Emmanuel Venet

... il est temps de rappeler que l'exercice de la psychiatrie s'apparente à un artisanat d'art, et que les soignants en psychiatrie partagent beaucoup de valeurs professionnelles avec, par exemple, les luthiers.

.. cette néo-psychiatrie s'exprime dans la langue que Gérald Macé a appelée "désesperanto" : il est question de guideline, de cut-off, de case managers, de data, voire d'upgrader l'e-learning en open access. C'est mainstream et à première vue ça n'est pas de bread, mais ça témoigne surtout d'un formatage et d'une appartenance. En l'occurrence au monde du commerce, et non à celui de la pensée.

... il n'existe pratiquement aucun moyen d'objectiver la maladie mentale [...].

Nous en sommes déjà arrivés à confier le soin de certains symptômes autistiques à des applications numériques, en sachant que la plupart des autistes préfèrent interagir avec des écrans plutôt qu'avec des humains, ce qui fait craindre que, sous couvert d'utiliser un canal qui leur convient, on renforce leur retrait social.
Le soin psychiatrique repose au contraire sur la rencontre d'un sujet malade ou souffrant avec un ou plusieurs autres sujets fondés à lui apporter de l'aide. Autrement dit, les deux conditions primordiales d'une relation thérapeutique sont la reconnaissance de la subjectivité de tous les protagonistes et l'expérience de l'altérité - des deux côtés, et cette expérience n'est d'ailleurs pas moins bouleversante pour les professionnels du soin que pour les personnes soignées.

Pour le reste, si certains praticiens s'autorisent des paroles dogmatiques, des attitudes fausses, des relations d'emprise ou toute autre transgression déontologique, la faute n'en incombe pas à leur corpus théorique mais à leur perversion personnelle.

... cette médecine fondée sur des "preuves" cache un envers très problématique : de plus en plus de prescripteurs considèrent qu'un fait, connu mais n'ayant pas fait l'objet d'une vaste étude randomisée, n'a pas d'existence. Cela permet de ne pas tenir compte d'effets secondaires empiriquement répétés mais non statistiquement '"prouvés" - et l'on imagine que les laboratoires pharmaceutiques ne dépensent pas plus que le strict minimum légal pour documenter les effets indésirables des molécules qu'ils commercialisent.

Que reste-t-il de la psychanalyse aujourd'hui ? Il me semble que trois idées-forces survivent à toutes les critiques, et garderont à jamais leur pertinence : d'une part, le fait que la vie psychique ne se réduit pas aux phénomènes conscients. D'autre part, le fait que toute relation thérapeutique, lorsqu'elle repose véritablement sur la rencontre entre deux subjectivités, réactualise de manière transférentielle des modalités relationnelles infantiles et inconscientes. Et enfin, le fait que les phénomènes psychiques et psychopathologiques relèvent d'un tel niveau de complexité qu'ils échappent aux raisonnements de causalité linéaire.

Le discours psychiatrique actuel se construit en haine de la psychanalyse, mais sans grande conscience de ce que cette haine signifie.

On peut craindre que nos taxonomistes modernes, au nom d'un cartésianisme de pacotille, aient considéré que l'absence de médication antihystérique prouvait l'inexistence de cette affection.

Dans son extrême versatilité sémiologique, ans sa mise au défi de toute thérapeutique protocolisée, dans sa rétivité aux médications, l'hystérie ne pouvait pas plaire aux classificateurs modernes, ennemis des zones d'ombre et soucieux  d'attribuer à chaque affection un remède à la désignation éclairante - antidépresseur, anxiolytique, thymorégulateur, hypnotique ou antipsychotique, terminologie qui permettra sans doute un jour à la plus simplette des intelligences artificielles de rédiger les ordonnances.

Une maladie psychiatrique vieille de plusieurs millénaires a récemment disparu des classifications diagnostiques : l'hystérie. Je fais partie de la génération de psychiatres à qui les travaux de Lucien Israël ont permis de comprendre que ce diagnostic, à condition qu'on ne l'utilise ni comme une insulte, ni comme un verdict de simulation ou un enterrement de première classe, donnait des clés précieuses pour comprendre le fonctionnement psychique. Son escamotage pose la question de la construction du diagnostic en psychiatrie, qui véhicule des enjeux anthropologiques et politiques absolument cruciaux.

On doit donner crédit à la psychiatrie psychoynamique de l'après-guerre d'avoir milité pour une vision du symptôme privilégiant sa nature de compromis défensif au détriment de son déterminisme génétique.

... on considère que 20% de la population présente un trouble mental. Sur la vie entière, environ un tiers de la population a souffert, souffre ou souffrira d'une pathologie psychiatrique. Occasion de souligner qu'Homo sapiens sapiens, espèce qu'on pourrait croire protégée par ses performances cognitives hors du commun, fait preuve d'une extrême fragilité psychique.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, on estime à près de 50000 le nombre de patients morts de faim et de froid dans des hôpitaux psychiatriques ravagés par le rationnement et la loi de la jungle derrière les hauts murs qui les isolaient de la société.

Ce texte ne reflète que le regard critique d'un praticien de terrain inquiet, désireux de mettre en exergue les apories qui sous-tendent l'apparente générosité de la néopsychiatrie - pour ne pas dire les entourloupes intellectuelles qui caractérisent le neuroscientisme - afin de prévenir autant que possible le réductionsie et l'instrumentalisation politique qui menacent l'institution psychiatrique.

Depuis plusieurs années, cette approche est subrepticement remplacée par une psychiatrie du symptôme venue d'Amérique du Nord, dont l'objectif se résume à gommer les phénomènes s'écartant de la norme sans chercher à en comprendre les enjeux profonds ni même à les contextualiser. Cette approche, qui permet de transformer aisément l'acte de soin en prestation de service, fait le lit d'une psychiatrie du risque qui nous arrive sournoisement et qui pourrait disqualifier l'ensemble du soin psychique par ses effets négatifs sur la société tout entière.

De même qu’on nous a dit à l’échelle familiale que ma grand-mère Marguerite, femme réactionnaire et foncièrement égoïste, représentait un modèle de tolérance et de bonté, on nous serine à plus grande échelle qu’il nous faut à la fois abattre les dictatures et vendre aux tyrans des armes pour équilibrer notre balance commerciale ; supprimer les fonctionnaires et améliorer le service public ; restreindre la pêche et manger plus de poisson ; préserver les ressources en eau douce et saloper les aquifères en gaz de schiste. Aucun journal télévisé sans son flot d’inepties de cet acabit.

Même dans les dialogues les plus ordinaires, chacun n’entend que ce qu’il veut entendre et entretient ainsi l’illusion d’une convergence de vues ou d’un désaccord avec un interlocuteur qui, dans la plupart des cas, ne parle pas de la même chose.

En outre,(..) mes proches se croient sociables parce qu'ils sont connecté à des légions d'autres esseulés et papillonnent, sans se doute de la vanité des liens qu'ils entretiennent avec leurs semblables.
Il ne leur vient même pas à l'idée de pousser devant eux, comme Sisyphe son rocher, l'espoir toujours déçu d'une rencontre vraie et d'une parole pleine:
Ayant tôt compris que le temps avance pour eux, ils se laissent mener en roue libre vers la maladie qui justifiera leur faillite, la vieillesse qui leur fournira des alibis, le testament pr quoi ils confieront à la génération suivante le soin de prolonger le processus et , in fine, les funérailles qui les grimeront en humanistes et en croyant vertueux .

.. le réel ne génère qu'un douloureux sentiment d'absurdité. Mes proches ne se posent pas ce genre de questions; ils habitent le monde avec un sans-gene de propriétaires et sans mesurer à quel point le monde les ignore.