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Citations de Cécile Desprairies (96)


La Propaganda a un intitulé programmatique, une sorte d’activité
contradictoire qui mêle dans une même fonction la censure, l’information et
la publicité. L’organisme a toujours été exigeant dans les consignes à faire
passer. Lucie doit créer des affiches « françaises », tout en restant dans la
ligne demandée par la Propaganda. Un vrai travail d’interprète : produire
des propos français à partir de données allemandes. Heureusement, elle
parle bien la langue. Et produit ses slogans de façon enlevée – où va-t-elle
chercher ses idées ?
Lucie fait de l’antibolchevique, de l’antimaçonnique, de l’anti-juif, de
l’anti-anglais, de l’anti tout ce qu’on veut, et ses affiches sont acceptées.
Elle devine ce qui va « passer » et ce qui ne passera pas.
L’oncle Gaston reconnaît toujours le style de Lucie, mélange de culot,
de mauvaise foi, de retournement de sens et d’une certaine gouaille. C’est
son côté Arletty, les poings sur les hanches, le côté populo de la famille,
avec son bagout. Et ça marche.
Du coup, sa nièce monte dans la hiérarchie : elle passe aux affiches en
plusieurs formats et aux tracts. Tout cela, officiellement français, bien sûr.
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Parallèlement à ses études de droit et de biologie, Lucie puise dans ses
lectures son miel et son fiel pour l’exposition à laquelle elle participe à l’été
1941, sur « Le Juif et la France ». Recommandée à la Propaganda par son
oncle Gaston, sa nièce est chargée de compléter la recherche
iconographique et de trouver quelques slogans.
La consigne est précise : cette exposition est une adaptation de la
propagande allemande mais cela ne doit pas se voir. Il faut montrer, à la
façon française, que « le Juif » reste un étranger qui, de fait, agit contre les
intérêts du pays.
Panneau après panneau, les « preuves » doivent s’accumuler, chiffres et
graphiques à l’appui. Mais ce que tout visiteur est venu découvrir, ce sont
les photos des « coupables ».
Lucie a trouvé quelques portraits illustrant chaque thème. Il faut une
dizaine de clichés par panneau, le visage détouré, le nom calligraphié.
Alors, qui incarne les « Mensonges » ? Qui, les « Accaparements » ? Et
l’« Emprise sur les esprits » ? Ce n’est plus une démonstration, c’est une
litanie.
Lucie n’a pas son pareil pour repérer des mines narquoises ou
patibulaires. Après avoir épuisé les archives de presse, elle est allée
chercher dans les réserves de la propagande et dans celles du service
anthropométrique, à la préfecture de police. L’effet est réussi : une
inquiétante communauté menace les Français.
Lucie est contente de son travail. Au début, l’oncle Gaston a un peu
guidé sa nièce. Avec les unes de son grand journal, il a l’habitude. La
lecture d’un titre doit se faire en une seconde et demie ; l’œil va de gauche à
droite, en « Z » ; un bon document doit se trouver plutôt sur le côté droit du
panneau.
Lucie est douée, elle pige vite. L’exposition rencontre un succès certain.
Les visiteurs se pressent au palais Berlitz.
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Friedrich est accaparé par ses recherches au laboratoire et par la fin de
sa thèse de médecine. De toute façon, il est très « personnel » et les autres
doivent suivre et se soumettre, sa sœur et Lucie incluses. À l’évidence, la
jeune femme a trouvé son maître et aime cela, bien qu’elle se rebelle de
temps à autre. Quand il ne travaille pas, Friedrich rencontre les uns et les
autres, toujours à vélo. Lucie, qui travaille aussi beaucoup, quoiqu’elle soit
pressée et impatiente, n’est pourtant guère habituée à attendre le retour d’un
homme. Mais elle a trouvé plus fort qu’elle. Jusque-là, c’était plutôt elle
que l’on attendait.
Friedrich et Lucie ont en commun de n’avoir aucun sens de l’humour,
un trait tout à fait national-socialiste. Leur relation est sérieuse, passionnée,
éruptive. Lucie mise sur Friedrich comme sur un cheval, mais avec une
extrême gravité ; elle est todernst, sérieuse à mort ! À vingt et un ans, elle
qui a déjà roulé sa bosse, comme disent ses amies, entre dans cette relation
comme en religion. C’est un véritable enrôlement. La vision du monde
proposée par Friedrich est totale et englobante ; Lucie est emmenée,
transportée, corps et âme. Ce sera sa vocation pour le reste de sa vie. Par
conviction, par fidélité à la mémoire de Friedrich, par peur de s’être trop
radicalement trompée – Lucie persiste à ignorer le doute –, par espoir d’une
restauration fasciste ? Probablement pour toutes ces raisons à la fois.
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Friedrich a reçu une éducation bourgeoise, quoi qu’il s’en défende, mais
sa famille lui a coupé les vivres, privilégiant son frère aîné, qui se prépare,
après des études aux Arts décoratifs, à reprendre l’affaire familiale.
Friedrich a aussi une jeune sœur, de trois ans sa cadette, qui a décidé
d’habiter à Paris en conquérante. Née dans l’Alsace devenue française, elle
tient toutefois à se rapprocher des valeurs de Friedrich. Pronazie, comme
lui, elle vient en Alsace annexée de quitter les Jeunesses hitlériennes
féminines, le BDM, où elle était Mädel-Bund (fille de la ligue), dans la
dernière tranche d’âge, pour rejoindre la NSV (Nationalsozialistische
Volkswohlfahrt), la ligue pour le bien-être, où elle est auxiliaire. Sa tenue
d’assistante sociale lui plaît bien : coiffe blanche, grand tablier croisé
immaculé, brassard. La sœur de Friedrich est une sorte de « religieuse »
laïque, autant dire une mère de secte, tant le bureau mulhousien où elle se
rendait avait tapissé ses murs de tissu rouge vif pour que ressortent au
mieux des citations de Mein Kampf. Elle s’y sentait utile et à sa place.
Quand Lucie fait la connaissance de sa belle-sœur, les deux femmes
s’entendent tout de suite, alors qu’elles paraissent être le contraire l’une de
l’autre. Jeune fille dodue à fossettes, assez naïve, vraie blonde à lourdes
nattes allemandes compliquées façon Gretchen, dont le tressage prouve la
nuance d’origine à la racine, la belle-sœur de Lucie ne semble pas souffrir
des restrictions alimentaires. L’important, c’est la race et non d’être sexy.
Lucie, de son côté, plus expérimentée, présente une minceur qui confine
à la maigreur. « Pas le temps de manger ! » affirme-t-elle, bravache. Elle
cultive la maîtrise de son corps. Mais toutes deux ont en commun d’être des
fanatiques.
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De toute façon, soigner les malades ne l’intéresse pas. Aux êtres
humains, il préfère leurs tissus. En bon national-socialiste, il adhère à toutes
ses thèses et fait en sorte de les propager autour de lui : allégeance à la foi
germanique, à la tradition, à l’héroïsme et à la connaissance de la nature. Il
emploie sans cesse des mots nouveaux dont Lucie tâche très vite de trouver
le sens, à l’aide de l’étymologie. Holistique, du grec holos, un tout. Elle
comprend que le Volk est primordial : seul le peuple est à même de fonder le
droit et la norme, dictés par l’âme du peuple. On est socialiste dans la
famille – du moins, on l’a été. C’est pourquoi les proverbes et coutumes
sont si importants. Ils peuvent permettre de codifier un droit conforme à la
race.
Lucie aime bien l’idée de la sagesse populaire, même si, secrètement,
elle trouve que les proverbes se contredisent parfois. Qui dit vrai : « C’est la
plume qui fait le geai » ou « L’habit ne fait pas le moine » ? Comme elle est
au fond peu scientifique, dit vrai ce qui est utile à la démonstration.
Médecins et juristes partagent la même culture et les mêmes vues, avec la
biologie pour seule loi. Ce sont les races qui écrivent les lois et les lois qui
font les races. À moins que ce ne soit l’inverse, ce qui n’est pas très grave,
car la nature ne se trompe pas, elle est le secret du vivant et tout est fondé
biologiquement. La foi en la nature est confirmée par tout ce que l’on peut
voir.
Lucie considère que tout le monde a le même fonds d’idées en Europe,
Français comme Allemands. Il y a peu, Friedrich, de passage en Bourgogne,
dans le village de sa belle, avec l’accord de l’instituteur et l’aide d’un
paysan, a montré aux élèves comment faire la moisson et battre le blé. Il a
conquis le village. Friedrich est si simple ! répète-t-on.
Le darwinisme social aussi parle à Lucie, car toute vie est combat, elle
le sait bien, et les vices sont héréditaires. Elle l’a vu, enfant, avec les vaches
et les poules. On lui avait montré dans un pré un veau à cinq pattes dont le
membre surnuméraire, à la façon d’une queue, était attaché sur le dos de
l’animal. Encore une anomalie génétique. Que laissait-on vivre ce veau,
inutile jusque pour lui-même ? L’environnement social et familial n’y est
pour rien. Un veau est un veau.
D’une manière générale, il faut lutter contre les asociaux. Il y a assez
d’alcooliques et de feignants comme ça. Lucie aime bien ce terme
d’« asocial » ; la société de citoyens et d’individus n’est pas tenable, seul
compte le groupe, un groupe homogène, bien sûr.
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De son côté, Friedrich a depuis sa naissance changé plusieurs fois de
nationalité. Né allemand pendant la Première Guerre mondiale, il est
devenu français deux ans plus tard, à l’armistice, puis à nouveau allemand,
à vingt-trois ans, avec l’annexion de l’Alsace du 25 juillet 1940. Il parle les
deux langues, maîtrise les deux cultures et c’est en connaissance de cause
qu’il a choisi la voie de l’Europe nouvelle.
Ses parents, à l’inverse, ont fait le choix de la France. Mais pour lui,
choisir la France, c’est choisir le parti des perdants, écrasés par la
Wehrmacht, signataires de l’armistice, le pays qui a privilégié l’Europe
d’hier à celle de demain. Il fait donc pour ainsi dire naturellement le choix
de l’Allemagne hitlérienne qui a une revanche à prendre et une énergie à
toute épreuve. Le Reich propose une vision cohérente de la société : il faut
tout rebâtir, tout repenser. Par réaction à ses parents, mais aussi parce qu’il
embrasse l’air du temps, Friedrich est un pronazi convaincu. L’Allemagne
est le paradis de la médecine moderne et de la science. La zoologie, les
laboratoires, la microscopie sont des découvertes allemandes. Et la chimie
aussi, avec tous ses Nobel ! Quelles promesses…
Quant à la biologie, elle mène aux carrières les plus prestigieuses. La
société allemande, justement, ne raisonne plus qu’en termes biologiques : la
race, le sang, les gènes, voilà les lois fondamentales de la vie qui régissent
le droit, la guerre, le sexe, les relations internationales et cette science
suprême qu’est la médecine. La biologie est évidemment la science de la
race et non celle du seul vivant, puisque le vivant, c’est la race. Ces lois de
la nature ont un côté très rassurant ; il suffit d’être du bon bord et tel est son
cas. Il faut traiter les juifs comme des bacilles tuberculeux. Existe-t-il dans
la nature quelque chose d’aussi agressif, aveugle et hostile qu’un virus, un
bacille, une bactérie ?
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Antirépublicaine, Lucie l’est, elle qui est pourtant un pur produit de la
méritocratie républicaine. Née pauvre – et en tirant une sorte de fierté –,
l’enfant a suivi un parcours sans faute : meilleure élève à l’école
communale du village, encouragée par l’instituteur, reçue première du
canton au certificat d’études, elle a obtenu une bourse pour entrer au lycée à
Paris. Un couronnement très IIIe République, qui ne calme pourtant pas son
désir de revanche, au contraire, car il ne suffit pas d’être intelligente ni
même brillante pour réussir. Humiliée par ses camarades parisiennes à son
entrée dans l’un des lycées les plus snobs du XVIe arrondissement, la petite
Bourguignonne, qui roule les « r », a tôt fait de perdre son accent. Mais le
mépris social recevra un jour sa réponse. Ses condisciples, d’un milieu aisé,
sont majoritairement « juives ». Sa cible est toute trouvée. Ces filles, elle
leur damera le pion.
Friedrich, son nouvel amour, est là pour la conduire et lui faire réaliser
l’ascension ; ensemble, intelligents comme ils sont, ils vont devenir les
maîtres du nouveau monde.
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De cet amant, il lui restera un goût fantaisiste pour l’onomastique et
l’étymologie. Mais surtout, à partir de l’été 1940, elle se passionnera pour le
projet Burgund, dans lequel sa Bourgogne natale devient un État SS, un État
autonome dans le Reich, au sein de la nouvelle Europe.
Depuis le VIe siècle, les Burgondes, ou Bourguignons, sont des Celtes.
Ils sont français du royaume de Lotharingie, fondé par Lothaire II, l’arrière-
petit-fils de Charlemagne. Et la nouvelle capitale, c’est Saint-Florentin, à
défaut des Chomettes qui est vraiment trop obscur. Lucie se voit déjà en
Première dame du Premier village. Le magazine Signal a même présenté
des cartes autour desquelles des portraits photographiques de vieux
vignerons du village aux yeux clairs et aux belles bacchantes semblent
appuyer cette recomposition de l’espace.
D’ailleurs, la plupart des membres de la famille ont les yeux clairs –
leurs fameux yeux bleus délavés. La famille est donc détentrice du
précieux sang germanique, à même de refonder Burgund. Le tout doit être
accompagné d’un déplacement de populations. C’est dans l’air du temps,
les déplacements. Au nom du Grand Reich, certains Tyroliens viendront
chez nous. La toponymie évoluera.
Lucie a les yeux noirs, pas du parfait type aryen. Mais si on l’interroge,
elle répond que la couleur des yeux est de toute façon une question de gènes
dominants et de gènes récessifs. Ainsi, même si ça ne se voit pas, elle a
quand même les yeux bleus. Elle a les yeux bleus à l’intérieur, voilà tout.
Ce n’est pas seulement une couleur, c’est un tout. Peu importe la couleur,
pourvu qu’on ait le gène.
La découverte du nazisme est un choc fondamental, car il s’agit d’une
pensée totale, englobante et systématique comme on peut en concevoir
outre-Rhin, qui irrigue la vie, la mort, la science, la culture, la politique et le
comportement. Et comme le Reich va gagner la guerre, cette promesse est
en passe de se concrétiser.
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Il était aussi souvent question du nid familial originel et du bâtiment qui
lui faisait face, « le Vél’ d’Hiv’ ». Mes grands-parents maternels avaient
loué l’appartement dans l’entre-deux-guerres, après leur mariage, à leur
retour d’Algérie. Ma famille avait habité dans un petit deux-pièces du
XVe arrondissement, situé au premier étage, près du pont de Bir-Hakeim,
sur le trottoir opposé au Vélodrome d’Hiver.
Les femmes évoquaient la « rafle-du-Vél’-d’Hiv’ » sur le mode de la
constatation, à la façon d’un épisode météorologique de type caniculaire.
« Des juifs ont été amenés là en autobus », disaient-elles. C’était en juillet,
il faisait une chaleur étouffante. Il y avait beaucoup de monde, on entendait
du brouhaha à travers la verrière. Par un des interstices de l’enceinte, « un
juif » avait tendu à ma grand-mère « une montre en or, en échange d’un
verre d’eau ». Ma grand-mère avait pris la montre, mais n’avait « pas donné
le verre d’eau ». C’était dit sans émotion. Je me demandais si j’avais bien
entendu.
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Le gynécée se donnait du « mon chou », « ma choute » ou « ma p’tite »,
mais ces femmes étaient entre elles plutôt « peau de vache », pour reprendre
l’une de leurs expressions. Parfois, l’un des maillons faibles – ma cousine,
le plus souvent – partait en claquant la porte, pour quelques heures. La
Naïve n’était pas la plus douée. Son horizon était le baccalauréat que ma
mère lui faisait patiemment réviser, suivi d’un peu de « Langues O’ », et
c’était tout. Plus âgée que moi – elle était née après la Libération –, Hedy
portait, tel un alibi, un prénom « lu sur un char américain », quoiqu’on ait
été traversé par l’idée de la prénommer Hedwig. Ma cousine ressemblait à
une sorte de Shirley Temple adulte, avec ses boucles anglaises, ses nœuds
roses et son sourire un peu mécanique. Bien qu’elle ne m’ait jamais paru
« grosse », il a toujours été question à son sujet de régime amaigrissant, le
dernier toujours plus improbable que le précédent. Ces femmes se
torturaient entre elles. À l’issue de quelques semaines de supplice, ma
cousine éclatait en sanglots en descendant de la balance qui n’indiquait
aucune perte de poids, bien au contraire. Une nouvelle fois, cela n’avait pas
marché. Comment Hedy pouvait-elle croire sa mère ? Faire confiance à sa
tante ? Dépendre de l’avis de sa grand-mère ? La force du groupe était plus
importante qu’elle.
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À d’autres moments, j’entendais, prononcé d’un trait : « C’est-un-
cadeau-de-Martine », une amie de ma tante, cliente de sa boutique et vivant
dans le quartier. « Elle ne l’a jamais porté, d’ailleurs elle achète des
vêtements qu’elle ne met jamais. » À entendre ma tante, cette femme vivait
de ses rentes. Elle achetait à peu près tout ce que Zizi lui proposait et restait
souvent des après-midi entiers à bavarder avec elle au magasin, buvant du
thé en sachet et mangeant des petits gâteaux secs, offerts
parcimonieusement. « J’aime picorer », prétendait ma tante, en ramassant
une miette tombée au sol et la portant à ses lèvres. Martine achetait sans
barguigner, sans même regarder, et, non contente d’avoir payé le prix fort,
revenait offrir tel ou tel lot de vêtements, prétextant ne plus en avoir
l’usage. Ma tante, de vingt ans son aînée, écoutait sa jeune cliente raconter
ses déboires et l’interrompait par de vives exclamations indignées sur « les
hommes ». « Mais comment ! Mais enfin ! »
Pourtant, il m’apparaissait que le problème de Martine n’était pas « les
hommes », mais plutôt que, fille unique, elle n’avait plus de parents et que
tout le monde en voulait à son argent. Ma tante savait tout cela, y compris
l’histoire de l’hôtel particulier de sa famille, dans le XVIe arrondissement,
étrangement devenu un « camp de prisonniers » à Paris, « sous
l’Occupation ». Quelle occupation, quels prisonniers ? Bien sûr, il n’en était
jamais question. Cela faisait partie des non-dits de ma famille, restée
persuadée que ce qui est tu n’existe pas. Personne ne voulait parler
précisément du passé, si ce n’est dans de vagues généralités souvent
contradictoires qui m’intriguaient. Était-ce parce que la famille de Martine
avait disparu que ma tante faisait preuve avec elle de sollicitude, tout en la
ponctionnant sans scrupules ? Ou bien abusait-elle de l’état psychologique
de sa protégée pour mieux la piller, comme un dû ? Ma tante, rusée et peu
intellectuelle, sentimentale et peu sensible, prétendait agir simplement par
« instinct » et « intuition », deux termes qu’elle employait sans vraiment les
distinguer. Elle s’appuyait sur les signes du zodiaque. « Je suis Scorpion,
affirmait-elle d’un ton agressif. Je m’entends avec les Vierges. » Le sexe
n’était pas précisé.
En réalité, rien de ce qui concernait ces donatrices, Martine ou d’autres,
ne semblait neutre aux yeux des femmes de la tribu. Dans le cercle familial,
la prononciation de leur patronyme était exagérément accentuée, de façon à
rappeler à l’assemblée – s’il y avait eu le moindre doute – qu’elles étaient
juives, donc riches par essence. Et comme l’assemblée était résumée à
l’entre-soi, le rappeler, c’était se le rappeler, entretenir la flamme, raviver la
loyauté au clan. En revanche, on ne mentionnait pas que les pourvoyeuses
juives, même adultes, étaient orphelines. Leurs parents étaient morts, mais
comment ? Quand j’insistais, j’obtenais : « morts-en-déportation », terme
qui restait pour moi assez vague, à mi-chemin entre « départ » et
« transport ». Vers où ? Et pourquoi morts ? Ma mère fit une longue réponse
que je ne compris quasiment pas. Cette information administrative, froide,
sonnait comme une évidence. C’était, semble-t-il, la place des juifs. Et les
juifs, c’étaient les juifs.
Il n’était bien sûr pas fait mention de « génocide » ou de « Shoah »,
termes que j’appris dans les livres. Ces femmes disaient « la guerre »,
comme si ce terme générique suffisait à rendre compte des existences
particulières.
Aussi la fonction de cette Martine était-elle naturellement d’être
prodigue. De toute façon, c’était le rôle des juifs : donner, se séparer de
leurs biens. « Martine est tellement généreuse ! » C’était dit avec une
nuance de mépris. Vraiment, elle ne savait ni gérer ni garder son argent.
Martine a fini par réussir son suicide, à vingt-six ans, après un court
mariage malheureux célébré dans l’église Saint-Eustache, à Paris, un glacial
samedi après-midi de décembre, à la sinistre cérémonie duquel j’assistai
avec ma mère, au début des années 1970. Martine était debout devant
l’autel, concentrée, mince pour une fois, en longue robe blanche à traîne,
coiffée d’une espèce de bonnet blanc à plumes qui semblait sorti d’une
représentation du Lac des cygnes. Le mari, plus âgé, paraissait distrait. Le
prêtre, un franciscain, gesticulait, mécontent. L’assistance était peu
nombreuse. Un divorce avait rapidement suivi.
Ma tante parlait de la mort de sa jeune bienfaitrice d’un ton désolé,
presque irrité, semblant surtout regretter la perte de cette corne d’abondance
qui lui avait permis de recevoir des vêtements neufs ne lui coûtant rien.
À chaque nouvel arrivage, elle jetait d’un geste théâtral les nouveaux habits
par terre, les éparpillant sur la moquette, au milieu du cercle. La tribu s’en
emparait en se chamaillant, s’habillant et se déshabillant sans pudeur,
essayant parfois plusieurs vêtements les uns sur les autres. On aurait dit un
pillage organisé, d’une avidité sans limites. Martine avait été si généreuse !
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Après le départ des femmes, dans les heures creuses de la journée, ma
mère me faisait réciter les verbes irréguliers allemands. Backen, buk,
gebacken, cuire au four. « Encore. C’est bien, tu les sais maintenant. »
« Brême, Hambourg, Stettin ; la Weser, l’Elbe et l’Oder. » Je devais répéter
après elle, comme une ritournelle, les villes et les fleuves allemands – sans
pouvoir les localiser. J’apprenais les lois de Mendel. Gènes dominants et
récessifs. Les forts et les faibles. L’exemple des yeux bleus. Si on les a
bleus, on n’a pas de « gène » brun caché.
C’était la part qui m’était échue, mon legs. Ma mère vantait sans cesse
mon « intelligence », m’encourageant, sans explications. C’était comme si
elle me signifiait : « Tu vas trouver toute seule, même si je ne peux pas te
dire quoi. » Pendant ces années, j’ai l’impression d’avoir eu un âge stable,
dans ma chemise de nuit blanche en broderie anglaise à collerette. Assise,
j’aimais respirer mes genoux sous la protection du vêtement. J’observais.
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Dans l’appartement familial, les femmes menaient leur commedia
dell’arte, avec ses composantes de ruse mise en œuvre par ma tante et
d’ingéniosité incarnée par ma mère. Ma cousine était plus naïve. La petite
fille et la femme malheureuse se côtoyaient en elle. Ces comédiennes, à la
gestuelle étudiée, brodaient leurs pièces à partir de tableaux successifs qui
auraient pu s’intituler, à la façon de romans-photos : « Dépit amoureux »,
« Regrets d’une époque révolue » ou « Salon d’essayage ». Car en
définitive, il était toujours question de vêtements. Chaque fois, ces femmes
se déguisaient. À l’évidence, elles avaient eu leur moment de gloire, de
triomphe, même. Elles ne s’en vantaient pas hors du petit cercle, mais je le
percevais sans en connaître le détail.
Dans ces rituels matinaux, la maîtresse de cérémonie était
incontestablement ma mère, sorte de Madame Loyal. À la fois cerveau et
bras armé, elle « tenait » les siennes. Ses trois parentes ne pouvaient se
passer d’elle mais, en retour, l’obligeaient à rester à sa place. De cette
éternelle répétition, Lucie semblait penser : « Chiqué ! Surjoué ! Toujours
les mêmes têtes, toujours les mêmes histoires. Je serais bien mieux en train
de lire. » Parfois, je l’entendais soupirer.
« Mais je la connais, moi, ta mère ! On ne me la fait pas, à moi », me
répétait en aparté ma tante, de façon grandiloquente, sans vouloir en dire
davantage, s’accroupissant pour remettre droites les franges du tapis, afin
de mieux les lisser du plat de la main, en mouillant son index de salive.
Ces femmes parlaient leur langage. Elles s’exprimaient parfois d’un mot
ou d’un segment de phrase qui leur était manifestement intelligible, mais
me donnaient l’impression de me dissimuler des choses. Il y avait d’autres
explications que je n’arrivais pas à saisir ni à comprendre. Visiblement, des
souvenirs en commun les liaient, au point de se les remémorer chaque jour
à demi-mot dans leur comité restreint. Elles étaient en ligne directe avec
leur passé.
Ces femmes me fascinaient car elles semblaient avoir des droits sur ma
mère, qui présentait devant elles un autre visage. Elle n’était plus tant
l’épouse et la mère de famille que l’une des leurs. J’avais l’impression
qu’une face d’elle-même m’échappait.
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Avant neuf heures du matin, elles étaient toutes déjà là. Il allait y avoir
des cris et du mouvement, car la paix n’était pas leur fort. À peine arrivées,
c’étaient des gémissements, exclamations (« Oh non ! », d’un air désolé et
contrarié, parce qu’il allait falloir signer un simple chèque), mains qui se
tordent, tête oscillant de désespoir, frappements de pieds saccadés sur la
moquette.
L’atmosphère allait crescendo. Le cirque des femmes se mettait en
branle. Elles jouaient indéfiniment la même pièce, avec variantes mineures,
introduites par quelque nouvelle méchanceté. Les actualités ne les
atteignaient pas. La tribu des femmes semblait vivre en exil dans son propre
pays, comme sur une île. De temps à autre, un peu hors de propos car le
brouhaha était permanent, ma mère brandissait le poing : « Et maintenant,
vous la bouclez ! »
Et parce qu’il n’y a pas de spectacle sans spectateur, j’étais le témoin
muet, « la petite ». Les aînés de ma fratrie, frère et sœur, étaient en cours. Je
traînais une grande partie de la matinée, pieds nus, dispensée d’école par les
mots d’excuse maternels. Pour les rédiger, ma mère, en robe de chambre
bleu clair, lunettes en demi-lune sur le nez, s’asseyait dans son fauteuil
devant le secrétaire à dos d’âne, éclairé par la lampe bouillotte. Elle écrivait
consciencieusement, trempant de temps à autre son stylo dans le flacon
d’encre bleu nuit. Ma mère se relisait en veillant à rectifier soigneusement,
d’une boucle ou d’une barre, les hampes et les jambages de son écriture
fantasque, comme si elle la verrouillait : « Ma fille se sent fatiguée. Elle a
un peu de température ce matin. Je crains qu’elle ne “couve” quelque chose,
aussi j’ai préféré la garder à la maison. »
Les cheveux courts et le teint pâle (« Tu es verte », constatait ma mère,
non sans une certaine satisfaction), j’étais supposée être transparente,
comme les bonnes. C’était ma place assignée, depuis toujours.
Ces femmes jouaient leur pièce, sans me l’expliquer. J’assistais à une
sorte de spectacle en langue étrangère, sans sous-titres, dont je ne savais pas
toujours s’il allait « bien » ou « mal » se terminer.
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D'une manière générale, il faut lutter contre les asociaux. Il y a assez d'alcooliques et de feignants comme ça. Lucie aime bien ce terme d' "asocial" ; la société de citoyens et d'individus n'est pas tenable, seul compte le groupe, un groupe homogène bien sûr. p.56
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Le Reichkulturkammer (ou RKK, la Chambre de culture du Reich) créée en 1933, à laquelle les auteurs de métier
doivent adhérer pour continuer d'exercer, impose l'idée qu'il n'y a plus de grands criminels. Les seuls délits autorisés
par la censure sont les vols de voiture et de timbres !
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