Citations de Dany Laferrière (1158)
On n'est pas insomniaque si on sait lire.
L'ART DE LIRE LA POÉSIE
Voilà une chose dont on ne parle
presque jamais et qui devrait faire
partie de notre mode de vie urbain :
la lecture de la poésie.
Depuis qu'on a quitté la campagne
pour cette vie accélérée la lecture
de la poésie est devenue aussi
essentielle que l'oxygène.
Les médecins auraient dû prescrire la poésie
comme traitement contre le stress.
Si les poètes semblent si angoissés c'est
pour que leurs lecteurs puissent mieux
respirer. D'abord un conseil : ça ne se lit
pas comme un roman. Chaque poème
est autonome. Prenez deux poèmes par jour :
un le matin et un autre le soir.
Trouvez un vers qui vous plaît et
ruminez-le durant toute la journée
jusqu'à ce qu'il s'incruste dans votre chair.
Le désir c'est la distance à parcourir entre la soif et la fontaine qui recule au fur et à mesure qu'on avance vers elle.
Il arrive toujours ce moment
où l'on ne se reconnaît plus
dans le miroir
à force de vivre sans reflet.
Lire n'est pas nécessaire pour le corps, seul l'oxygène l'est, mais un bon livre oxygène l'esprit.
Je suis un écrivain japonais
On a deux vies au moins. Une qui s'installe dans notre mémoire comme une pierre au fond de l'eau, et l'autre qui disparaît au fur et à mesure qu'elle se déroule comme si c'était vaporeux.
Aujourd'hui à cinquante-six ans, je réponds non à tout. Il m'a fallu plus d'un demi-siècle pour retrouver cette force de caractère que j'avais au début. La force du non. Faut s'entêter. Se tenir debout derrière son refus. Presque rien qui mérite un oui. Trois ou quatre choses au cours d'une vie. Sinon il faut répondre non sans aucune hésitation.
C'est simple : pour empêcher un Haïtien de rêver, il faut l'abattre.
Ma vie est un livre ouvert. Il n'y a pas de secret (elle dit ça en me regardant droit dans les yeux)... Ecoute , hier, j'ai envoyé de l'argent à Gilberte parce qu'elle a des problèmes, et quand elle a des problèmes, devine à qui elle s'adresse. Remarque, je n'ai rien contre, je n'ai pas envie qu'elle aille mendier à un homme, ça c'est impossible, aucune fille de Da ne s'est jamais humiliée ainsi. Résultat : il n'y a pas d'homme dans cette famille, d'accord, il y en a eu un et c'était ton père, pas n'importe qui... Les hommes, nous, on n'en a pas besoin. D'ailleurs à quoi ça sert, hein ? Qu'est-ce- que je ferais d'un homme ? J'aurais plutôt besoin d'un petit vieux millionnaire, non, milliardaire, parce que millionnaire aujourd'hui ça ne veut rien dire, et en plus il faudrait qu'il soit presque mort, deux ou trois ans à vivre, pas plus, parce que ça peut devenir lassant, tout ce qui dure trop longtemps devient lassant à la fin...
J
Faut lire Hemingway debout, Basho en marchant, Proust dans un bain, Cervantès à l’hôpital, Simenon dans le train (Canadian Pacific), Dante au paradis, Dosoto en enfer, Miller dans un bar enfumé avec hot dogs, frites et coke… Je lisais Mishima avec une bouteille de vin bon marché au pied du lit, complètement épuisé, et une fille à côté, sous la douche.
L’air est tout grouillant à force d’être chaud. Il n’y aurait qu’une allumette pour faire flamber Montréal. Je marche sans me presser. Un peu en avant de moi, une fille sort de la librairie Hachette avec un Miller sous le bras et presque rien sur le corps. Ma température grimpe aussitôt à 120 degrés. Il fait 90 degrés à l’ombre. Un rien et je flambe. Comme une de ces baraques des favelas de Rio. Je m’étais dit qu’il faut éviter les filles à l’air. A chaque été, je deviens complètement dingue. […] Juste au moment où je vais tomber amoureux de Miz Hachette, j’aperçois une autre fille qui s’avance en sifflant sur une bicyclette radieuse. J’arrête de respirer. Elle freine et s’arrête au carrefour. Lumière rouge : le pied gauche au sol, les reins légèrement cambrés et la nuque dégagée. Les filles veulent un minimum de cheveux en été. Le corps tendu comme un arc. Lumière verte : elle donne un vigoureux coup de pédale du pied droit. Le corps projeté en avant. Dernières images : un dos pur, le mouvement gracieux des hanches, des cuisses graciles de pubère. Emotion : la douleur de voir partir ainsi pour toujours quelqu’un qu’on a aimé éperdument, ne serait-ce que l’espace de douze secondes et trois dixièmes.
Le poète m’aide à faire le lien entre cette douleur qui me déchire et le subtil sourire de mon père
Ces jeunes garçons qui dansaient nus
sous la pluie, me dis-je
en rentrant à l'hôtel,
ne voulaient aucun adulte dans leur jeu.
L'adolescence est un club exclusif.
Ici on vit d’injustice et d’eau fraîche.
Toujours dans le bain. Le téléphone cette fois pas loin de ma main gauche. Je songe un peu à Miki. Même le téléphone n'a pas pu déformer sa voix fraîche. Je pense surtout à ce week-end terrible que j'ai passé chez elle, il y a près de vingt ans. On se demande pourquoi tel événement se fixe dans nos mémoires. Quand on imagine toutes ces histoires (de microscopiques sensations crépitant constamment à la surface de notre peau), on s'interroge sur celles qui vont se fixer sur notre corps en tatouages colorés. Pas toujours ces histoires brûlantes, au premier jour, qui nous ont gardés éveillés toute la nuit. Souvent, ce sont des centaines d'émotions si furtives qu'on les a crues mineures. Alors qu'elles s'enfonçaient clandestinement sous notre peau, restaient sans bruit comme un espion dormant, pour refaire surface des années plus tard. Entre-temps, elles auront contribué à changer notre rythme interne. Si nous ignorons pourquoi certaines fois notre sang se met à courir plus vite dans nos veines, c'est parce que nous ne savons à peu près rien de ce qui se trame sous notre peau. Cette habitude de croire que notre cerveau contrôle tous les réseaux du système, et qu'aucune information ne saurait échapper à ses antennes ultrasensibles, pourrait nous aveugler sur l'essentiel. La mémoire de la peau.
Le pouvoir, l’argent et le sexe, disait mon prof d’histoire, voilà le trio infernal qui mène les hommes. Quand vous aurez compris cela, messieurs, vous aurez tout compris. Et l’amour? Écoutez, on parle de choses sérieuses ici, lançait-il alors de sa voix tonitruante, (p.17)
J'ai toujours pensé que c'était le livre qui franchissait les siècles pour parvenir à nous
jusqu'à ce que je comprenne que c'est le lecteur qui fait le déplacement...
Charlie Parker crève la nuit. Une nuit moite et lourde des Tristes Tropiques. Le jazz me ramène toujours à la Nouvelle-Orléans et ça fait un Nègre nostalgique.
Quand je vois cet adolescent assis tout seul
sur une branche de manguier en train
de gratter une vieille guitare déglinguée
je me dis que les musiciens amateurs
ont remplacé les oiseaux.
Ce qui manque à ce garçon
c'est une paire d'ailes transparentes.
Longue file d'attente au bureau de poste. On est serré comme des sardines. J'avise une sardine, juste devant moi. Elle lit un bouquin. Je suis une sardine maniaque de bouquins. Dès que je vois quelqu'un en train de lire un livre, il faut que je sache quel est le titre, si elle aime ça et de quoi ça parle.
- Ça parle de quoi ?
- Quoi ?
- Ton bouquin ?
- C'est un roman.
- Quel genre ?
- Science-fiction.
- T'aimes ça ?
- Comme ça.
- C'est pas bon alors ?
- Sais pas.
- T'aimes pas ça ?
Elle relève sa tête rousse. Il y a des regards qui font peur. C'est une surdraguée et elle en a marre.
- Qu'est-ce que tu veux ?
Elle a haussé le ton.
- Excuse-moi.
- Fous-moi la paix, veux-tu ?
- Oublie ça, je balbutie.