Citations de Christian Estèbe (182)
Et puis l'enfant a grandi, et puis l'enfant n'a pas tout oublié, cela restait dans sa mémoire. Il s'est mis à lire des livres, beaucoup de livres, certainement beaucoup trop pour son âge, comme s'il ne voulait pas oublier, qu'il voulait savoir, comprendre. (p.189)
Qu'attendez-vois de l'Art, Canyamel ?
-Qu'il m'éloigne de mes peurs, m'aide à les regarder en face. (p.183)
On lui signale un livre défectueux dans le rayon littérature.
Il va vérifier. C'est -Les ravages de Sartre- , qui n'est pas massicoté. Stève explique au client que jadis les livres étaient ainsi, qu'il fallait les couper soi-même, attenter à leur virginité. (p.130)
Lui aussi voudrait écrire un immortel chef-d'oeuvre, être riche, célèbre, adulé. Des fantasmes de pauvre tout cela.
Peut-être son fils à venir sera-t-il son seul chef-d'oeuvre et encore, il ne l'aura pas fait tout seul. (p.131)
C'est plus facile de jouer avec les mots des autres. Il y a une part d'inattendu qui force l'imaginaire, une autre écoute du sens, comme si on brisait sa propre harmonie pour faire apparaître un nouveau jeu.
On mélange les mots pour les entendre différemment, donner un autre rythme, changer de danse. (p.140)
En fait, je cours après un leurre: est-ce l'écriture que j'aime ? ou l'état dans lequel je me mets pour tenter d'y accéder ? (p.140)
Parfois, il vend des livres comme des savonnettes, des fromages frais, des oeufs. Il est un crémier, un marchand d'habit, quelquefois ce sont des oripeaux, et d'autres fois des habits de lumière.
La liste des auteurs s'allonge. Il en découvre toujours plus, des vivants et des morts, des agonisants et des bien-pesants et des mal aimants. (p.144-145)
Par son métier, Steve est de façon permanente confronté à son impuissance face au savoir. Ces milliers de livres qu'il n'a pas lus, ces auteurs du monde entier qu'il ne lira jamais. Ces films, ces musiques, ces voyages, ces aventures ! Il n'aurait pas assez de plusieurs centaines de vies. (p. 144)
Mais écrire me soigne aussi de mal vivre, m'encourage à exister. La psychanalyse, si elle suffit à combler certains, ne me comble pas. Seul l'art, pour moi, remplit cette fonction. (p.152)
Il y a en elle de la vérité à vouloir ainsi vers cette tension poétique. Ce n'est pas la vaine gloire qu'elle cherche, ni aucune sorte de reconnaissance. Il sent bien qu'écrire de la poésie est pour elle comme un souffle neuf, un poumon d'acier bleu qui la maintient en vie (...) (p.107)
La langue est vivante, toujours ! Voyez Rabelais, Villon, lisez les livres sans orthographe des idiots de villages, des fous, des Saints. Vive la langue sans les flics des officines d'éditions, des profs, et de tous les salauds qui nous empêchent de vivre libre. Vive l'Anarchie de la langue ! (p.121)
Sur quoi repose l'idée de chef-d'oeuvre ? Le concept de grand artiste ? Une question d'odeur du temps, de circonstances historiques. Qui décide qu'un auteur une oeuvre vont traverser les siècles, alors qu'un autre aussi talentueux, voire plus, sombre dans l'oubli et n'est plus la proie que d'obscurs érudits (...). Seuls alors, ceux qui inventent un monde et une langue sont dignes de rester, et donnent des qualificatifs nouveaux aux émotions, aux sentiments: Rabelaisien, Proustien, Kafkaïen, Dantesque, Ubuesque, Don Quichotesque, il en oublie, sans doute ! (p.128)
Parfois, Stève s'en va faire la tournée des poubelles pour ramasser des livres abandonnés. Il les recueille et leur parle doucement, comme ces vieilles femmes qui soignent les chats, les chiens errants et donnent à manger aux mouettes près du vieux port.
On pourrait croire que ces livres ne pouvaient plus parler, n'avaient plus rien à dire à personne, qu'ils étaient devenus muets et se tenaient sales et dépenaillés du côté de la langue arrachée. Mais il n'en est rien. Il les nettoie et les emporte chez lui, les range avec tous les autres, qui montent pour lui une garde silencieuse. Chers vieux livres amis. (p.98-99)
Il arrange les nouveautés, trie les invendus pour les retourner aux éditeurs. Des centaines de livres que personne ne lira, que personne n'ouvrira, destinés à se perdre dans des entrepôts, puis à glisser lentement vers le pilon (100 millions d'ouvrages pilonnés par an) à moins qu'un bouquiniste ne leur offre une nouvelle vie (vive les bouquinistes!). Stève jongle, habile, entre la nouveauté et le fonds. Libraire ? Pourquoi pas ? Vendeur de livres en tout cas, commerçant. Un petit épicier de luxe, pour les affamés, pour les curieux, pour les chercheurs de trésors, les aventuriers en pantoufles, comme disait Mac Orlan. (p.40-41)
Ils ne s'aiment pas bien sûr, ils aiment seulement les livres, tous les livres, même les moches, même les abîmés par la vie. Et cet amour-là, vrai, ils le savent, jamais ne les décevra, jamais ne cessera, jamais ne les abandonnera.
Dans les bras l'un de l'autre, blottis, ils sourient paisiblement pour tout ce que les livres leur offrent: la tendresse, la beauté gratuite et lumineuse, pleine de l'or et du miel des mots. (p.60-61)
Oui, écrire l'avait rendu riche, mais pas de la richesse à laquelle il croyait. Il était même devenu milliardaire en mots. Un destin de fils de pauvre.
Et puis quoi ? Le génie en plus ? Rien de tout ça !
Seulement la solitude, l'effort, l'ascèse et le silence, les refus des éditeurs par lettre-circulaire, le chagrin. Même le fait d'être publié ne réglait pas la question.
Claudel, qui en connaissait un rayon, l'avait prévenu: "Le laurier est une plante amère".
Les mots sont provisoires. Ils n'appartiennent à personne. Magiciens de l'extrême, ils se volatilisent sur un fil invisible tendu tout autour du monde, funambules vagabonds. (p.82)
"Jamais je n'oublierai ce que tu fais pour la librairie"
Stève, déjà à moitié saoul, hausse les épaules:
"Ce que je fais, c'est pour les livres, qui nous délivrent du poids de vivre. Je suis un croisé en croisade." (p.84)
Le sais-tu ? Il y a deux arbres dans la genèse:
L'arbre de vie et l'arbre de la connaissance du bien et du mal.
Co-naître, c'est venir deux fois:
Une fois pour le bien, une fois pour le mal.
Une fois pour vivre, une fois pour mourir.
Mais toujours pour aimer. (p.91)
Je vais tenter de raconter ce qui s'est vraiment passé. Je sais pourtant que raconter, c'est vouloir retenir un nuage, se remémorer un chant ancien qui s'est tu. Mais dire, c'est parfois tout ce qui reste, lorsque se taire n'est pas encore possible.
(P177)