’argent est allé à
l’argent. Raphaël a été confirmé dans sa richesse, Herminette dans sa demi-
pauvreté. L’un est devenu propriétaire, l’autre est restée locataire. Aussi
Lucie, ma future mère, la fille d’Herminette, est restée pauvre et en a gardé
toute sa vie un vif ressentiment, dissimulé. Pour elle, il était injuste que
Raphaël, qui n’avait pas d’enfant, soit riche et non elle, d’autant qu’il ne
redistribuait rien aux enfants de sa sœur adorée, même s’il privilégiait une
des filles de celle-ci, Zizi, en la sortant dans le monde, tandis qu’il ignorait
Lucie, la petite campagnarde.
Un jour Raphaël paiera, pensait Lucie.
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De temps en temps, les années s’égrenant, Lucie se retourne brièvement
sur sa vie. Elle a porté tant de masques qui l’ont aussi bien sauvée
qu’entravée, pour effacer méthodiquement ses vies antérieures quand elles
ne s’accordaient plus à son existence ! Mais depuis des décennies, elle est
plutôt en ligne droite, s’autorisant quelques chemins de traverse la rendant
supportable.
Quant aux horreurs de la dernière guerre, « ils », se dit-elle, ont bien fait
quelque chose pour que ça arrive, non ? Et ce terme de « profiteurs de
guerre », quel mot affreux ! Chacun sait que l’appartement de la place des
Pyramides était vacant lorsqu’elle et Friedrich ont pu le louer, et de toute
façon, son locataire avait choisi d’émigrer. Il en avait les moyens. Était-ce
la faute de Lucie ? Le couple cherchait un endroit pour se poser. Pour un
peu, elle aurait posté une annonce : « Particulier cherche à chiper
appartement. » Elle avait tant travaillé ! Cela valait bien une récompense.
L’appartement parisien de la place des Pyramides – le bien nommé ; celui
du quai de l’Archevêché – le mal nommé –, attribué au mari de sa sœur,
autant de remerciements pour services rendus.
Et puis Lucie n’a pas vraiment d’intérêt pour ce qu’elle appelle les
« choses ». « Ce ne sont que des choses », dit-elle en parlant des biens
« confisqués » – une épithète qu’elle emploie souvent. Pour se justifier, elle
brandit un terme juridique. Fidéicommis. Cela signifie : « remis à la bonne
foi de quelqu’un ». Lucie aime bien le terme « bonne foi ». Quelqu’un
donne un bien à quelqu’un, pour qu’il le remette à un autre. Le véritable
propriétaire est la « communauté du peuple ». Ce n’est pas encore autorisé
en France, mais cela va venir.
Lucie aime aussi citer l’adage latin Uti possidetis juris, qui doit signifier
quelque chose comme « Vous posséderez ce que vous possédez déjà ».
Avec Lucie, il est toujours beaucoup question de possession.
Elle qui, avec une extraordinaire habileté, donne à l’un, reprend à
l’autre, redonne ou échange, fait vendre, rachète ou réattribue, dispose à sa
guise des « choses », des siennes comme de celles d’autrui. En arrivant
quelque part, elle voit toujours ce avec quoi elle pourrait repartir ou ce
qu’elle pourrait troquer. Ce peut être un vêtement, mais aussi un ensemble
de maisons. Ses possessions sont toujours renommées, si tant est qu’un jour
on puisse retrouver leur trace par leur dénomination d’origine, tel ce
« balcon à la perle » (balcon Louis XVI – on aime beaucoup l’Ancien
Régime, à Vichy) – de toute façon, balcon d’appartement spolié.
Non, décidemment, il n’y a rien à regretter. Au contraire. Si tous les
Français avaient été du bon côté, l’Allemagne aurait gagné la guerre. Il n’y
a qu’à voir, c’est à nouveau un pays prospère. Friedrich est absent, mais il
va revenir. Ils doivent rester les mêmes l’un pour l’autre. Ils ont fait tout ce
qu’il fallait. Tout cela est un mauvais moment à passer. Le Reich va
renaître, sous une forme ou une autre. Vichy va continuer. L’Histoire nous a
joué un sale tour. Heureusement, nous sommes nombreux, inchangés,
invaincus. Friedrich, avec son emphase un rien doctorale, l’a bien écrit à
Lucie : « Nous pouvons marcher vers l’avenir, nos consciences claires et la
tête haute, fidèles à notre conception du monde et à cette vie. »
Maintenant, Lucie s’adresse à Friedrich. Mon honneur s’appelle fidélité.
Vae victis, malheur aux vaincus. L’histoire est toujours écrite par les
vainqueurs. Et au vainqueur va le butin.
Les choses sont simples. Ce sont les gens qui les compliquent.
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La nuit est en train de tomber, il est temps d’allumer les phares.
Friedrich dirait que c’est l’heure entre chien et loup, quand le chien rentre et
que le loup n’est pas encore sorti. L’heure des chiens-loups, en somme.
Lucie se penche sur son volant et scrute la route. C’est comme le black-out.
Bientôt, la nuit sera noire, éclairée par les maigres phares jaunes de la
voiture. Elle reprend son monologue à mi-voix, enfermée dans son passé,
parfois à la limite de la folie.
Pourtant, Lucie n’est pas sans repères. Il y a bien sûr toujours sa famille,
celle du premier cercle, le gynécée, qui s’agrippe à elle comme l’arapède au
rocher. Ils constituent son cadre de vie, parfois son boulet, mais ils ont le
mérite d’être là, de faire partie des meubles, éléments du décor, garants de
ses souvenirs. Ils ont partagé cette époque, connu le même style de vie. Ce
sont les témoins privilégiés. La ruche est à peu près sous contrôle. Ils se
connaissent si bien.
Il y a aussi la belle-famille – la famille de Friedrich, le premier mari,
s’entend – qui reste l’éternelle, la seule vraie. Parmi eux, la sœur de
Friedrich est une belle-sœur aux convictions nazies demeurées intactes et
qui les porte haut – on n’ose pas écrire une alliée –, avec laquelle Lucie
restera en contact toute sa vie. Elle a épousé en mésalliance, à vingt-neuf
ans, vêtue d’un tailleur foncé qui ressemble à celui des « souris grises »
pendant l’Occupation, un homme pâle, un bon séraphin un peu falot,
presque déjà monté aux cieux. On est en 1950 et six ans ont passé depuis la
mort de Friedrich. Sa sœur est encore comme une veuve, veuve de son
propre frère, les traits durs. Elle a repris le flambeau. Car c’est elle, la vraie
nazie, de plus en plus insensible à tout.
C’est sûr, il n’y a pas si longtemps, des mères donnaient leurs fils au
Führer, mais tout de même, Lucie est un peu ébranlée par sa dureté.
Il y a enfin la nouvelle belle-famille de Lucie, issue de son remariage.
Elle n’apporte qu’ennui insondable. Hormis « les petits cousins » qui n’ont
rien – ou rien encore – à voir avec ces bourgeois mesquins et rances, quels
bavardages inutiles, quels récits interminables venus d’un esprit provincial,
étroit et borné ! Son autoritaire belle-mère, que Lucie appelle « Madame »,
est déconcertée. Sa bru ne se plie pas aux convenances. Brusque,
expéditive, à la limite de l’impolitesse, Lucie peine à dissimuler son
impatience. La bigoterie catholique fait décidément des ravages. Même leur
antisémitisme est triste. Aucun idéal. Au moins, Lucie a l’antisémitisme
conquérant. Ses manières surprennent sa belle-famille. On les met sur le
compte d’un caractère singulier. « Mais Lu-cie… »
De temps en temps, les années s’égrenant, Lucie se retourne brièvement
sur sa vie. Elle a porté tant de masques qui l’ont aussi bien sauvée
qu’entravée, pour effacer méthodiquement ses vies antérieures quand elles
ne s’accordaient plus à son existence ! Mais depuis des décennies, elle est
plutôt en ligne droite, s’autorisant quelques chemins de traverse la rendant
supportable.
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Adolescente, j’ai toujours été fascinée par l’histoire d’une jeune femme
allemande au visage rond et boudeur, Susanne Albrecht, « terroriste » des
années 1970. Fille d’un avocat de Hambourg, elle avait rejoint la RAF
(Fraction Armée rouge) et contribué à assassiner un grand banquier lié à sa
famille, Onkel Jürgen, oncle Georges. Elle lui avait porté des fleurs, il lui
avait ouvert sa porte avec confiance. En fuite, la jeune femme avait refait sa
vie de l’autre côté du rideau de fer, en RDA, sous un autre nom, Ingrid
Jäger, protégée par la Stasi, la police secrète d’État. Pendant treize ans,
Susanne de la-Bande-à-Baader était devenue une Berlinoise de l’Est,
menant la vie tranquille d’une traductrice. Elle avait épousé un ingénieur
physicien du nom de Becker qui ignorait tout de son passé et eu un petit
garçon. À la chute du mur de Berlin, « Ingrid Becker » avait révélé son
passé à son mari. Le couple avait alors attendu la suite des événements, à
son domicile des faubourgs de Berlin-Est, où la police était venue l’arrêter.
Ce n’est que bien plus tard que je ferai le lien entre la vie de
l’Allemande Susanne Albrecht et celle de ma mère, Lucie, qui, par ses
mariages successifs, avait changé deux fois de patronyme. Qui sait si elle
n’avait pas eu des pseudonymes, elle aussi ?
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En 1948, revenue à Paris, Lucie trouve le clan recasé, pour ainsi dire
recyclé dans la grande lessive qui suit la Libération. Ses oncles sont
désormais installés dans leur nouvelle vie à la blancheur Persil. L’honneur
de la famille est sauf.
L’oncle aîné, Gaston, le « grand journaliste », s’abrite principalement à
Genève.
L’oncle cadet, le pharmacien, est resté à Vichy derrière son officine.
C’est encore là qu’on l’inquiétera le moins.
Le benjamin, petit oncle aux yeux bleus, s’est retiré dans un joli village
au bord de la Manche. Avec sa voix douce qui roule les « r » comme
l’écrivain Colette, il y fait oublier son passé de rédacteur en chef de la
presse de charme, un magazine consacré aux vedettes de cinéma et à
l’actualité des films, version collabo, une publication orgueilleusement
logée à l’adresse même de la Propaganda.
Sous couvert de potins innocents, la publication est un organe de
promotion des films de la Continental, puissante maison de production sous
contrôle nazi, installée en France en 1940 et filiale de l’allemande UFA
(Universal Film Aktiengesellschaft).
Les articles de presse endorment les lectrices afin d’accepter des
réalisations, certes françaises, mais produites par l’occupant. Ce n’est pas
de la politique, c’est du divertissement !
L’oncle a été heureux de ce métier qui lui a permis de multiplier les
maîtresses, allant même jusqu’à vendre la maison de famille en Bourgogne
– la maison natale de Lucie – au moment de la succession de ses parents, en
1943, pour s’acheter une belle voiture de parade avec sa dernière conquête
– dont le clan murmurait qu’elle était juive.
Poussé par Lucie venue lui rendre visite, l’ancien journaliste m’a laissée
feuilleter, enfant, des magazines aux couvertures pâlies. Des visages de
« vedettes du grand film français », vues de trois quarts, au menton levé et
aux sourcils très épilés, attendaient toujours leur heure de gloire.
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La jeune et jolie
veuve vit à Beacon Hill, le quartier résidentiel de Boston, fait des travaux
de couture à la façon française, et pose même en une de Life l’année
suivante – une commande.
Avec aisance, Lucie est ainsi passée du magazine nazi Signal au
magazine américain Life. Elle s’y connaît en agitprop, alors poser façon
New Look en Miss Dior n’est pas trop difficile. Lucie est en terrain connu.
Elle a, en bonne propagandiste, étudié la concurrence. Le magazine nazi
Signal qu’elle a fait sien, né en 1940, a été directement inspiré du confrère
américain Life, créé quatre ans plus tôt. On y repère le même cadrage de
photos en pleine page, souvent en couleurs, la même typographie des
légendes en police Futura – Lucie apprécie en connaisseuse la lisibilité des
petites capitales grasses que son oncle Gaston lui a appris à reconnaître – et
les mêmes reportages sensationnels, avec exploits sportifs, goût des cimes,
approche dangereuse et même mort en direct, faits par des inconnus sur des
inconnus qui deviennent « héros d’un jour ». L’esprit pionnier du magazine
américain est le sien, à une idéologie près. Ces Américains sont tellement
persuadés d’avoir raison. Laissons-les le croire.
En attendant, le succès de l’hebdomadaire Life est tel qu’il cherche à
attirer les lecteurs de son compatriote et concurrent Vogue, en faisant de
temps à autre une fashion cover, une couverture de mode. La photo de
mode en studio est un art tout neuf. Et la mode est française. Lucie, fine,
piquante, si française, est le mannequin idéal. Son corps, dont elle prend
grand soin, parle pour elle. Elle posera en couverture.
Vogue, le concurrent de Life, superficiel et snob, n’est pas dérangeant.
Lucie est certes caméléon, mais elle a aussi sa fierté : non seulement elle
fréquente peu ces mondains, mais les annonceurs de leurs publicités sont de
plus en plus juifs. Life la met en une, Vogue aura ses photos en pages
intérieures.
Cependant, Lucie se rend compte que faire la couverture de Life est un
jeu extraordinairement dangereux. Avec les armes de la propagande, les
seules qu’elle maîtrise, Lucie s’est mise toute seule dans la gueule du loup.
En Europe, elle était derrière ses plans de travail, mais là, elle est exposée,
d’autant que Life a fait des reportages saisissants sur la libération des
camps. Dommage que cette Margaret Bourke-White ait utilisé aussi peu à
propos son talent photographique à Bergen-Belsen. Le magazine a aussi
régulièrement rendu compte du procès de Nuremberg et décrit avec une
précision glaçante les exécutions des condamnés. En octobre 1946, Lucie,
stupéfaite, découvre les clichés de nazis morts.
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Rétive, je me tiens à l’écart et ne me laisse pas apprivoiser par cet
homme rondouillard et disert, qui balance ses lunettes rectangulaires en
écaille du bout de la main, quand il n’en suçote pas une branche. Je n’aime
pas ses sourcils d’ogre, ses rares cheveux gris coiffés en arrière et son
accent nasillard à contre-emploi (« Luciiie »), sa jovialité forcée et ses
éclats de rire plaintifs : il déploie trop d’efforts pour me séduire, ou plutôt
ma mère à travers moi.
Lors de ses séjours dans ma famille, Jerry distribue à la ronde de beaux
jouets ou de rares objets amérindiens, répare tout dans l’appartement et
fabrique des coffrets en marqueterie fine.
En attendant, tout le monde rit à ses blagues. Lucie et le clan ont bien
investi : ils ont un Américain, qui plus est ancien militaire, et mieux encore
juif, dans leur entourage. Pas un de ces « ramenards », comme aurait dit
Lucie, mais un juif complexé de l’être, le seul autorisé finalement, celui qui
s’encanaille en fricotant en eaux troubles, du côté des nazis et de leurs
affidés. En voilà un qui a tous les avantages ; si juif et si peu à la fois. Sans
compter qu’il a connu Friedrich – « mon mari – mon premier mari,
s’entend. Vous resterez bien dîner ? J’ai un rôti de viande rouge au four »,
s’exclame Lucie. Elle aime bien le mot « rouge », qu’elle conçoit avec
horreur et fascination. Le noir et le rouge, comme le drapeau nazi, mais
aussi comme la viande en décomposition.
Lucie n’ignore pas qu’elle a une dette envers Jerry ; mieux, elle doit
impérativement le maintenir dans son cercle d’intimes, car il en sait
beaucoup sur elle. Dans l’immédiat après-guerre, elle l’a donc suivi dans le
sillage de l’armée américaine en route vers l’Est. Celle qui quelques
semaines plus tôt était encore l’auteure de l’un des derniers slogans de la
Propaganda (« Les “libérateurs” ! La Libération ! Quelle Libération ? ») est
désormais protégée par un travail du « bon côté ». Lucie n’est pas à une
contradiction près quand il s’agit de sauver sa peau et d’éviter la honte et
l’infamie. Ces femmes tondues au front marqué au fer rouge, enduites de
mercurochrome, brisées, promenées à travers la ville à demi dénudées, elle
préfère éviter d’y penser.
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Les bureaux où intervient Lucie sont faciles à trouver. C’est le grand
immeuble haussmannien, en haut à droite des Champs-Élysées, près de
l’Arc de triomphe, au no 138. Il est situé du « bon côté » des Champs, le
plus ensoleillé, celui de la Propaganda. Tout le monde sait où elle se
trouve. Entre les deux, il y a même Radio-Paris.
Lucie se rend parfois rive gauche, pour rencontrer brièvement les
services d’Abetz, mais elle n’a pas beaucoup de goût pour les mondanités.
Elle a trop de travail.
En attendant, les Allemands ne peuvent plus se passer de « Luzie ». Elle
est même qualifiée de « Leni Riefenstahl de l’affiche » ! C’est un honneur.
Lucie s’efforce de ressembler en tout point à son aînée. De plus, Leni est
une proche du Führer. Leni et Luzie !
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"– Non, pour te le dire franchement, je ne trouve pas que ce soit si formidable, dit Hans Castorp. Où sont donc les glaciers et les cimes blanches et les géants de la montagne ? Ces machins ne sont tout de même pas bien haut, il me semble. – Si, ils sont haut, répondit Joachim. Tu vois presque partout la limite des arbres. Elle est même marquée avec une netteté particulièrement frappante, les pins s’arrêtent, et puis tout s’arrête, il n’y a plus rien, rien que des rochers, comme tu peux t’en rendre compte. De l’autre côté, là-bas, à droite de la Dent Noire, de cette corne là-haut, tu as même un glacier. Vois-tu encore le bleu ? Il n’est pas grand, mais c’est un glacier authentique, le glacier de la Scaletta. Piz Michel et le Tinzenhorn, dans le creux, tu ne peux pas les voir d’ici, restent également toute l’année sous la neige. – Sous la neige éternelle, dit Hans Castorp. – Oui, éternelle, si tu veux. Oui, tout ça est déjà assez haut, mais nous-mêmes, nous sommes affreusement haut. Songes-y. Seize cents mètres au-dessus du niveau de la mer. De sorte que les altitudes n’apparaissent plus beaucoup."

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