La grandiose réussite du Serpent, premier volume de la Maison des Jeux de la britannique Claire North pourrait presque nous faire oublier qu’il s’agit du premier acte seulement. Voici que quelques mois plus tard, Le Bélial’ poursuit la traduction de cette trilogie fantastique à nulle autre pareil avec la parution du second volume, Le Voleur. Puisqu’on ne change pas une équipe qui gagne, Aurélien Police nous offre de nouveau une couverture sublime et Michel Pagel, au top de sa forme, traduit toujours la prose enlevée de Claire North. Reste alors une question brûlante : peut-elle faire mieux ou, au moins, aussi bien que le précédent opus ?
Faites vos jeux
Oubliez la Sérénissime, et bienvenue dans la Cité des Anges.
Bangkok.
Nous sommes en 1938 et le monde gronde déjà. Les Empires coloniaux se préparent au choc et montre les crocs. Anglais, Français, Japonais.
Au milieu, des proies de choix comme le Siam, Singapour ou… la Thaïlande ! Mais ce n’est pas pour la guerre que nous sommes là ou, du moins, pas pour celle-là. Après une soirée un peu trop arrosée, Remy Burke accepte une partie qui semble jouée d’avance contre le retors et ambitieux Abhik Lee. Et si vous êtes déjà familier de l’univers imaginé par Claire North, vous savez que le jeu, ici, n’est pas affaire de chance.
Nous sommes au sein de la Haute Loge, une congrégation de joueurs aguerris réunie par la mystérieuse Maison des Jeux afin de participer à des parties pour le moins risqué.
Vous pouvez tout parier à la Haute Loge. Des années de votre vie, votre goût pour la fraise, l’amour de votre femme ou encore votre mémoire.
Les parties sont risquées, démesurées, pour tout dire hautement dangereuses. Elles peuvent changer le destin de nations entières et faire tomber les plus grands.
Remy Burke vient pourtant d’accepter l’une d’entre elles avec pour principe un jeu vieux comme le monde ou presque : Cache-cache.
Il sera celui qui se cache pendant qu’Abhik Lee sera le chasseur, puis, une fois débusqué, la chasse s’inversera. Remy, aidé par l’énigmatique Argent, joueur vétéran et redouté de La Maison des Jeux lui aussi, va devoir tout tenter pour remporter la mise car un échec signifierait la fin de ce qu’il est.
Claire North change de jeu et troque sa partie d’échecs contre un simpliste cache-cache. Simpliste, vraiment ?
C’est bien mal connaître l’anglaise qui nous a prévu une aventure pleine de saveurs et de rebondissements qui n’a rien à envier à son illustre prédécesseur.
Le pot de terre contre le pot de fer
Ce qui charme, d’abord, c’est bien sûr le cadre. Bangkok puis la Thaïlande dans son entier. Le dépaysement, la précision de la description géographique et temporelle, l’ambiance magnifique, toujours.
Ensuite, ce sont les personnages, toujours finement ciselés, étudiés, nuancés. Ici, tout le monde a des raisons de jouer, de trahir, d’aider ou d’échanger. Remy Burke, à la fois français et anglais, chasseur et chassé, est un personnage presque aussi fort que Thene, notre joueur du précédent opus. En face, il y a le terrible Abhik Lee dont on sait bien moins de choses, qui fait office de grand méchant de service. Mais rien n’est aussi simple dès que l’on en vient à la Maison des Jeux et les choses se compliquent avec l’entrée en scène d’Argent qui manipule et intrigue à son tour pour jouer le grand jeu, le vrai, celui qui verra le monde vaciller sur ses bases.
En attendant, on suit les épreuves de Remy, on souffre avec lui et l’on jubile lorsqu’il passe à travers les mailles du filet. On aime également, simplement, tendrement. De façon humble et discrète le temps d’une rencontre avec un conducteur de camion ou avec grâce et pudeur l’espace de quelques jours en compagnie d’une veuve qui ne désespère que d’exister aux yeux d’un autre.
Claire North n’a rien perdu de sa langue mirifique, sublimement retranscrite par Michel Pagel, et elle émerveille par la précision de son phrasé, la tournure de ses formule, la poésie et la grandiloquence mêlées qui ne débordent pourtant jamais dans la vallée fatale du grotesque.
Cette narration extérieur — et ce narrateur mystérieux — agit comme un conteur d’histoire et donne une dimension différente au récit, comme si l’on nous racontait au coin du feu des vies et des légendes et que l’enjeu, petit à petit, montait et montait encore jusqu’à la révélation finale, celle du vaincu et du vainqueur, avec une morale confinant à la fable qu’on ne peut encore totalement saisir en attendant la fin véritable.
Mais est-ce cela la victoire ?
Claire North, de nouveau, se demande ce que coûte de gagner, surtout quand des vies humaines sont en jeu. Elle s’interroge sur la moralité et l’humanité des puissants qui jouent avec les autres tout en gardant un rythme effréné compatible avec l’émotion et la beauté. C’est aussi l’occasion d’un message social, celui qui voit un perdant désigné d’avance, un faible, un insignifiant, parvenir à échapper à celui qui a tout, celui qui devrait vaincre et cela grâce à d’autres êtres tout aussi insignifiants mais si grands par la beauté de leur existence et de leurs actes qu’il vont faire basculer le tout.
Le Voleur parvient à transcender complètement ce jeu de cache-cache non seulement par l’excitation et la tension entretenues par le récit, mais aussi parce qu’il sait faire visiter un pays entier en quelques pages, battre le cœur d’une époque sans forcer le trait et ménager ses effets pour dévoiler une intrigue dans l’intrigue dans l’intrigue.
Encore une fois, oui, on avale ces pages comme un rien, surpris et désolé d’arriver à la fin. N’est-ce pas là la marque des grands récits ?
Prolongeant l’ambition de son premier volume, Claire North choisit un jeu complètement différent mais garde la même intensité, la même beauté et trouve même le temps de toucher encore et encore par des rencontres sensibles et mesurées qui rendent honneur aux faibles qui devraient pourtant perdre. Le Voleur porte bien son titre car la novella risque de vous voler quelques instants de votre vie de lecteur sans même que vous ne vous en aperceviez. Claire North triomphe, encore.
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