David S. Khara

Elle ne trouva aucune trace de son billet pour le lendemain, bien qu’elle doutât que les vols reprennent avant plusieurs jours. Plus problématique, elle n’avisa pas non plus son passeport diplomatique.
Soudain, une image lui revint en mémoire. Au moment où l’avion se désagrégeait dans les airs, alors qu’elle s’accroupissait par réflexe en tournant le dos aux baies vitrées, et avant qu’il n’en fasse de même, Enzo Meazza tendait son bras vers le guichet…
— Cet imbécile a embarqué mon passeport ! s’exclama-t-elle.

Cette vision, tel un électrochoc, rappela Janet à la réalité. Elle héla une troupe de brancardiers et médecins qui pénétraient dans le hall au pas de charge. Une des équipes entendit son appel et Lydia fut aussitôt prise en charge. Après avoir testé la réactivité et la mobilité de ses doigts, le praticien jugea ses blessures certes spectaculaires mais sans réelle gravité. Il ordonna qu’elle fût accompagnée dans l’une des cafétérias du terminal, transformée en hôpital de fortune.

À l’extérieur, un concert de sirènes annonçait l’arrivée des premières ambulances et des renforts de police. Quelques secondes suffirent à improviser un cordon de sécurité afin de tenir la foule à l’écart du bâtiment. À ceux anxieux pour leurs proches présents sur les lieux de la catastrophe se mêlaient les immanquables vautours brandissant des téléphones portables ou des tablettes tactiles.

Le nuage de poussière qui avait envahi le hall se dissipait peu à peu. Le terminal D grouillait désormais de femmes et d’hommes en uniforme qui tentaient de rétablir un semblant de calme au milieu du chaos et de la désolation. Partout retentissaient les cris des blessés, frappés par les projections de verre ou, pire, mutilés par l’effondrement d’un pan entier de la toiture perforée par le moteur de l’avion maintenant encastré dans le sol. Les forces de l’ordre se retrouvaient épaulées par des passagers indemnes se réclamant du corps médical ainsi que par des pompiers affectés à la sécurité de l’aéroport.

Accroupi devant le comptoir, Enzo se releva en titubant, imité par Janet qu’il aida à maintenir son équilibre. Ils échangèrent des regards incrédules avec Lydia.
Sans dire un mot, tous trois comprirent que le vol Air France pour Paris n’atteindrait jamais sa destination.

Le sifflement s’estompa. Lydia osa un coup d’œil par-dessus son bras et découvrit une véritable scène de guerre. Enveloppés d’un nuage de poussière blanchâtre, des gens à terre criaient, allongés dans des mares de sang. Ceux qui restaient debout déambulaient, hagards, tels des zombis. Une meute de policiers et d’agents de sécurité se répandait déjà dans les allées. Certains portaient secours aux innombrables blessés. D’autres convergeaient, extincteurs en main, vers un immense réacteur dont les pales tournaient encore et qui se consumait au milieu du hall dévasté.

Une déflagration retentit alors, semblable au hurlement d’un gigantesque animal blessé, aussitôt remplacé par un sifflement douloureux. La structure du bâtiment vacilla, puis geignit sous de multiples impacts évoquant un bombardement. Toutes les parois vitrées, plafond compris, explosèrent simultanément. L’employée de la compagnie aérienne eut à peine le temps de protéger son visage dans le pli de son coude. Des millions de débris coupants propulsés telles des rafales de mitrailleuse fendirent l’air, fauchant à l’aveugle la foule stupéfaite.

La construction d’installations aussi sensibles sur des zones sismiques identifiées fait également débat au sein de la classe politique américaine. Les mots “corruption” et “incompétence” ont été prononcés lors d’échanges houleux, par médias interposés, entre représentants de la majorité et de l’opposition. Pour faire face à ces accusations, le Sénat a annoncé qu’il diligentait une enquête afin de déterminer d’éventuels dysfonctionnements dans la chaîne de décision et d’établir les responsabilités le cas échéant.

Plus d’informations sur cette crise nucléaire dans notre prochaine édition.

« … le communiqué émanant du Président du Directoire de la société Nucorp se veut rassurant. Pourtant de nombreuses voix s’élèvent au sein de la communauté scientifique internationale pour dénoncer la gestion des opérations de refroidissement du réacteur 4, hors de contrôle depuis que la centrale atomique a été endommagée par le tremblement de terre qui a frappé l’Arizona en fin de semaine dernière.

Porter le nom d'un dieu n'a jamais rendu personne immortel, pensa-t-elle en arrivant sur le palier.

p.574-5.
Mais Woodridge avait vu juste sur un point. La futilité dirigeait le monde moderne. L'indignation d'un moment s'effaçait au fil des jours, se dissolvait dans l'attente d'une promotion, d'un nouveau film ou du prochain événement sportif. L'individualisme et les communautarismes s'érigeaient en murailles contre les valeurs essentielles de solidarité et de partage. Ce monde ne croyait plus en rien. Au point de faire passer Eytan pour un idéalisme. Un comble...

p.511.
- Si elle supporte mon traitement, je la veux, elle, annonça-t-il avec solennité.
Elena vit son père se prendre le visage à deux mains.
- Jamais ! s'insurgea-t-il. Je ne peux pas... Je ne peux pas vous laisser prendre ma fille et la transformer en cobaye.
- Étonnant... Vous êtes prêt à regarder votre unique enfant mourir dans d'atroces souffrances pour respecter un code moral compris de vous seul ?
- Ici, de vrais médecins s'occupent d'elle ! Personne ne se prend pour Dieu !
- Et quel bien cela lui fait-il ? Quels résultats obtiennent ces vrais médecins ? La pitié, la compassion, et même cette illusion que vous nommez « amour » ne sauveront pas votre enfant. Prenez le temps d'y réfléchir au calme, pesez le pour et le contre. Je reviendrai demain en fin de journée pour prendre connaissance de votre décision finale. Bonne soirée, commissaire.

p.497.
- Tu devrais te calmer, Elliot, ce qui vient de se passer ici nous dépasse tous les deux. C'est de la politique.
- Non ! C'est l'exploitation de la souffrance à des fins militaires !

p.486.
- Les Américains ont protégé Ishii et son équipe pour récupérer leurs travaux. Les services secrets voyaient une vraie mine d'or dans leurs expérimentations sur l'être humain. La rapidité et l'ampleur des progrès sont proportionnelles à la cruauté et à l'acharnement à s'affranchir de l'éthique scientifique. Sur ce postulat, je te laisse imaginer la portée des découvertes de l'Unité 731... Juger Ishii n'était plus possible, donc il m'aurait fallu l'abattre. Et mettre l'Oncle Sam très en colère, ce qui, en plein milieu de la guerre froide, n'était pas très avisé.
- Et avec tout ça, tu considères le Consortium comme ton ennemi ? Railla Elena. Nous sommes des angelots à côté de ce que tu me décris.
- J'ai déjà entendu ce genre d'excuses. Financer des fous pour leur donner les moyens de réaliser leurs objectifs est un crime en soi, je ne fais pas de distinction. On peut verser le sang en signant un bordereau aussi bien qu'en pressant une détente. À mes yeux, ton organisation et Ishii représentent la même abomination

p.416-7.
Il s'empara de la télécommande du téléviseur et passa sur la chaîne info qui continuait à diffuser les images du ballet des Canadairs survolant la forêt locale. Les mêmes plans tournaient en boucle depuis des heures alors que les avions avaient regagné leur base depuis belle lurette. La présentatrice revenait sur la coordination exemplaire entre les pompiers et l'armée qui avait permis de juguler la catastrophe.
En écoutant les énormités relayées innocemment par les journalistes, Vladek repensa avec tristesse à la devise de son pays : Pravda zvitzi.
La vérité vaincra...

p.283.
- Tu comprends, maintenant, pourquoi je fais ce métier ? J'offre aux victimes la justice qu'elles méritent.
- Ne vaudrait-il pas mieux protéger les victimes avant qu'elles ne le deviennent ?
Eytan baissa la tête et inspira longuement.
- Pour cela, il faudrait que l'homme cesse d'être un loup. En attendant, je décime la meute.

p.256.
Dans la famille, on ne badinait pas avec le savoir. Leur père, médecin, insistait sur le besoin d'apprendre, et surtout, de comprendre.
- C'est à ce prix que vous resterez maîtres de votre destin. Le savoir est une clef qui vous ouvrira toutes les portes si vous en faites bon usage, répétait-il inlassablement.

p.230-1.
Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, de nombreux nazis et collaborateurs de haut rang se dispersèrent à travers le monde avec l'aide des Alliés. Le but était de contrer les vues expansionnistes de Staline. Certains furent installés en Pologne, d'autres en Autriche, frontières directes avec le bloc de l'Est. D'autres émigrèrent en Amérique latine. La plupart n'eurent pas à fuir, mais furent exfiltrés avec la complicité des services de renseignements français, anglais et américains. Pour ces derniers, l'objectif était double : financer les dictatures à la solde de la CIA et apporter le savoir-faire acquis dans les différentes fonctions exercées par ces hommes. Le trésor de guerre des nazis et les compétences en matière scientifique, industrielle et policière valurent l'impunité à quelques-uns des plus grands tortionnaires que la terre ait portés. Les politiques appellent cela le pragmatisme. Les journaux ont déterré ce qu'ils nomment « le scandale des retraites dorées des anciens SS sur les bords du Rio de la Plata ». mais ces hommes n'étaient pas à la retraite. Ils travaillaient pour les gouvernements locaux.

p.197.
Andreï repensa aux termes exacts de sa tâche. Les services secrets rencontreraient une vingtaine de chercheurs et ingénieurs durant la nuit, aux alentours du Reichstag. Les rémunérations et avantages offerts dépendraient de la classification établie par ses soins. À la demande de ses supérieurs, il avait mis l'accent sur les spécialistes de la propulsion. Viendraient ensuite les experts en armement. Le reste bénéficierait de traitements moins confortables. Mais compte tenu de la situation, peu valait mieux que rien. L'anéantissement de l'Allemagne servirait donc à cela : contraindre les survivants à se satisfaire de peu. Et pour les vainqueurs, la récolte s'effectuerait à bon compte. Peu importaient les méfaits des hommes et femmes recrutés, ou leur niveau d'implication dans le régime nazi. Cette pensée glaça Andreï. La vengeance, la soif de liberté et les idéaux s'évanouissaient devant les bénéfices colossaux réalisables. Churchill, Roosevelt, Staline, de Gaulle, aucun n'échappait au pragmatisme désincarné des intérêts économiques et militaires. Un nouvel ordre mondial verrait le jour sous peu. La bataille pour la première place s'annonçait féroce et technologique.

p.193-4.
Comme si la sauvagerie des vainqueurs effaçait la barbarie des perdants...
Quelle connerie, se dit-il.
Formulée à voix haute, cette réflexion lui aurait valu le peloton d'exécution dans l'heure. À l'instar de nombre de ses camarades qui n'en pensaient pas moins. Il se rappela que Staline partageait avec Hitler un goût prononcé pour les purges. Sous les deux régimes, se taire restait la seule recette fiable pour prolonger son espérance de vie.