Citations de Christian Guay-Poliquin (199)
Tu voudrais que le temps passe, mais le temps t’effraie ? Tu voudrais te soigner seul, mais tu n’y parviendrais pas. Tu es cloué là. Tu chemines dans les profondeurs. Même les gestes les plus simples te sont impossibles. Tu craches sur ton destin. Tu ne peux pas te faire à l’idée que ton corps dans la fleur de l’âge est rompu, broyé. Tu te méfies, je sais, par contre tu as appris à accepter les soins que je te donne. Tu me jalouses aussi. Parce que je suis debout. Regarde par toi-même si tu m’entends, je tiens sur mes jambes. Regarde, j’ai plus de deux fois ton âge et je tiens.
Je me demande ce qui m’a pris de revenir ici. Et pourquoi je ne suis pas arrivé à laisser le passé s’éteindre de lui-même, dans les arcanes de ma mémoire. Je voulais revoir mon père, je voulais changer le cours des choses et j’ai échoué sur toute la ligne. Mon père est mort avant que je puisse lui parler et, quoi que je fasse, quoi qu’il m’arrive, je resterai toujours, comme lui, un mécanicien. Les grands choix de ma vie ont été faits il y a longtemps, je dois composer avec eux. (p. 191)
Trente-huit
Il doit être tard. Le ciel gris et opaque et sans aucune nuance. Le soleil pourrait être n'importe où. Quelques flocons virevoltent dans l'air en s'accrochant à chaque seconde. À une centaine de pas de la maison, dans l'éclaircie, Matthias enfonce une longue perche dans la neige. On dirait le mât d'un bateau. Mais sans voile ni drapeau.
L'air est lourd et je sens la sueur comme des limaces qui rampent sur ma peau.
Je passe la main sur la surface de la table au centre de la pièce. Je sens les mêmes vieilles marques imprégnées dans le bois. Le braille du passé. (P.144)
Nous allons désormais pouvoir mesurer notre désarroi.
la tempête de neige hurle. On dirait qu'elle s'impatiente à l'idée de me recouvrir, de m'étreindre, de se refermer sur moi. Qu'elle salive avant de me dévorer.
Je me recroqueville pour conserver la chaleur. Je suis comme tout le monde. Je suis incapable d'admettre la possibilité de ma propre mort.
Je tente de rester calme et ma respiration s'accélère. Je ne peux pas rester là. Je dois repartir.
La neige est un lit de cristaux tranchants.
Il faut que je me relève, mais le froid me retient.
J'ai peur. Je refuse de finir comme ça, replié sur moi-même, le visage au sol.
Je rassemble mon courage et me retourne sur le dos, les bras en croix, les paumes vers le ciel.
Autour de moi, les ténèbres rôdent.
La nuit a faim. Et les flocons sont carnivores.
Tu sais, durant les grandes guerres, plusieurs conscrits ont refusé de rallier l'armée, lance-t-il. Certains se sont mariés en vitesse, d'autres, comme mon père, ont préféré se cacher dans les bois pour se faire oublier. Toutefois le recours aux forêts n'était pas un choix facile. (...)
Au fond de leur refuge, ces jeunes hommes s'occupaient comme ils pouvaient et regardaient longuement la forêt se refermer sur eux. (...) malgré cela, ils savaient qu'ils ne pouvaient pas se passer les uns des autres. Pour survivre, ils devraient affronter ensemble le froid, la faim et l'ennui. Ils avaient très vite compris que la tâche la plus importante était sans contredit celle de raconter des histoires. (...) Avec un type comme toi, relance-t-il, ça n'aurait pas fonctionné. On aurait été découverts ou on se serait entretués. Personne ne peut survivre avec quelqu'un qui refuse de parler. (p. 45-46)
Dès qu'on aura pris notre envol au-dessus de ce lieu clos et sans vie, tu t'émerveilleras de la profondeur de l'horizon. Déjà, on sera ailleurs. Déjà, on sera sauvés
1. Le labyrinthe
Regarde. C’est un lieu plus vaste que toute vie humaine. Celui qui tente de fuir est condamné à revenir sur ses pas. Celui qui pense avancer en ligne droite trace de grands cercles concentriques. Ici, tout échappe à l’emprise des mains et du regard. Ici, l’oubli du monde extérieur est plus fort que toute mémoire. Regarde encore. Ce labyrinthe est sans issue. Il s’étend partout où se posent nos yeux. Regarde mieux. Aucun monstre, aucune bête affamée ne hante ces dédales. Mais on est pris au piège. Soit on attend que les jours et les nuits aient raison de nous. Soit on se fabrique des ailes et on s’évade par les airs.
Pendant un instant, l’impression persiste que chacun autour de cette table joue un rôle, sans jamais déroger au personnage qu’on lui a assigné. Que nos échanges sont orchestrés selon une mécanique bien particulière. Que notre acharnement à la chasse et aux travaux est salvateur mais aliénant. Comme s’il y avait une forme de pénitence volontaire dans notre façon de vivre. Je me demande ce qu’on fait ici, à l’écart du monde, comme des naufragés prisonniers d’un océan de verdure.
Les courants d'air ont les mains longues et ils passent près de moi comme des ombres qui souhaitent me rejoindre sous les couvertures.
Des cristaux de neige longent la silhouette fuselée des arbres. Ils tombent en ligne droite dans un mouvement continu, léger et pesant à la fois. La neige grimpe jusqu'au bas de ma fenêtre et se presse contre la vitre. On croirait que le niveau d'eau monte dans une pièce sans issue.
Je regarde mon sac qui gît par terre comme un cheval mort. Je voudrais l’éventrer dans l’espoir de l’alléger encore. Mais je me suis délesté de tant de choses déjà. Ma fronde, ma longue-vue, mes vêtements de rechange. Mis à part ma carte, ma boussole, ma bâche et mon sac de couchage, je ne traîne que de la nourriture et de l’eau. Et cela me pèse tout en me permettant d’espérer.
Je ne vous retiens pas, argue-t-il, reprenez votre chemin, si cela peut vous donner l'impression d'avancer.
En vidant mon bol, je remarque que la lumière dans le ciel est devenue plus éclatante. On dirait que les rues du village sont éclairées. On entend aussi les clochers de l’église. Ça doit être pour célébrer la soirée dansante. J’aurais tellement voulu y être et croire, pendant quelques heures, à un retour à la normale.
La neige est lourde sur nos petites vies.
L'imagination, c'est une forme de courage.
A ses pieds, la neige fond, l’eau dégoutte et s’étend devant lui. On dirait qu’il est assis sur un rocher et qu’il regarde au loin, vers notre île déserte.
Icare
Là-haut, tout sera plus clair, tout sera plus beau et enfin je pourrai m'abandonner à la lumière. Enfin, je serai délivré de la sagesse, de la mesure et du devoir. Pendant ce temps, toi, mon fils, tu battras des ailes. Et plus tard, bien plus tard, tu jetteras un coup d'oeil derrière toi. Ton coeur se serrera sûrement dans ta poitrine. Tu auras beau regarder partout, tu ne me trouveras pas. (p. 205)