Citations de Elsa Morante (224)
Ah, c’est un enfer d’être aimé par quelqu’un qui n’aime ni le bonheur, ni la vie, ni soi-même, mais qui n’aime que vous ! Et si l’on a envie de se soustraire à une telle tyrannie, à une telle persécution, elle vous appelle Judas ! (p. 152)
Tous les biens et tous les maux : la faim qui fait tomber les dents, la laideur, l'exploitation, la richesse et la pauvreté, l'ignorance et la stupidité... pour Santina ce ne sont là ni justice ni injustice. Ce sont de simples nécessités inéluctables, dont la raison n'est pas donnée. Elle les accepte parce qu'elles se produisent, et elle les subit sans le moindre doute, comme une conséquence naturelle du fait d'être née.
Peut-être qu'au moment de son entreprise éthiopienne protégée par le nazi Hitler (et suivie, du reste, immédiatement par leur autre et commune entreprise espagnole), le fasciste Mussolini ne se rendait pas compte qu'il venait maintenant d'accrocher pour toujours son char de carnaval au char mortuaire de l'autre.
On sait que la fabrique des rêves enterre souvent ses fondations dans les débris de la veille ou du passé. Mais dans le cas de Mussolini, ce matériau, vu son caractère superficiel, était assez évident; alors que dans celui d'Hitler, c'était un grouillement d'infections, agglutiné à Dieu sait quelles racines de sa mémoire détraquée.
Est transmise à tous les chefs des provinces pour exécution immédiate l'ordonnance de police suivante :
1 - Tous les juifs, même discriminés, à quelque nation qu'ils appartiennent, résidant sur le territoire national, doivent être envoyés dans les camps de concentration spéciaux. Tous leurs biens, meubles et immeubles, doivent être mis immédiatement sous séquestre en attendant d'être confisqués au profit de la République Sociale italienne, laquelle les affectera à l'indemnisation des indigents sinistrés par les raids aériens ennemis.
2 - Tous ceux qui, nés d'un mariage mixte, furent, en application des lois raciales en vigueur, reconnus comme appartenant à la race aryenne, doivent être soumis à la surveillance spéciale des organismes de police.
Rome, 30 novembre 1943
P 269
Mais si on faisait allusion au théâtre, ou à la danse, ou à l'opéra, ses yeux s'assombrissaient, son front se plissait, et la famille devait assister à une métamorphose extraordinaire. Comme si une colombe ou un poulet se transformait soudain en hibou.
Maintenant je savais, avec une résolution extrême, que c'étaient là les dernières heures que je passais sur l'île ; et que le premier pas que j'allais faire au-delà du seuil de ma chambre serait pour m'en aller. C'est pour cela, peut-être, que je m'obstinais à rester enfermé dans ma chambre : pour retarder, de quelques heures au moins, ce pas irrémédiable et menaçant. p. 551
En même temps qu'allongeaient les soirées, j'avais repris l'habitude de lire et d'étudier à la cuisine, pour passer le temps en attendant l'heure du dîner ; mon livre préféré à cette époque était un gros atlas commenté par un abondant texte écrit. Ce volume contenait, pliées, d'immenses cartes géographiques que, chaque soir, m'agenouillant sur le dallage ou sur une chaise près de la table, je déployais devant moi. p. 292
Une mère était quelqu'un qui aurait attendu à la maison mes retours, en pensant à moi jour et nuit. Elle aurait approuvé tout ce que je disais, loué toutes mes entreprises et vanté la beauté supérieure des bruns, aux cheveux noirs, de taille moyenne et même peut-être au-dessous de la moyenne. p. 80
Le Christ n’est pas un spectre ; il est l’unique substance réelle en mouvement… Et ce christ-là, historiquement, fut un vrai Christ : c’est-à-dire un homme (ANARCHISTE) qui n’a jamais renié la conscience totale, à aucun prix ! On comprend donc et cela ne se discute pas : que ceux qui le regardaient, lui, voyaient le ciel ! Et que ceux qui l’écoutaient entendaient Dieu ! DIEU n’est pas une parole ! C’est LA parole ! »
Et arrivé là, David, entraîné par son sujet, se mettait à discourir à pleine voix, avec une emphase passionnée … Le Pouvoir, expliquait-il à Santina, est dégradant pour celui qui le subit, pour celui qui l’exerce et pour celui qui l’administre ! Le Pouvoir est la lèpre du monde ! Et le visage humain, qui regarde vers le haut et devrait réfléchir la splendeur des cieux, tous les visages humains, au lieu de cela, du premier jusqu’au dernier, sont défigurés par une telle physionomie lépreuse ! Une pierre, un kilo de merde seront toujours plus respectables qu’un homme, aussi longtemps que le genre humain sera souillé par le Pouvoir …
Et alors, maintenant, il semblera peut-être inutile à certains, que je narre le reste de la vie d'Useppe, laquelle a duré encore un peu plus de deux jours, et cela quand on en connaît déjà la fin. Mais à moi cela ne semble pas inutile. A la vérité, toutes les vies ont la même fin: et deux jours du petit calvaire d'un tout petit comme Useppe ne valent pas moins que des années. Qu'on me permette donc de rester encore un peu en la compagnie de mon tout-petit, avant que je m'en retourne seule au siècle des autres.
David avait l'impression, dans son exacerbation, d'être le centre exact d'un scandale universel, ni plus ni moins que si on l'avait lapidé. Il chancelait et une sueur de fièvre lui coulait du front. Alors, serrant les poings, il reprit le fil de sa harangue: "La nature appartient à tous les vivants", tâcha-t-il de nouveau d'expliquer d'une voix enrouée, "elle était née libre, ouverte, et EUX, ils l'ont comprimée et ankylosée pour la faire entrer dans leurs poches. Ils ont transformé le travail des autres en titres de bourse, et le champs de la terre en rentes, et toutes le vraies valeurs de la vie humaine, l'art, l'amour, l'amitié en marchandises à acheter et à empocher. Leurs Etats sont des banques d'usure, qui investissent le prix du travail et de la conscience d'autrui dans leurs sales affaires: fabriques d'armes et d'immondices, louches manigances, vols, guerres homicides! Leurs fabriques de biens de consommation sont d'affreux Lager d'esclaves, au service de leurs profits... Et les Autres... Mais peut-on encore croire en d'autres à opposer à EUX?
"les races, les classes, les citoyennetés sont des blagues: des spectacles d'illusionnisme montés par le Pouvoir. C'est le Pouvoir qui a besoin de la Colonne infâme du Pilori: "celui-là est juif, il est nègre, il est ouvrier, il est esclave... il est différent... c'est lui l'Ennemi!", tout ça, c'est des trucs pour masquer le véritable ennemi qui est lui, le Pouvoir! C'est lui, la pestilence qui plonge le monde dans le délire... On naît juif par hasard, et nègre et blanc par hasard..."
Et cette gêne quotidienne, avec les années, se développa peu à peu pour lui plus clairement et finit par devenir son grand refus fondamental, lequel, d'autre part, s'avérait pour lui incommunicable aux siens, tel un code de l'autre monde. De fait, ils vivaient, eux, nourris, dans chacun de leurs actes, de la conviction d'être honnêtes et normaux; alors que, dans chacun de leurs gestes ou de leurs paroles, il découvrait toujours un nouveau symptôme dégradant de cette plus grande perversion qui infectait le monde; et qui s'appelait bourgeoisie.
[…]il commença, s’exprimant dans un langage si appliqué et si précis qu’on eût dit qu’il lisait les phrases d’un bréviaire :
1o Le mot fascisme est de frappe récente, mais il correspond à un système social de décrépitude préhistorique, absolument rudimentaire et, même, moins évolué que celui en usage chez les anthropoïdes (comme peut le confirmer quiconque a des notions de zoologie) ; 2o Ce système est fondé, en effet, sur la domination par la violence de ceux qui sont sans défense (peuples, classes ou individus) par ceux qui disposent des moyens d’exercer la violence ; 3o En réalité, depuis les origines primitives, universellement et tout au long de l’Histoire de l’humanité, il ne subsiste pas d’autre système que celui-ci. Récemment, on a donné le nom de fascisme ou de nazisme à certaines de ses manifestations extrêmes d’ignominie, de démence et d’imbécillité, propres à la dégénérescence bourgeoise : mais le système en tant que tel est en activité toujours et partout (sous des apparences et des noms différents, voire contradictoires…), toujours et partout depuis le début de l’Histoire de l’humanité…
Dans un traité sur la stratégie amoureuse, j’avais lu que les grands séducteurs recourent, en dernier ressort, à la tactique de l’absence pour transformer une aversion ordinaire en une extraordinaire nostalgie.
Et pour repousser une envie impossible, la seule arme possible est une HAINE totale. Mon ultime défense, et mon secours.
Je ne sais comment les hommes de science expliquent l’existence, au cœur de notre matière corporelle, de ces autres organes occultes de sensation, sans corps visible, et isolés des objets ; mais pourtant capables d’entendre, de voir et de capter chaque impression de la nature, et d’autres encore. On les dirait munis d’antennes et de sondeurs à écho. Ils agissent dans une zone exclue de l’espace, mais de mouvement illimité. Et c’est là, dans cette zone, que se produit (du moins tant que nous vivons) la résurrection charnelle des morts.
“Ah oui, la guerre est finie !ˮ répéta David sur un ton de polémique,“ et on est en temps de paix, oui…ˮ […] “Ce genre de paix-làˮ, invectiva-t-il […], “on en a fait cent mille ! Et on en fera cent mille autres, et la guerre n’est jamais finie ! Utiliser le mot PAIX pour certaines manigances, c’est… c’est de la pornographie ! C’est cracher sur les morts ! Mais oui, les morts, on en fait approximativement le compte, et puis on les met aux archives : affaire terminée ! Pour les anniversaires, des messieurs en habit portent une couronne au soldat inconnu…ˮ
(p. 808)