L'académicien Erik Orsenna publie «Géopolitique du moustique», chez Fayard, dans lequel il entraîne les lecteurs dans un grand voyage pour tenter de mieux comprendre la terre et la mondialisation. À ses côtés, René de Obaldia, de l'Académie française, évoque la sortie de son ouvrage «Perles de vie», publié chez Grasset, un recueil de pensées et de citations. Cinq grands noms du théâtre - François Morel, Jean Rochefort, François Berléand, Bernard Murat et Michel Bouquet - rendent hommage à son oeuvre. La biologiste Emmanuelle Pouydebat publie «L'Intelligence animale», chez Odile Jacob, tandis que Denis Grozdanovitch fait paraître «Le Génie de la bêtise», chez Grasset. L'émission propose également un entretien, enregistré aux Etats-Unis, avec la romancière américaine Toni Morrison, prix Nobel de littérature en 1993.
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En fin de compte, c'est peut-être au cours de mes parties d'échecs que j'ai le mieux éprouvé le relâchement de la vitesse du temps. La sensation était à chaque fois de m'être penché avec tant d'attention sur les figurines que j'avais fini - à l'instar d'Alice - par passer à travers le miroir pour intégrer l'étrange et merveilleux monde-échiquier imaginé par le révérend Dodgson. Un monde dans lequel non seulement le temps coutumier n'a plus cours mais où tout est inversé : pour atteindre un but il faut d'abord s'en éloigner, pour rester sur place il faut courir très vite, il est impossible de se "souvenir du futur", un simple fantassin peut devenir reine et enfin, au moment d'étancher votre soif on vous offre un gâteau sec ! Oui, aussitôt que nous nous sommes égarés, nous autres bienheureux naufragés des soixante-quatre cases, dans le labyrinthe enchanté (et sans doute infini) des combinaisons potentielles de nos chères armées de bois, dont la vitesse de déplacement - lente ou foudroyante - est fonction de nos perspectives mentales conjuguées aux fulgurances de notre imagination, il est assez évident que le temps coutumier s'interrompt. Le temps de l'échiquier qui commence alors, et cela en dépit des coups d'œil anxieux que nous pouvons glisser de temps à autre à la pendule chronométrique, est d'une texture toute carrollienne.
Bienheureuses temporisations
- p108 -
S'il est un domaine où Bergson excelle particulièrement à mes yeux, c'est bien celui qui concerne la question du temps !
Le temps de la liberté intérieure
p 82
"la littérature véritable, à savoir celle qui, en deçà ou au-delà de l'écume des événements immédiats, relie entre elles, dans le temps et dans l'espace, les âmes fraternelles, n'a sans doute pas sa source dans le langage ni dans l'habileté rthéorique mais plutôt au plus profond de l'âme communautaire des peuples et fatalement donc (qu'on le sache expréssement ou non) dans les plus vieux mythes consacrés par les traditions et que l'imagination moderne réinvente, bref que l'esprit du temps habille de parures nouvelles, combine de façon inusitée, sans jamais en modifier pourtant la teneur pérenne."
Ce n'était pourtant qu'un simple chat, me direz-vous ! Oui, bien sûr. Mais n'est-ce pas précisément la muette fragilité du lien qui nous rattache à nos compagnons animaux, qui fait que lorsqu'il se rompt, nous nous sentons touchés au plus secret du coeur ; d'une curieuse façon en vérité, toute différente mais pas moins vive qu'avec les humains ? Et puis ce sentiment puissant, soudain, d'être en prise directe, sans artifice consolateur, avec la matière même du néant ! de nous sentir investis d'une extravagante et dérisoire mission : sauver de l'immense oubli une mince, évanescente, identité féline !...
A vrai dire, il m'a toujours semblé que la météorologie climatique induisait en nous, selon les variations de l'atmosphère, une météorologie plus subtile : celle de nos états d'âme. La joie ou la gaieté, la tristesse ou la mélancolie, l'impatience, l'humeur vagabonde ou la paresse de certains jours paraissent bien en effet (du moins en majeure partie) être reliées au temps qu'il fait.
Les chats sont à la fois nos compagnons et nos maîtres discrets dans l'art d'apprivoiser le temps, des funambules dilettantes en équilibre sur le fil du présent, et leur langueur associée à leurs réflexes foudroyants devrait nous enseigner la bonne manières de réagir aux sollicitations des événements. Au lieu de nous agiter frénétiquement (la plupart du temps en pure perte), nous devrions apprendre d'eux comment économiser notre énergie. Celui-ci s'appelle Fulvio, il est venu un matin stationner devant ma porte, de toute évidence abandonné, et puis il n'est jamais reparti; les vrais chats de compagnies surgissent ainsi un jour dans notre vie, de façon assez décisives ; c'est troublant.
Et puis surtout, lorsque la pluie avait commencé tôt le matin et menaçait de durer, il y avait les lectures ! Ces longues lectures des jours de pluie dans lesquelles on s'embarquait, ma soeur et moi, chacun à un bout de la pièce, nous adressant de temps à autre des commentaires sur nos émerveillements respectifs (que nous n'écoutions d'ailleurs qu'à demi, tellement nous étions "pris" par nos aventures livresques respectives), et qui demeurent pour moi l'un des cadeaux les plus somptueux que la vie m'ait offert !
Pour ma part, repris-je , j'aime la grisaille parisienne. C'est difficile à expliquer mais certains jours, à Paris, quand le temps est gris-bleu (au bord de la pluie, mais on sait qu'il ne pleuvra pas), remonter le long des quais à vélo en observant les péniches qui ronronnent sur la Seine, les mouettes qui virevoltent et font des loopings, les amoureux qui s'étreignent sur un banc, les innombrables terrasses de café emplies d'une foule apparemment insouciante, on en arrive à oublier la rage imbécile des automobiles tout autour et si, en outre, on a un rendez-vous avec une éventuelle conquête dans un musée pour une exposition Bonnard, et rien d'autre à faire pour le reste de la journée que de fureter dans les librairies, lire ou participer à quelques parties d'échecs au jardin du Luxembourg, puis baguenauder dans les rues sans but bien précis, alors la névrose occidentale prend des allures de plaisir raffiné, ne crois-tu pas ?
Établir un contact amical avec l'immense complexité du monde est, en filigrane, le dessein que je me suis fixé en me laissant porter par cette promenade philosophico-littéraire.
Pourquoi sommes-nous donc à ce point gagnés par le bien être dès que nous abordons et séjournons, ne fût-ce que pour quelques heures, dans les îles ? Ossip Mandelstam déclare, dans Le Sceau égyptien, que c’est parce qu’il ne s’y ouvre que des chemins courts et limités qui n’offrent plus « l’infini de leur liberté négative » ! Il est vrai que nous n’y sommes plus perpétuellement tenaillés par l’anxiété des choix comme c’est le cas aux différents carrefours du monde !