Céline Minard

Se laisser saisir par l'étrangeté est la disposition la plus difficile qui soit.

Eau-qui-court-sur-la-plaine n'avait pas de parents, ils avaient brûlé.
Eau-qui-court-sur-la-plaine n'avait pas de wigwam, il s'était déchiré.
Pas de provisions, elles avaient roulé.
Pas de pleurs, il s'étaient asséchés.
Eau-qui-court-sur-la-plaine ne voyait plus ni Blancs, ni Delawares, ni Kickapoos, ni cerfs, ni loups. Parmi les herbes hautes et drues, elle allait son chemin. Il était lié à la pente, aux vents, aux esprits, aux incendies, aux rencontres qu'elle faisait et celles qu'elle évitait. Son tracé, pour aventureux qu'il paraisse, ne devait rien au hasard.

il avait de temps à autre des bouffées de liberté dans les jambes.Le souvenir de sa vie chez les indiens lui arrivait par vagues, il s'arrêtait, marteau en main, des clous plein les poches, et ressentait passer dans ses muscles le mouvement de la chasse au bison, l'odeur de l'herbe écrasée, le bruit des flèches, la brutalité de l'attaque.

Le conditionnel introduit une illusion d'avenir à l'intérieur du passé. Il ouvre une brèche, un éventail de fantômes dans la nécessité des faits irréversibles, qui ont déjà eu lieu. Il n'y aurait pas de détresse sans le conditionnel.

Est-ce que la paix de l'âme, c'est devenir agile et con comme une poule?

Est-ce que tout le monde dans la famille veut tellement la place de l’autre qu’il veut la place même de l’autre ? Est-ce qu’on est bête à ce point ? Est-ce que je ne sais pas moi, par moi seule, par observation et déduction, que j’appartiens au groupe humanité au même titre que les autres hommes ? Est-ce que c’est l’autre qui le sait pour moi et qui me le dit ? Est-ce que c’est en son pouvoir, uniquement en son pouvoir ? Est-ce qu’on doit m’accueillir ? Est-ce qu’on apprivoise le nourrisson avant de dresser l’enfant ?

Le regret engendre la détresse. " Je n'aurais pas dû" est le début et le fond de la détresse. (p. 12)

Assembler les pierres est un jeu de l'esprit assez comparable à la marche dans les blocs. Ce sont elles qui dictent le geste, le reste est une affaire de calcul et d'économie intuitifs. Comme le déplacement, la construction est un agencement spatial dynamique, un ensemble de petites décisions rapides dont l'enchaînement va décider de la cohérence pour le mur et de la fluidité du parcours.

Un bosquet de bambou est une armée invasive. Immobile, un bosquet de bambou ne fait que strier l'espace, diffracter la lumière et les moindres souffles du vent. C'est une armée calme, obstinée, une assemblée d'esthètes dont la présence change la lune en lanterne et l'envoie flotter parmi les cailloux. On est chez soi dans un bosquet de bambou, sous protection, camouflé, accueilli. Le chant des oiseaux dans un bosquet de bambou remplace les musiques à corde. Assise près de l'eau dans un bosquet de bambou, buvant et fumant, on célèbre les trois arts avec les sept sages, poésie, calligraphie et musique. C'est une bonne compagnie.

Est-ce que s'affoler, ne plus rien maîtriser - ni ses sensations, ni ses pensées, ni ses actions - c'est refuser le risque ? Refuser de le courir, de le prendre mais aussi refuser qu'il comporte une part de calcul (un aspect prévisible) et le jeter dans la pente du côté du danger. Paniquer, c'est se choisir un maître."

Mais par-dessus tout, sauf pour ceux qui s'étaient faits coureurs et trappeurs et vivaient avec les Indiens dans les tentes, ce que les Blancs cherchaient et redoutaient tout ensemble, c'était le souffle de la vie sauvage, crue, impitoyable, désentravée. Ils la désiraient autant qu'ils la détestaient. Ils avaient peur de se révéler à leurs propres yeux des monstres plus terribles encore que ceux qu'ils voyaient dans les plaines s'abriter seulement la nuit sous des peaux de bête enfumées et découper lentement leurs ennemis pour les entendre hurler de douleur.

L'homme tenait son arme sans démonstration, comme un potentiel dont l'accomplissement, s'il devait avoir lieu, serait inéluctable.

Il sentait le temps peser sur son corps, mais plus qu'avant, il avait le goût des saisons, de leur succession et de ce que chacune mettait en branle et qui était toujours la vie, sous une forme nouvelle.

Il sourit en pensant qu’il lui suffisait d’avancer pour s’enrichir. D’avancer et de se baisser de temps en temps. Il décida d’en faire sa ligne de conduite et reprit son chemin le cœur léger. Il sifflait en chevauchant.

C e n'est pas philosopher qui est apprendre à mourir.C'est vivre de multiples vies dans des personnages dérobés et surnuméraires.Les vivre et les laisser.

Je maintiens, je dis, que pour écrire il faut avoir été ou s’être déshérité.

Le désir créait la forme et la fonction.

J'ai investi cet environnement et ces conditions qui me permettent de ne pas être dans l'obligation de croiser tous les matins un ingrat, un envieux, un imbécile. Qui me laissent le loisir de penser à tout autre chose, dans une action utile et mécanique. J'ai occupé ma journée à éplucher la terre des minuscules touffes vertes qui menacent mes légumes. Devant mes yeux par-dessus les mauvaises herbes, il n'y avait que le moine, son habit de laine, sa main gauche, son idex griffu, son crâne. Il n'était absolument pas prévu que je partage quoi que ce soit avec quelqu'un et encore moins tout un espace - mon espace ! Il n'était pas prévu qu'un humain me dérange, j'avais pris de strictes dispositions pour que cela n'arrive pas. Il est hors de question que j'ai à supporter quelqu'un. Fût-il moine, muet, et vêtu d'un sac. Même dans l'hypothèse hasardeuse qu'il ne soit ni un envieux, ni un ingrat, ni un imbécile. Il fait du bruit. Avec un marteau en pleine nuit. Et peu importe. Il me dérange.

Bouton-de-lune alla chercher les perdrix qu'elle avait piégées au lever du jour et pendues aux branches d'un sapin. Le temps que Jeff fasse le tour de ses ballots pour mettre la main sur un paquet de pêches séchées et qu'il regarde les chevaux, les oiseaux avaient été détaillés et trempaient dans un bol de lait de jument. Petit-Pemmican écrasait des tubercules dans une casserole sur un coin de pierre tiède. La cafetière fumait sur une autre. Bouton-de-lune travaillait des galettes de maïs au fond d'une vieille poêle. Loutre surveillait un gros faitout dans lequel fondaient trois onces de graisse de bison. Quand la graisse fut liquide, elle égoutta les morceaux de perdrix et les roula dans une farine blanche. Quand la graisse grésilla, elle les jeta dedans et ils s'enfoncèrent en pétaradant avant de remonter, saisis, déjà croustillants. Petit-Pemmican les fit tourner avec une longue spatule. Elle les sortit dorés et brûlants et les mit aussitôt dans un plat de terre cuite qu'elle emporta sans attendre. Jeff la suivit avec le café, la purée et les pêches, Loutre et Bouton-de-lune avec les galettes à ses trousses. Quand ses dents traversèrent la croûte chaude et rencontrèrent la chair la plus fondante dans laquelle il eût jamais mordu, il sentit son cœur déborder. Indéniablement, le bonheur faisait partie de ce monde. Indéniablement, il ne durait jamais très longtemps.

La situation est simple dans l’œilleton de la lunette longue distance.
Les hope spots sont plus durs qu’ils ne le pensaient. La joie du renversement est derrière eux, derrière elle depuis longtemps. Cette flambée d’énergie réactive a déclenché les premières mises à jour, elle a déferlé dans les rues et bousculé les institutions. Le pouvoir en place, en tous lieux, a vacillé. Secondés par les sécheresses, les tsunamis, les dernières marées noires, les feux de steppe, les éruptions volcaniques sorties du permafrost, les manifestants ont secoué les vieux tapis par les fenêtres et les ont parfois laissés choir.
Quand un animal dévore sa progéniture, on lui ôte sa portée et on l’abat.
Quand une espèce se multiplie sans rapport avec ses possibilités de survie, elle offre ses enfants à l’environnement, elle les voue à la pourriture, à reconstituer l’humus qu’elle a lessivé, elle fait de sa descendance la table de son festin renouvelé. Les corps tendres sont vite recyclés. Mais les cerveaux jeunes sont plastiques, rapides, capables de produire une gaze sur une plaie béante, de passer outre les fondations, et de suturer les microconnexions arrachées.
Les faits ne s’imposent pas. Les faits sont là. Ils ne sont pas visibles tant qu’on ne les voit pas.