Citations de Clara Arnaud (263)
Il passa une tête dehors, le soleil était camouflé par d'épais nuages, la montagne semblait prête à fondre sur eux.
Accepter, cela faisait partie du pacte qu’on nouait avec la montagne.
Quand tu fais partie du décor quelque part, c'est que tu as gagné le pari.
Les vivants sont-ils condamnés à devenir les fantômes des morts?
La tradition voulait qu'on laisse toujours les arrivants faire leur expérience. La montagne faisait le tri, elle choisissait ceux qui méritaient de l'habiter.
Ici, l'exubérance du végétal faisait illusion, mais année après année, les sources tarissaient, les températures montaient, la canicule devenait la norme. Et les anciens lui avaient raconté les rivières surabondantes inexorablement converties en ruisseaux, l'herbe qui se raréfiait là-haut.
L'estive recelait sa part d'imprévus, tout ce qui pouvait être anticipé était bon à prendre.
La géographie permettait de toucher à tout, disserter sur le concept de frontière ou d'espace, se plonger dans la pédologie ou la géomorphologie, dont le riche champ lexical nourrissait l'imaginaire.
Les chevauchements, les langues, mamelons et écoulements de versants animèrent les coups du soir, au sortir de l'Institut de géographie, rue Saint-Jacques. On s'y adonnait à des joutes effrénées de géopornographie, maniant un humour aussi potache qu’initié ; et il ne fut plus possible, une fois cette nouvelle discipline instaurée, d’écouter, sans être pris de fous rires, les cours sur les dynamiques des mouvements de faille, dispensés le jeudi soir par un docte professeur.
Durant trois années, Gaspard s’était plus dédié à la fête et la camaraderie qu'à réviser ses cours. Il se lia avec d'autres êtres en éclosion, en perdition - les deux se confondaient un peu à cet âge -, sortit trop et se plongea dans l'étude du russe, rêvant d'Orient. Lnamphithéâtre, la salle de cours, la bibliothèque l'étoufaient, on y apprenait le monde, lui voulait s y cogner.
Dans le creux des journées, il retrouvait le temps élastique du voyage, les heures qui s'étalent dans un ennui tiède, les jours qui coulent et le ciel pour seule boussole et horloge.
Elle se glissait dans les futaies, au travers des buissons, dans le sillage des ours, cherchant à déchiffrer les traces de leur passage, à identifier dans des signes infinitésimaux la manière singulière de chaque individu de peupler le territoire.
Il y avait dans les yeux des brebis quelque chose de doux et farouche à la fois, l'intense éclat d'un autre monde. Tout sauf la bêtise qu'on leur prêtait.
Il la repéra et la découvrit derrière le vallon en suivant le nuage de vautours fauves qui avaient largement entamé le travail de nettoyage de la carcasse. Une bise s’était levée, qui faisait voler quelques crins du toupet. Chance reposait sur le flanc, où ce qu’il en restait. Les yeux avaient été évidés, et pourtant Gaspard se sentit serein en contemplant la dépouille. Il s’accroupit, caressa une dernière fois la peau de soie entre les deux naseaux, toujours intacte. La vieille jument avait décidé de mourir ici, après s’être enivrée des fleurs et des horizons de l’estive, comme si elle avait choisi son lieu et son moment. Il songea à Jean, qui serait aussi heureux que triste, de la savoir partie ainsi. Il lui dirait qu’il l’avait trouvée déjà entamée par les rapaces, reposant au milieu d’un tapis mauve de crocus éclos dans les derniers rayons de l’été. Il rentra à la cabane en pleurant, laissant les vautours, auxquels succéderaient les gypaètes, faire disparaître l’enveloppe charnelle de la jument. Il se plut à penser que son esprit allait désormais résider en ces lieux, dans l’herbe qui s’agitait sous la brise d’été, les rochers, les nuages, disséminés un peu partout, veillant l’estive. Cette mort-là était gracieuse, il en parlerait à ses filles, elles verseraient une larme mais elles comprendraient.
Alma comprenait l'ivresse de la traque. Le paysage changeait, gagnait en épaisseur, lorsque l'on pistait les animaux. Il n'était plus un décor, mais un monde de signes, auquel chaque être vivant participait. Les renards, laissant des traces sur les bords des chemins, les biches qui créaient des trouées dans la futaie, les ours, les humains, tous passant et repassant dans les pas les uns des autres.
Alma avait toujours eu l'humeur atmosphérique, se laissant bercer et envahir par les lumières, les vents, les cieux, la densité du couvert végétal. Dans les plateaux minéraux, elle se sentait ramenée à l'essentiel, les pluies torrentielles la plongeaient dans l'euphorie, les cieux d'hiver la rendaient nostalgique ; en cet automne la mélancolie dominait, ce sentiment radieux et douloureux à la fois, à la texture malléable, et elle se sentait couler dans cette émotion soyeuse, passer d'un rire doux à une larme au coin de l'oeil.
On était ici aux marges d'un monde et au début d'un autre, que ne gouvernaient pas seulement les lois humaines. Ceux qui le peuplaient étaient des êtres de lisière.
Jules PIQUEMAL (1867-1902)
Fils de Maurice et Josette PIQUEMAL
Montreur d'ours dansant
Né le 12 mars 1867 à Arpiet
Il connut la gloire.
Il mourut tragiquement à New York le 2 novembre 1902
Gloire, c'est quoi la gloire, bordel. Soleil mordoré sur les crêtes. Feu. Derrière, c’est son royaume, celui où il n’est rien, où il vit si fort. Ça tangue, même les cimes tanguent, et dansent, et ondoient dans la bise d’automne. Le champ en contrebas est couvert de coulemelles, poêlée pour ce soir, une pomme pourrie s'écrase dans sa main, laissant s’échapper un jus brun. La gamine fixe aussi le lointain, chevelure brouillonne, décidée.
Tu sais, Maëlle, on ne saura peut-être jamais ce qui lui est arrivé. Mais on peut l'imaginer.
Cette montagne était le tombeau d'êtres précieux; mais il n'y avait rien de macabre dans ce constat, les disparus étaient bien présents, les brebis dévorées, celles basculées dans le vide, les agneaux mort-nés, les petits mammifères dont les restes laissés par les renards jonchaient la montagne, et ce chevreuil qu'une conjonctivite avait poussé à la chute, et Ilia, tombée de la falaise, l'ourse, la jument, la liste des morts était infinie, et ils appartenaient à la montagne autant que les vivants, la constituaient, il ne s'agissait que de ça, de matière organique en décomposition, et les prairies d'été se mourant, l'herbe qui sécherait, et bientôt les feuilles tombées des arbres qui pourriraient et abonderaient l'humus.
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Il n’était pas rare de les voir suivre les mêmes sentiers que les randonneurs, tout en évitant de les croiser. Ils pouvaient être là à tout moment, cachés dans des dévers rocheux, Alma savait leur aptitude à se fondre dans le milieu, être là, comme confondus au minéral, à observer les hommes sans être vus malgré leurs imposantes statures.
Elle fixait les oursons, leur allure gauche sous un pelage moelleux, contrastant avec l'habileté qu'ils démontraient dans les dévers. À ce stade de leur croissance, ils étaient encore fragiles, pouvaient chuter, être la proie d'ours males.
L’infanticide permettait à ces derniers de provoquer les chaleurs de la femelle pour s’accoupler avec elle. Ce phénomène brutal avait été largement étudié à Somiedo. Mais les deux oursons semblaient ignorer ces menaces, ils caracolaient.
Les nuages avaient de nouveau formé une nasse, le ciel était outrenoir, comme dans les toiles de Soulages , d'un noir plein de relief, qui révélait les contours, la matière même des choses. N'aie pas peur, la montagne rêve, se répéta-t-il encore, comme une formule magique venue de cette civilisation perdue qu'est l'enfance.