Entretien avec Céline Minard à propos de son ouvrage Le grand jeu :
30/07/2016
1.Le grand jeu relate l’histoire d’une femme installée dans un refuge high-tech au beau milieu d’un massif montagneux, isolée de tous et soumise à de difficiles conditions de vie. On ne sait presque rien d’elle. Même pas son prénom ni comment elle est arrivée là. Pourquoi avoir choisi de laisser les questions en suspend autour de votre héroïne ?
On arrive toujours au milieu du monde, il est déjà constitué quand nous débarquons. Que ce soit dans la vie ou en littérature, de grandes questions sont sans réponse, comme le dit la narratrice à un moment : certains points restent définitivement obscurs, la naissance, la mort, pourquoi y a t-il quelque chose plutôt que rien. Il faut l’accepter, et s’occuper de ce à quoi on peut peut-être répondre. Comment vivre par exemple, comment s’orienter, selon quelle méthode, suivant quelles règles, si elles sont nécessaires. C’est une façon de dire que le monde n’est pas fondé, pas justifié, et que nous avons à faire avec cette suspension.
D’autre part, c’est la situation dans laquelle elle se trouve qui m’intéresse, quelles que soient les raisons qui l’ont poussée à s’y mettre. C’est une manière aussi de placer le centre du livre un peu en dehors d’un « je » qui serait absolument personnel, et de poser des problèmes éthiques, plutôt que psychologiques.
2. Comment vous est venue l’idée du refuge au milieu de nulle part ? Comment est né le roman ?
Le refuge est un concept qui me plaît depuis longtemps, ce lieu clos et ouvert à tous dans un milieu hostile ou difficile. C’est la preuve concrète de la prévenance de l’homme pour son semblable. C’est à la fois l’aveu de sa fragilité et le remède à celle-ci. Il y a du soin dans un refuge, et l’idée d’une communauté en pointillé.
Le roman est peut-être né de la tension entre le refuge de montagne et l’ermitage, qui à l’inverse, est absolument personnel et réservé à l’individu qui s’y voue. La cabane de Dongbin est un vrai refuge, la clé est dans une niche à côté de la porte. Le tonneau high-tech de la narratrice est un lieu d’isolement sans partage. Ce sont deux constructions très différentes qui articulent pourtant la même problématique : à quelle distance tenir l’autre, où vivre, comment, dans quel état d’isolement ou de proximité avec ses semblables et son environnement.
3.La géographie du massif qu’habite l’héroïne est décrite avec beaucoup de précision, malgré son immensité. Comment avez-vous procédé pour imaginer l’espace si particulier dans lequel se déroule le roman ? De quoi vous êtes-vous inspirée ?
J’ai passé quelques mois dans une cabane d’estive dans les Pyrénées avec l’idée d’écrire quelque chose dans ce lieu mais je n’ai fait que parcourir le territoire, pêcher, boire des coups et regarder les brebis faire la sieste sur la route et sous les barres rocheuses. Tout ce pan de montagne est revenu ensuite, simplifié, asséché, et m’a donné la réplique alors que j’étais sous une tente, sur un autre pan de montagne pyrénéen, un peu plus civilisé. Ce sont clairement ces volumes qui m’ont inspiré l’espace du grand jeu, même si le roman les a transfigurés.
4.Vous évoquez avec précision les moyens de survie que met en place la femme, de ses cultures à ses méthodes de pêche, des matériaux de son refuge aux techniques d’escalade. Avez-vous déjà expérimenté l’un de ces domaines ? Comment vous êtes-vous familiarisée avec ces derniers ?
Je pêche volontiers à la cuillère et au toc en lac de montagne, en étang ou en rivière, je me suis frottée à l’escalade et à la slackline, j’adorerai avoir un potager, et j’ai un peu d’imagination.
5.Le récit du quotidien de votre héroïne est parsemé de réflexions sur le risque, la promesse et le danger. Comment êtes-vous arrivée à cette forme narrative si particulière ?
J’ai pensé que les moments réflexifs et les moments d’exploration ou de construction étaient du même ordre, qu’ils relevaient du même geste, de la même recherche. Celle d’un équilibre, d’une voie pour vivre et vivre bien, conformément à la nature diraient les Grecs.
Le Grand Jeu est un carnet de bord en même temps qu’un examen de conscience, il est en lui-même un entraînement et une expérience. Ma narratrice ne rend pas compte de ses faits et gestes et de ses pensées, elle les fabrique et les teste en les notant. Elle les essaye en quelque sorte. Elle construit la montagne de la même façon qu’elle mène sa réflexion sur la relation humaine, c’est la même action.
Il s’agit moins d’un mélange de registres que d’une façon de poser ensemble toutes les facettes d’une même question, tous les angles par lesquels l’aborder, et toutes les tentatives de réponse, qu’elles soient physiques, psychiques, imaginaires, ou philosophiques.
6.Comment est né le personnage de l`ermite ? De quoi vous êtes-vous inspirée pour la dessiner ? A-t-il toujours été question d’introduire un second personnage ou bien s’est-elle imposée ?
Il est né un peu de la figure de Wittgenstein et de sa cabane en Norvège. J’avais envie de camper un esprit brillant, très carré, porté sur l’architecture, dans un isolement délibérément choisi au coeur d’une certaine sauvagerie. Et de faire jouer des questionnements humains, simples et radicalement éthiques avec un monde non social, animal, minéral, inculte. Pour voir ce que cela changerait de sa pensée, de sa pratique de la pensée et de ses relations au monde et aux autres, hors des repères sociaux, des formes de vie conventionnelles et des jeux de langage habituels. Marc-Aurèle est aussi très présent, cet empereur stoïcien qui a revêtu tout jeune la peau de bête des philosophes et qui a tenu ces fameuses
Pensées pour moi-même comme un carnet de réactivation des préceptes et des lignes de conduite de la philosophie qu’il pratiquait.
Le second personnage s’est imposé, clairement. Comme un double, mais plus radical, plus avancé, plus détaché encore. Plus déjanté. Plus oriental aussi. Il apparaît comme un maître ou comme un idiot, comme un Bienheureux mais surtout, finalement, comme une énigme. Comme l’énigme claire qu’est tout être humain pour son semblable.
7. Sans trop en dire, la présence d’autrui est ce qui, peu à peu, obnubile votre héroïne. Selon-vous, l’homme n’est-il pas fait pour la solitude ?
C’est la grande question. L’homme est-il un animal social ? C’est la question du livre. Peut-on s’accueillir et se reconnaître soi-même ou est-ce seulement l’autre qui peut le faire pour moi et moi qui peut le faire pour l’autre ? Est-ce que l’humain n’est pas un animal de l’accueil en définitive, de quelque façon qu’il s’y prenne, y compris en rejetant, c’est sa question.
Je pense que trouver la bonne distance entre ces deux pôles, le désir de solitude, le désir de compagnie, est l’affaire de toute politique, de toute éthique personnelle et de toute construction psychique, identitaire. Mais c’est une recherche, un mouvement dynamique, en constant rééquilibrage.
8.Si votre héroïne s’interroge sur le sens de la vie et ses règles, est-ce parce que vous vous posez également la question ? L’écriture du roman vous a-t-elle aidée dans votre démarche ? La vie est-elle un jeu pour vous ?
Bien sûr que je me pose ces questions de guide, de règles, de ligne de conduite et de sens. Ou du moins, de cohérence. L’écriture est certainement pour moi une tentative de réponse, une réponse à reformuler sans cesse, en avançant de préférence, de livre en livre.
Quant à la vie, c’est un jeu pour tout le monde, mais certaines personnes ne savent pas qu’elles jouent ou prennent le jeu trop au sérieux, ou veulent le rendre sérieux pour ne pas voir ce qu’il y a d’absurde c’est-à-dire d’injustifié, de hasardeux, et d’heureux dans le fait de venir au monde. Venir au monde, voilà une belle expression !
Quelques questions à propos de vos lectures :
1.Quel est le livre qui vous a donné envie d’écrire ?
Tous, sûrement le premier que j’ai lu, le premier qu’on m’a lu.
2. Quel est l’auteur qui vous a donné envie d’arrêter d’écrire (par ses qualité ex-ceptionnelles...) ?
Les qualités exceptionnelles des autres me donnent plutôt envie d’écrire que d’arrêter. Sinon, je n’aurais jamais commencé !
3. Quelle est votre première grande découverte littéraire ?
4. Quel est le livre que vous avez relu le plus souvent ?
5. Quel est le livre que vous avez honte de ne pas avoir lu ?
6. Quelle est la perle méconnue que vous souhaiteriez faire découvrir à nos lecteurs ?
7. Quel est le classique de la littérature dont vous trouvez la réputation surfaite ?
8. Avez-vous une citation fétiche issue de la littérature ?
9.Et en ce moment que lisez-vous ?
Entretien réalisé par Marie-Delphine
Découvrez
Le Grand Jeu de
Céline Minard aux éditions de la
Table Ronde :

Quand j'ai eu la sensation que ma nuque posée sur le dossier de la baignoire flottait sur un polochon de coton chaud, que mon corps suivait son balancement comme la traîne d'un cerf-volant stationnaire, j'ai ouvert les yeux et j'ai vu tout ce noir, tous ces trous lumineux. Puis la boule d'ocre et d'argent dont la surface était plongée dans l'ombre pour un tiers. La lune. La lune gibbeuse. Grêlée de petite vérole, menteuse comme un arracheur de dents, inondée de soleil, incongrue. Enorme alors qu'elle n'était pas pleine et que la sommité d'un pin aurait suffi à la camoufler. Haute, brillante, un phare dans une mer silencieuse, clapotante.
Paniquer c'est se choisir un maître.
Paniquer c'est se choisir un maître.
J'ai longé le vide le plus longtemps possible, puis j'ai bifurqué vers la gauche et pris pied sur une pelouse rase couverte de rosée. J'ai senti mon corps se poser et s'alléger dans le même moment. Ma respiration était ample, à l'image de ce qui se présentait à mes yeux et dans quoi j'étais plongée. Je sentais les ondes du ressac enfui battre sous mes pieds, battre dans mes tympans, dans le fond de ma gorge. Quand le soleil m'a prise dans sa main jaune, j'étais éveillée, endormie, endormie debout, et j'ai produit un formidable bâillement. Un bâillement de chien après la sieste, la gueule grande, grande ouverte.
Il semblerait que conserver sa dignité passé quatre-vingts ans ce soit tout simplement obtenir des autres qu'ils vous parlent normalement. Sans ralentir le débit, sans cette lénifiante familiarité dont ils usent si volontiers, sans attendrissement marqué, sans non plus simplifier le propos et en forçant un peu le volume.
Et si c'était seulement au milieu d'une multitude de formes de vie différentes qu'on pouvait obtenir la sienne propre ? La plus complexe, la plus libre, la plus désintéressée.
Le désir est comme le jeu, est comme l'art, offert, une occasion de multiplier les possibles qui s'accompagne parfois d'un inévitable éclat.
Je ne peux pas, personne ne le peut, ne pas prêter attention à la présence d'un humain. D'une coccinelle, d'un geai, d'un isard, d'une souris, oui, mais pas d'un humain. C'est un fait. Dès que je vois un humain, j'ai l'idée d'une relation entre lui et moi. Je m'en rends compte. Je ne peux pas faire comme s'il n'existait pas.
Se laisser saisir par l'étrangeté est la disposition la plus difficile qui soit.
Ce qui est important pour un cosmonaute c'est d'être nourri, abreuvé et occupé. Scientifiquement occupé. Heure par heure. Aucune position, ni de survol ni de plongée, ne permet une compréhension complète des activités humaines mais d'ici, les grands effets cachés sont immédiatement perceptibles, on se passe aisément de télé. Les guerres se voient, les conflits de territoire, l'exploitation intensive des ressources naturelles, la consommation d'énergie fossile dans les mégapoles, les chauffages urbains, la désertification, tout ça se voit comme le nez au milieu de la figure. La Grande Muraille de Chine est une cicatrice minuscule mais discernable. La géopolitique du pétrole est gravée sur la surface du globe, pour qui sait lire et anticiper le texte, le destin de l'humanité est clairement inscrit sur la croûte terrestre : l'asphyxie nous guette.