Courte vidéo autour de l'auteur de Mes amis, Emmanuel Bove, un pilier de L'Arbre vengeur.
Pour un peu d’affection, je partagerais ce que je possède : l’argent de ma pension, mon lit. Je serais si délicat avec la personne qui me témoignerait de l’amitié. Jamais je ne la contrarierais. Tous ses désirs seraient les miens. Comme un chien, je la suivrais partout. Elle n’aurait qu’à dire une plaisanterie, je rirais ; on l’attristerait, je pleurerais.
Quand le luxe me fait envie, je vais me promener autour de la Madeleine. C’est un quartier riche. Les rues sentent le pavé de bois et le tuyau d’échappement. Le tourbillon qui suit les autobus et les taxis me soufflette la face et les mains. Devant les cafés, les cris que je perçois une seconde semblent sortir d’un porte-voix qui tourne. Je contemple les automobiles arrêtées. Les femmes parfument l’air derrière elles. Je ne traverse les boulevards que lorsqu’un agent interrompt la circulation.

Il fut un temps où les collégiens, les commis voyageurs, les gendarmes, les étrangers comparaient tous les villages incommodes et malpropres à Bécon. C’était le temps où les grandes personnes savaient, elles aussi, combien de millions d’habitants avaient les capitales et la Russie ; le temps paisible où les statistiques allaient en montant, où l’on s’intéressait à la façon dont chaque peuple exécutait ses condamnés à mort, où la géographie avait pris une importance telle que, dans les atlas, chaque pays avait une carte différente pour ses villes, pour ses cours d’eau, pour ses montagnes, pour ses produits, pour ses races, pour ses départements, où seul l’almanach suisse Pestalozzi citait avec exactitude la progression des exportations, le chiffre de la population de son pays fier de l’altitude de ses montagnes et confiant à la pensée qu’elles seraient toujours les plus hautes d’Europe. Les enfants s’imaginaient qu’un jour les campagnes n’existeraient plus à cause de l’extension des villes.
J’avais un mal de tête violent. Je songeai à ma vie triste, sans amis, sans argent. Je ne demandais qu’à aimer, qu’à être comme tout le monde. Ce n’était pourtant pas grand-chose.
Puis, subitement, j’éclatais en sanglots.
Bientôt, je m’aperçus que je me forçais à pleurer.
Je me levai. Les larmes séchèrent sur mes joues.
J’eus la sensation désagréable qu’on éprouve quand on s’est lavé la figure et qu’on ne se l’est pas essuyée.
Un homme comme moi, qui ne travaille pas, qui ne veut pas travailler, sera toujours détesté.
J’étais dans cette maison d’ouvrier, le fou, qu’au fond, tous auraient voulu être. J’étais celui qui se privait de viande, de cinéma, de laine, pour être libre. J’étais celui qui, sans le vouloir, rappelait chaque jour aux gens leur condition misérable.
Je m’assois sur une chaise –une chaise de jardin qui se plie- et je pense à l’avenir.
Je veux croire qu’un jour je serai heureux, qu’un jour quelqu’un m’aimera.
Mais il y a déjà si longtemps que je compte sur l’avenir !
J’aime les mots « espérer » et « avenir » dans le silence de mon cerveau, mais dès que je les prononce, il me semble qu’ils perdent leur sens.
Ah ! La solitude, quelle belle et triste chose ! Qu'elle est belle quand nous l'a choisissons! Qu'elle est triste quand elle nous est imposée depuis des années ! Certains hommes forts ne sont pas seuls dans la solitude, mais moi, qui suis faible, je suis seul quand je n'ai point d'amis.
Sans doute pour ne pas avoir l’air de remarquer le silence qui devenait plus gênant à mesure que le temps s’écoulait, Billard cherchait un écrou dans une boîte à outils et sa maîtresse essuyait l’intérieur de quelques tasses, avec le pouce. Quant à moi, je voulais parler, mais tout ce que je trouvais dénotait trop l’intention de mettre fin à une situation ridicule.

... il n’existe plus de bons enfants rue des Bons-Enfants, ni de lilas à la Closerie, ni de calvaire place du Calvaire, de même il ne fleurit plus de bruyères à Bécon-les-Bruyères. Ceux qui ne sont pas morts, des personnages officiels qui, en 1891, inaugurèrent la gare et des premiers joueurs de football dont les culottes courtes tombaient jusqu’aux genoux, se rappellent peut-être les terrains incultes où elles poussaient, les quelques cheminées d’usines perdues au milieu d’espaces libres, et les baraques de planches qui n’avaient pas encore les inclinaisons découvertes pendant la guerre. En retournant aujourd’hui en ces lieux, ils chercheraient vainement les drapeaux et les lampions, ou le vestiaire et les buts de leurs souvenirs. Bien qu’ils fussent alors adultes, les rues leur sembleraient plus petites. Bécon-les-Bruyères a grandi sans eux. La ville a eu du mal, comme le boute-en-train assagi, à se faire prendre au sérieux. Les témoins de son passé la gênent.