Citations de Ella Maillart (97)
Je déplorai la fin de sa jeunesse innocente et toujours étonnée, pendant laquelle elle avait été mienne, où je pouvais lire ses pensées et où ma toute-puissance l'avait impressionnée. Maintenant, impénétrable, elle a son monde à elle, le vrai monde des chats, fermé à ma compréhension. C'est moi qui, désormais, appartiendrais à ma chatte et serais à sa merci quand elle condescendrait à rester avec moi.
Il y a de nobles Kirghises - à tout seigneur tout honneur - à maigre barbe pointue, yeux acérés, portant le bonnet de velours bordé d'astrakan gris ou noir, large couronne régulière ; certains de ces bonnets n'ont qu'une toute petite bande de fourrure, sorte de toque ourlée.. Ils sont toujours sur leurs petits chevaux, ayant l'étrier long; d'épaisses couvertures cachent la selle de bois. Leurs femmes portent un énorme turban d'une blancheur éclatante : l'étoffe aux spirales très fines et parallèles, non pas croisée comme dans le sud, passe sous le menton, imposant bandage de tête ! Ce sont les "manaps", les patriarches, chefs de tribu de qui dépendaient souvent des centaines de yourtes.
Oh ! Quel monde que le nôtre ! Comme j'aime sa variété, sa beauté, son humanité qui lutte toujours. Et comment pourrai-je jamais voir de mes propres yeux tout ce qui m'attire si fortement ?
"Je sentais que j'allais vers une prison, disait-elle d'un air détaché. Je ne sais pas pourquoi, mais j'étais trop faible pour me libérer alors que c'était encore possible." Je pouvais imaginer combien il était difficile pour ces deux êtres-là de devenir un couple.
Tout peut-être compris comme une expression de la puissance de l'amour et il nous incombe de découvrir notre voie propre vers l'Unique.
La moralité n'est pas le but de la vie, mais tout au plus un raccourci menant à la Réalité. Et ce n'est qu'en épuisant notre propre particularité que nous pouvons aller au-delà , jusqu'au centre de notre être.
Plus loin, un décor inoubliable s'étalait à nos pieds : un chapelet de lacs pris entre des falaises roses. Leurs coloris allaient du vert pomme à la turquoise, de la gentiane et du bleu de Prusse à l'indigo sombre. Peu profonds, les deux premiers étaient encastrés dans un cercle de calcaire d'un blanc éclatant. Les derniers lacs étaient reliés entre eux par de larges seuils inclinés et ponctués de buissons ronds, seule touche de végétation dans ce monde isolé. (p 278)
Une joie unique est en moi : quoiqu'il me semble toujours naturel d'être là où je me trouve, je sais que cette arrivée à Kachgar, évoquée tant de fois, nous avait semblé chimérique à Pékin. La chance aidant, nous avons réussi. Et la réussite de cette traversée restera sans rivale dans mon expérience. En effet, l'Asie est unique, et pour moi qui aime surtout les vieux pays primitifs, il n'y a pas de continent qui lui soit comparable. Le bonheur le voilà : cette ivresse que crée un instant d'équilibre entre un passé qui nous satisfait et un avenir immédiat riche de promesses. [...] Un fou rire de gamine s'empare de moi tandis que je bourre les côtes de Peter de coups de coude, incapable d'exprimer autrement la joie qui bouillonne en moi. (p 262)
Où qu'on aille, partout la guerre imminente... Jusqu'au cœur de la Chine pacifiste où jusqu'à aujourd'hui le métier de soldat était considéré comme le plus vil ! La guerre moderne, la nécessité de s'armer, de militariser un pays pour qu'il puisse défendre son indépendance, voilà le cadeau que l'Occident aura apporté à l'Extrême-Orient. Pour unifier quatre cents millions de paisibles Chinois, afin de pouvoir les militariser efficacement, il faut semer la haine d'une nation voisine, seul levier qui soit assez puissant... Le beau progrès !
Est-il vrai que nous soyons de nouveau ici ? Et que deux ans se sont passés depuis la dernière fois ? Tout st si semblable que Miette et moi en sommes très émues.
Non, me répond la camarade Bloch, il n’y a toujours pas de réponse de Kiev ; Pograbetzki a dû partir en vacance. Pendant l’été, l’Académie des sciences d’Ukraine organise une expédition au Khan Tengri, sommet de 7300 mètres dans les monts T’ien Chan, à la frontière de la Chine.
Enfin quand il n'y a vraiment rien que les montagnes, la carcasse des bêtes abandonnées et le sable, le seul cheminement quotidien, la grande dérive du voyage, prend son sens véritable et, pour celui qui s'y abandonne, sécrète une sorte de bonheur. Je suis resté dans l'ombre bénéfique de cette lecture longtemps après l'avoir achevée. Je crois que le principal mérite de ce récit magnifique est d'être aussi un livre heureux. Sur l'exemplaire qu'elle m'a donné, l'auteur a écrit « un voyage où il ne se passe rien, mais ce rien me comblera toute ma vie ».Nicolas Bouvier préface
Sa vie traînait dans une atmosphère de crise latente. Une échappatoire eut été de rire d'elle-même. Mais pour ceux qui vivent intensément, le problème de la vie est si urgent qu'il ne laisse aucun loisir pour le palliatif de l'humour.
Seul l'instant présent est Réel, puissant... on devient ce que l'on pense : l'Energie suit la pensée. Le Passé est mort, ou sert à préparer l'Avenir ?
Dans l'Inde, j'eus enfin la possibilité de peser mes voyages dans mon cœur - et non dans la balance du temps et de l'espace. Á l'heure de ma mort, que représenteraient-ils ? IIs furent importants dans la mesure où ils me rapprochèrent de mon vrai centre. Lentement ils me menèrent à ce qui compte le plus. Le voyage intérieur est seul réel. J'ai fini par me trouver. Ce qui revient à dire que j'ai réussi à me débarrasser de mon moi fatigant autant qu'encombrant. Maintenant je sais qu'il y a un accès à ce Centre immuable qui est identique en chacun de nous. Et à cause de Lui, je peux enfin essayer en toute sincérité d'aimer mon prochain comme moi-même. Ne me sentant plus tiraillée, mais concentrée, je marche avec patience vers cette Unité qui, nous le sentons tous, est le premier ainsi que le dernier mot de la vie.
Lorsqu'un arbre ou un roc se dresse isolé dans le vide d'un désert, il participe de la grandeur environnante en centrant sur lui-même les radiations de l'immensité ; c'est là le charme du Tibet, ce vide autour du plus simple accident de terrain. Le même charme opère plus intensément encore lorsque au milieu d'une plaine vide c'est le vieux tombeau d'Oldjaytu qui surgit, isolé dans sa simple grandeur - œuf gigantesque dans un massif coquetier hexagonal dominant toute la plaine de Médie.
Nulle part ailleurs je n'avais vu des ombres bleu roi si denses à côté de masses pareillement enflammées de lumière, lorsque les premières flèches du soleil frappaient la chaîne de montagne au nord du Pandjir. Même la mort pouvait alors être belle: dans la brume lilas de l'aube brillait la noirceur soyeuse d'un cabri raidi dans la rigole de sang rouge coulant de sa gorge coupée. Nulle part ailleurs je n'ai écouté avec plus d'intensité le ronflement de la brise déchaînée descendue des grandes montagnes... C'était peut-être parce que j'étais libérée de ma fièvre de voir "le pays caché par l'horizon".
Pourquoi notre civilisation mine-t-elle, sape-t-elle, corrode-t-elle tout ce qu'elle touche? Pourquoi la plupart des Arabes, Japonais, Hindous ou Chinois adoptent-ils le pire de ce que nous offrons?
Si vous utilisez la plus grande partie de votre énergie à avancer de deux pas, puis à reculer de deux, huit heures par jour, année après année, tout en raccommodant les fils rompus de diaboliques bobines à filer, vous n'avez plus assez de vitalité et encore moins d'inspiration pour vivre votre propre vie pendant le reste de la journée.
3. « Nous étions toutes deux des voyageuses : elle, voulant avec chaque départ oublier sa dernière crise émotionnelle (et ne voyant pas qu'elle souhaitait déjà la suivante) ; moi, cherchant toujours au loin le secret d'une vie harmonieuse. […] Mais tandis que je me défiais moi-même afin de me prouver que je n'étais pas une nullité, elle au contraire se sentait si forte, si intangible, qu'elle ne pouvait concevoir qu'un excès ou une expérience puisse jamais entamer son innocence ou sa santé. "Comment une drogue essayée par curiosité pourrait-elle jamais me faire du mal, à moi, Christina ?" » (p. 150)