Ce que la psychanalyse ne réussit à produire que rarement chez un patient et seulement après dix ans de cure, il se félicitait d’y être parvenu avec cet élève en une petite année !
D’ordinaire, les philosophes sont de véritables maîtres d’armes de la rhétorique ; ils ont à cœur de triompher dans n’importe quelle joute oratoire. Mais Rosset s’en fichait, il préférait se dégager de la critique sans l’affronter, en décochant un trait d’humour d’une profondeur ravageuse, qui laissait son interlocuteur pantois et désarmé. Non seulement il évitait le duel, mais il le dominait par son rire.En une occasion, nous avions organisé un dialogue entre lui et un autre auteur des éditions de Minuit, l’écrivain et psychanalyste Pierre Bayard. Ce dernier, affectueusement mais fermement, s’est lancé dans une charge bien sentie contre Rosset, lui reprochant de prôner un réalisme invivable. La philosophie de Rosset consiste, en effet, à accepter le caractère tragique de l’existence, à chasser les illusions consolatrices – mais, relevait Bayard, cette lucidité est si éprouvante psychologiquement, si intolérable, qu’on a besoin de s’étourdir d’alcool, de boire continûment pour s’accommoder d’un tel désenchantement.
Certains auteurs parlent comme ils écrivent ; ce n’était pas le cas de Rosset, et ce recueil d’entretiens conserve quelque chose de sa parole vivante. De cette première entrevue, je suis sorti hagard et titubant dans la nuit hivernale. Ce soir-là, je me suis couché avec quarante de fièvre et suis resté deux nuits et deux jours au lit. Mais quand j’ai repris la retranscription, je me suis aperçu avec stupeur que Clément avait suivi un fil de raisonnement parfaitement cohérent.
« Je me demandais quelle place vous accordiez, dans votre philosophie, à la distinction entre être en puissance et être en acte. Être un chaton en acte, c’est être un chat en puissance. Être une graine de rosier, c’est être des roses en puissance. Ce qui est en puissance est-il aussi irréel que nos illusions, ou s’agit-il d’un irréel non illusoire ?
Tout est foutu, soyons joyeux.
Ainsi entendu, ce refus du simple permet de comprendre pour les "précieuses" font des "chichis" : moins pour briller dans le monde que pour atténuer la brillance du réel, dont l'éclat les blesse par son intolérable unicité.
Il y a en effet deux grandes possibilités de contact avec le réel: le contact rugueux, qui bute sur les choses et n'en tire rien d'autre que le sentiment de leur présence silencieuse, et le contact lisse, poli, en miroir, qui remplace la présence des choses par leur apparition en images. Le contact rugueux est le contact sans double; le contact lisse n'existe qu'avec l'appoint du double.
C'est très bien d'être lu par des gens éminents, mais parfois ce serait mieux de ne pas l'être.
(page 99)
Il est toujours trop tard pour la liberté. [ Ch II, III ]
L'invisible dont il est question ici ne concerne pas le domaine des objets qu'une impossibilité matérielle interdit de voir (tel un visage plongé dans l'obscurité), mais celui des objets qu'on croit voir alors qu'ils ne sont aucunement perceptibles parce qu'ils n'existent pas et/ou ne sont pas présents (tel un visage absent d'une pièce éclairée).