Citations de Emmanuel Carrère (1616)
P156:
" ...je suis terriblement choqué par les gens qui vous disent qu'on est libre, que le bonheur se décide, que c'est un choix moral. Les professeurs d'allégresse pour qui la tristesse est une faute de goût, la dépression une marque de paresse, la mélancolie un péché. Je suis d'accord, c'est un péché, c'est même le péché mortel, mais il y a des gens qui naissent pécheurs, qui naissent damnés, et que tous leurs efforts, tout leur courage, toute leur bonne volonté n'arracheront pas à leur condition. Entre les gens qui ont un noyau fissuré et les autres, c'est comme entre les pauvres et les riches, c'est comme la lutte des classes, on sait qu'il y a des pauvres qui s'en sortent mais la plupart, non, ne s'en sortent pas, et dire à un mélancolique que le bonheur est une décision, c'est comme dire à un affamé qu'il n'a qu'à manger de la brioche."
Avoir dans la vie un véritable ami, c'est aussi rare et précieux qu'un véritable amour.
Emmanuel Carrère (1957- )
dans : "D'autres vies que la mienne"
Quand on est pris dans cet engrenage de ne pas décevoir, le premier mensonge en appelle un autre, et c'est toute une vie...
Si l'on savait à quoi l'on s'expose, on n'oserait jamais être heureux.
" [...] un des aspects les plus pernicieux du système soviétique, c'est qu'à moins d'être martyr on ne pouvait pas être honnête."
je suis changeant, nous sommes changeants, le monde est changeant. La seule chose qui ne changera jamais, c'est que tout change, tout le temps.
P238: J'en ai marre!
" C'est une phrase très simple mais extrêmement importante, parce que c'est une phrase qu'on s'interdit. On s'interdit de la prononcer, mais autant que possible de la penser. Parce que si on commence à penser: "J'en ai marre", on se retrouve assez vite à penser: "ce n'est pas juste" et : "je pourrais avoir une autre vie". Or ces pensées-là sont insupportables. Si on commence à se dire: "ce n'est pas juste", on ne peut plus vivre. Si on commence à se dire que la vie pourrait être différente, qu'on pourrait courir comme tout le monde pour attraper le métro ou jouer au tennis avec les enfants, la vie est pourrie. (...) Il n'empêche que ce sont des pensées qui existent et que cela ne fait pas de bien non plus d'employer toute son énergie à faire comme si elles n'existaient pas. C'est compliqué, de s'accommoder de ces pensées-là."
La plupart se croient sur terre pour trouver l’amour, devenir riche, exercer un pouvoir, produire des points de croissance ou laisser son empreinte dans les sables du temps. Les gens qui se savent sur terre pour contempler le ciel, ils sont rares.
Étienne en est venu à penser que même s’ils ne se revoyaient plus, ce n’était pas tellement grave parce que Juliette faisait partie de lui, qu’elle était devenue une instance de son esprit, l’interlocuteur a qui s’adressait une partie de son monologue intérieur, et il ne doutait pas que pour elle s’était pareil.
L'héritage de mes parents en moi est comme une gigantesque tumeur cancéreuse: tout ce qui est en moi souffre, ma misère, mon tourment, mon désespoir, c'est moi.
J’ai tendance à penser qu’on fait toujours œuvre utile et bienfaisante en faisant état de sa propre misère, parce que nous avons tous en commun d’être absolument misérables. On boîte tous.
"Les Russes, pensent Edouard, savent mourir, mais pour ce qui est de l'art de vivre ils sont toujours aussi nuls."
(...)le contraire de la vérité n'est pas le mensonge mais la certitude.
"Le cancer ne respecte pas l'argent. Offre-lui des milliards, il ne reculera pas."
Afin de se divertir aux dépens des mortels, les dieux élisent parfois un auxiliaire humain qui, du coup, se croit installé dans l'Olympe, et, lorsque ses maîtres se fatiguent de ses services, se retrouve étranger parmi ses pareils, à la manière d'un indicateur qui, lâché par la police, n'a rien à attendre des vauriens qu'il a trahis.
chap. V page 39
Je répète : la méditation, c'est tout ce qui se passe en soi pendant le temps où on est assis, immobile, silencieux. L'ennui, c'est la méditation. Les douleurs aux genoux, au dos, à la nuque, c'est la méditation. les pensées parasites, c'est la méditation. Les gargouillis dans le ventre, c'est la méditation. L'impression de perdre son temps à faire un truc de spiritualité bidon, c'est la méditation. le coup de téléphone qu'on prépare mentalement et l'envie de se lever pour le passer, c'est la méditation. la résistance à cette envie, c'est la méditation - mais pas y céder, quand même. C'est tout. Rien de plus. Tout ce qui est en plus est trop.
[...] il se rendait compte que les liens les plus forts entre ses camarades s’établissaient surtout entre midi et deux heures, à la cantine et dans le préau où on vaquait après le repas. Pendant son absence, on s’était envoyé des petits suisses à la figure, on avait été puni par les surveillants, on avait conclu des alliances et chaque fois, quand sa mère le ramenait, c’était comme s’il avait été nouveau et devait reprendre à zéro les relations nouées le matin. Personne à part lui n’en gardait le souvenir : trop de choses s’étaient passées durant les deux heures de cantine.
p21
[...] la harangue de Baudot. Ce Baudot, un des inspirateurs dans les années soixante-dix du Syndicat de la Magistrature, avait été sanctionné par le garde des Sceaux, à l'époque Jean Lecanuet, pour avoir tenu à de jeunes juges ce discours : "Soyez partiaux. Pour maintenir la balance entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre qui ne pèsent pas le même poids, faites-la pencher plus fort d'un côté. Ayez un préjugé favorable pour la femme contre l'homme, pour le débiteur contre le créancier, pour l'ouvrier contre le patron, pour l'écrasé contre la compagnie d'assurances de l'écraseur, pour le voleur contre la police, pour le plaideur contre la justice. La loi s'interprète, elle dira ce que vous voulez qu'elle dise. Entre le voleur et le volé, n'ayez pas peur de punir le volé."
p199
[...] et il avait fallu repousser l'échéance, comme une femme coquette qui, à quarante ans, se résigne à vieillir, mettons de cinq ans d'un seul coup, à en avouer non plus vingt-cinq, mais trente (elle découvre alors qu'elle en a quarante-cinq et meurt de chagrin).
Chap III, page 23
Chaque livre impose ses règles, qu'on ne fixe pas à l'avance mais découvre à l'usage. je ne peux pas dire de celui-ci ce qu'orgueilleusement j'ai dit de plusieurs autres : "Tout y est vrai". En l'écrivant, je dois dénaturer un peu, transposer un peu, gommer un peu, surtout gommer, parce que je peux dire sur moi tout ce que je veux, y compris les vérités les moins flatteuses, mais sur autrui, non.