Citations de Denis Grozdanovitch (84)
En fin de compte, c'est peut-être au cours de mes parties d'échecs que j'ai le mieux éprouvé le relâchement de la vitesse du temps. La sensation était à chaque fois de m'être penché avec tant d'attention sur les figurines que j'avais fini - à l'instar d'Alice - par passer à travers le miroir pour intégrer l'étrange et merveilleux monde-échiquier imaginé par le révérend Dodgson. Un monde dans lequel non seulement le temps coutumier n'a plus cours mais où tout est inversé : pour atteindre un but il faut d'abord s'en éloigner, pour rester sur place il faut courir très vite, il est impossible de se "souvenir du futur", un simple fantassin peut devenir reine et enfin, au moment d'étancher votre soif on vous offre un gâteau sec ! Oui, aussitôt que nous nous sommes égarés, nous autres bienheureux naufragés des soixante-quatre cases, dans le labyrinthe enchanté (et sans doute infini) des combinaisons potentielles de nos chères armées de bois, dont la vitesse de déplacement - lente ou foudroyante - est fonction de nos perspectives mentales conjuguées aux fulgurances de notre imagination, il est assez évident que le temps coutumier s'interrompt. Le temps de l'échiquier qui commence alors, et cela en dépit des coups d'œil anxieux que nous pouvons glisser de temps à autre à la pendule chronométrique, est d'une texture toute carrollienne.
Bienheureuses temporisations
- p108 -
S'il est un domaine où Bergson excelle particulièrement à mes yeux, c'est bien celui qui concerne la question du temps !
Le temps de la liberté intérieure
p 82
"la littérature véritable, à savoir celle qui, en deçà ou au-delà de l'écume des événements immédiats, relie entre elles, dans le temps et dans l'espace, les âmes fraternelles, n'a sans doute pas sa source dans le langage ni dans l'habileté rthéorique mais plutôt au plus profond de l'âme communautaire des peuples et fatalement donc (qu'on le sache expréssement ou non) dans les plus vieux mythes consacrés par les traditions et que l'imagination moderne réinvente, bref que l'esprit du temps habille de parures nouvelles, combine de façon inusitée, sans jamais en modifier pourtant la teneur pérenne."
Ce n'était pourtant qu'un simple chat, me direz-vous ! Oui, bien sûr. Mais n'est-ce pas précisément la muette fragilité du lien qui nous rattache à nos compagnons animaux, qui fait que lorsqu'il se rompt, nous nous sentons touchés au plus secret du coeur ; d'une curieuse façon en vérité, toute différente mais pas moins vive qu'avec les humains ? Et puis ce sentiment puissant, soudain, d'être en prise directe, sans artifice consolateur, avec la matière même du néant ! de nous sentir investis d'une extravagante et dérisoire mission : sauver de l'immense oubli une mince, évanescente, identité féline !...
A vrai dire, il m'a toujours semblé que la météorologie climatique induisait en nous, selon les variations de l'atmosphère, une météorologie plus subtile : celle de nos états d'âme. La joie ou la gaieté, la tristesse ou la mélancolie, l'impatience, l'humeur vagabonde ou la paresse de certains jours paraissent bien en effet (du moins en majeure partie) être reliées au temps qu'il fait.
Et puis surtout, lorsque la pluie avait commencé tôt le matin et menaçait de durer, il y avait les lectures ! Ces longues lectures des jours de pluie dans lesquelles on s'embarquait, ma soeur et moi, chacun à un bout de la pièce, nous adressant de temps à autre des commentaires sur nos émerveillements respectifs (que nous n'écoutions d'ailleurs qu'à demi, tellement nous étions "pris" par nos aventures livresques respectives), et qui demeurent pour moi l'un des cadeaux les plus somptueux que la vie m'ait offert !
Les chats sont à la fois nos compagnons et nos maîtres discrets dans l'art d'apprivoiser le temps, des funambules dilettantes en équilibre sur le fil du présent, et leur langueur associée à leurs réflexes foudroyants devrait nous enseigner la bonne manières de réagir aux sollicitations des événements. Au lieu de nous agiter frénétiquement (la plupart du temps en pure perte), nous devrions apprendre d'eux comment économiser notre énergie. Celui-ci s'appelle Fulvio, il est venu un matin stationner devant ma porte, de toute évidence abandonné, et puis il n'est jamais reparti; les vrais chats de compagnies surgissent ainsi un jour dans notre vie, de façon assez décisives ; c'est troublant.
Sinistrovolubile
" Combien n'en avait-il pas connues, dans ses années de jeunesse au Quartier latin, de ces belles plantes sinistrovolubiles admirée de tous ! "
LITTRÉ : Terme de botanique.Volubile à gauche.Le haricot est sinistrovolubile, c'est-à-dire que la tige en montant se dirige vers la gauche, en d'autres termes de droite à gauche.
COMMENTAIRE : Ceux qui ont cru, à la lecture de la phrase d'introduction, qu'il s'agissait des belles égéries politiques soixante-huitardes ou de certaines figures politiques de gauche au verbe facile et un tantinet fastidieux, sont tombés dans le piège. Par ailleurs, si l'on persiste sur le même mode plaisant à prolonger l'analogie possible avec la définition de Littré, il est amusant de remarquer qu'il est assez rare, somme toute, qu'en grimpant sur l'échelle sociale une personnalité politique évolue de droite à gauche...
( p.212)
Établir un contact amical avec l'immense complexité du monde est, en filigrane, le dessein que je me suis fixé en me laissant porter par cette promenade philosophico-littéraire.
Pour ma part, repris-je , j'aime la grisaille parisienne. C'est difficile à expliquer mais certains jours, à Paris, quand le temps est gris-bleu (au bord de la pluie, mais on sait qu'il ne pleuvra pas), remonter le long des quais à vélo en observant les péniches qui ronronnent sur la Seine, les mouettes qui virevoltent et font des loopings, les amoureux qui s'étreignent sur un banc, les innombrables terrasses de café emplies d'une foule apparemment insouciante, on en arrive à oublier la rage imbécile des automobiles tout autour et si, en outre, on a un rendez-vous avec une éventuelle conquête dans un musée pour une exposition Bonnard, et rien d'autre à faire pour le reste de la journée que de fureter dans les librairies, lire ou participer à quelques parties d'échecs au jardin du Luxembourg, puis baguenauder dans les rues sans but bien précis, alors la névrose occidentale prend des allures de plaisir raffiné, ne crois-tu pas ?
et si le temps gagné par l'entremise de la vitesse était inutilisable pour le bonheur
Robinson
" L'averse fut si violente que je regrettai amèrement d'avoir oublié mon précieux robinson"
LITTRÉ. Se dit familièrement d'un parapluie, par allusion à celui de Robinson Crusoé.
COMMENTAIRE. Le gros problème avec le Robinson, c'est que, l'étymologie du mot lui étant probablement fatale, on l'oublie très facilement.
( p.199)
Lucubrateur
" Il sortit de son cabinet pour mon m'accueillir.Il arborait la mine de papier mâché et la douce tristesse indéfiniment grands lucubrateurs-- ceux à qui nous devons quelques unes de nos plus vives émotions littéraires."
LITTRÉ. Celui qui travaille à des ouvrages d'esprit, surtout la nuit.
" L'orgueil discret, la morgue taciturne de ce savant lucubrateur", Delille, Conversations. III.
COMMENTAIRE. Il serait intéressant que de fins sémiologues cherchent à distinguer dans les œuvres ce qu'elles doivent aux " élucubrations" plutôt qu'aux élaborations diurnes.
( p.117)
Le critique d'art réputé m'avait invité à venir écouter une conférence qu'il tenait à l'Académie des beaux-arts _contiguë à l'Académie française. Comme non seulement je ne manque jamais une occasion de m'ennuyer délicieusement , mais qu'encore je n'avais jamais eu l'occasion de pénétrer dans cette enceinte prestigieuse ,j'avais accepté avec empressement.
D'abord il est impossible d'apprécier sa paresse si on n'a pas une masse de travail devant soi. Ce n'est pas drôle de ne rien faire quand on n’a rien à faire!
S'il en est un qui sait s'adonner aux plaisirs discrets et hasardeux de la contemplation, c'est bien le flâneur.
Pourquoi sommes-nous donc à ce point gagnés par le bien être dès que nous abordons et séjournons, ne fût-ce que pour quelques heures, dans les îles ? Ossip Mandelstam déclare, dans Le Sceau égyptien, que c’est parce qu’il ne s’y ouvre que des chemins courts et limités qui n’offrent plus « l’infini de leur liberté négative » ! Il est vrai que nous n’y sommes plus perpétuellement tenaillés par l’anxiété des choix comme c’est le cas aux différents carrefours du monde !
Si observons l'évolution actuelle du monde et ce qui semble logiquement se profiler, nous entrevoyons mal comment une vrai civilisation pourrait subsister ou même comment la planète pourrait se survivre à elle-même, c'est certain. Mais ne faut-il pas conserver espoir en un quelconque imprévu ?
Embarbotter (S')
"Il s'était tellement embarbotté qu'il multipliait les digressions pour se donner le temps de trouver une issue."
LITTRÉ. Ne pas pouvoir sortir des phrases qu'on a commencées.
COMMENTAIRE. S'embarbotter dans des déclarations médiatiques est une épreuve que redoutent tout particulièrement les hommes politiques d'aujourd'hui, mais cela fait le bonheur de leurs imitateurs, et le nôtre aussi par la même occasion.
( p.65)
Nous connaissons tous des personnes affligées de zemblanité, et de même que la sérendipité est, sans doute, connectée à ce don de se trouver au bon endroit au bon moment, la zemblanité me parait l'être à celui de se trouver au mauvais endroit au mauvais moment;