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Citations de Fanny Taillandier (67)


Trois jours après, il passe à Wytschaete ; vingt-cinq mille morts rien que la journée du 7 juin 1917, sachant qu’on s’y bat jusqu’au 14. Victoire alliée. Gadmer vient photographier les victoires alliées. Il vient sur le lieu des vingt-cinq mille morts et de ceux des jours suivants. Voici le déroulé de la bataille : elle commença par trois semaines de bombardements quotidiens, de l’aube au crépuscule. Les soldats allemands avaient l’ordre d’aller se cacher dans les cahutes du no man’s land la journée, avant de rentrer le soir dans leurs fortifications, tant qu’elles étaient debout. Quand elles ne le furent plus, ils restèrent dans le no man’s land. Puis, lors de l’assaut, on alluma des mines sous leurs positions. Elles tuèrent presque tous les Allemands.

Orage sur le village, s’appelle l’image. On voit quelques maisons dans le lointain, et le ciel noir.

Le surlendemain, il est dans la forêt d’Houthulst. Ça ne dit rien à personne de nos jours, mais ici, fin septembre 1918, mille huit cents hommes sont morts en une journée du seul côté allié. Certes, ce ne fut pas le pire moment de la campagne alliée qui fit reculer le front d’Amiens à Mons, et qui tua plus d’un million d’hommes en trois mois, de chaque côté de ce trait sur la carte que l’on gommait chaque jour pour le redessiner. Ni le pire ni le meilleur moment. Ce jour-là, il fallait reprendre ce petit bois où les Allemands avaient leur camp, truffé de mitrailleuses, ceint de barbelés et de mines. Alors on pilonna en pleine nuit durant trois heures, pour assouplir le Boche ; puis, à cinq heures du matin, sous la pluie, l’assaut fut donné. On s’entretua jusqu’au soir. Ce qu’on appelle une victoire. On voit du bois mort, debout, c’est tout. On dirait que la foudre est tombée là, mais non, ce sont les hommes qui ont fait ça. On dirait un de ces cimetières militaires qui vont fleurir ici dans les années à venir mais non, c’est la forêt. On ne dirait pas une forêt. Un orage. Frédéric dit : orage. Il photographie car c’est son travail.

Orage. Qu’est-ce que tu veux dire d’autre ? Qu’est-ce que tu veux montrer ? La photographie est peut-être une impuissance.

Ensuite, Passchendaele. Sur les photos aériennes de l’armée, le village lui-même est gommé, avant, après, par les impacts d’obus. Les bombardements intensifs ayant détruit les systèmes de drainage, l’immense champ de bataille se transforma en un bourbier encore augmenté par des pluies continuelles. Entre deux et quatre cent mille morts de chaque côté, en trois mois. Bon. Les photos aériennes ont montré la guerre ; lui, venu sur place, il montre le ciel. Orage. 9 juillet 1922. Carency. Rien à voir. Un champ d’avoine, un orage. Pourtant Gadmer est là pour photographier la reconstruction. Carency a été tout bonnement rayée de la carte dès 1915 : rien n’est resté debout. On ne voit rien, à part un champ d’avoine. Et puis l’orage.

Pourquoi il fait ça ? Les Archives de la Planète, c’est aussi la météo ? Ou alors c’est à cause du temps de pose des autochromes, tiens, voilà qu’il se passe quelque chose là-haut tandis que lui, tout seul le plus souvent, attend l’impression sur la plaque, debout devant le désastre, la terre dégorgeant de morts en charpie, d’obus encore vifs, et lui qui voulait voir la beauté de la création, les infinies variétés de la civilisation humaine, il se retrouve à consigner des tas de ruines.
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Parmi les dizaines de milliers d’images des Archives de la Planète, il en existe moins de dix qui capturent l’orage. Toutes sont signées Frédéric Gadmer, le plus prolifique de tous les opérateurs d’Albert Kahn, et le seul à avoir légendé, parmi des milliers d’autochromes aux quatre coins du monde, les ciels d’orages.

Sous l’effet des rayons du soleil qui chauffent l’air, un nuage se forme, monte en puissance et en altitude ; les gouttes d’eau qu’il contient s’agitent, mues par les vents célestes ; l’électricité s’accumule et d’un coup s’échappe, attaque la terre. Ce sont les foudres des orages. Dans la pénombre de la tempête les flashes des éclairs font ressortir le monde comme en plein jour, avant de parfois l’anéantir. (…)

Le flash est un procédé photographique mis au point en 1887. On enflamme de la poudre de magnésium, qui donne une lumière blanche très aveuglante – et qui ensuite peut se propager aux rideaux ou aux cheveux. C’est dangereux, mais cela permet de prendre des photographies dans la pénombre. Capturer l’instant. Dépasser la course du soleil. Être aussi puissant que l’orage.
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C'est comme ça qu'ils arrivent à regrouper plus de 80 % des gens contre leur projet : parce que nous autres les gens, nous croyons aux histoires de génération, de genèse, de génie, pas aux tristes chiffres.
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La lune ronde, énorme, brillait comme une étoile.
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Le vacarme commencé des cigales dans les chênes tordus jetait comme une ouate sur le monde sonore, couvrant le bruit des oiseaux, celui des bêtes.
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Leur amitié reposait beaucoup sur le silence, au fond.
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La vie est un long affrontement de choses perpétuellement contraires.
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C'est fou comme le langage bien travaillé, les mots frottés les uns aux autres jusqu'à éprouver parfaitement les contours du rythme, ont des vertus apaisantes.
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La mer irradiait de lumière. L'horizon s'étendait. On n'entendait que le vent.
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Il avait un genre de conviction selon laquelle l'espace dans lequel on évolue influence le comportement, mais aussi la beauté, la bonté, l'intelligence.
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Jean aimait particulièrement le moment qu'il passait dans la cuisine, le matin, le temps que le café se fasse. Il ouvrait le volet qui fermait la porte vitrée, s'étirait sur le perron, observait la couleur du ciel, généralement bleu, rentrait à l'intérieur, inspectait la pièce, rangeait deux ou trois plats secs sur l'égouttoir en prenant garde de ne pas faire de bruit : habituellement, Baya se levait plus tard.
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La silhouette de la femme se découpait à contre-jour sur le paysage de la baie vibrant de soleil. La mer immobile; l’horizon flou.
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On est toujours quelqu'un; on n'est jamais personne.
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Il existe des épopées spécialement destinées à ceux d'entre nous qui, pour des raisons ou d'autres, ne sont plus de nulle part.
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Car les causes infimes produisent, au fur et à mesure, de plus en plus d'effets, croisent des chemins de plus en plus divergents, rencontrent d'autres suites de causalités qui s'ignoraient jusqu'alors.
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Le vert sombre des pins brille dans la lumière, le lac a sa couleur du matin, ce vert-de-gris brillant sous las premiers rayons qui atteignent la berge, réchauffant les jonc calmes.
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Deux corneilles réveillées se sont mises à tournoyer, formes noires et légères dans un monde encore bleu, et jettent leur cri perçant vers le voile de brume matinale suspendu sur les eaux, que le soleil n’a pas encore déchiré. Plus loin sur la berge se détachent les silhouettes droites des pins sur le miroitement huileux de l’eau calme qui dépasse au-dessus des hautes herbes, jusqu’à perte de vue. Souvent il y a du vent ici, mais ce matin à peine un souffle.
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En saison, pourtant, cette plage est noire de monde, comme en témoignent les immenses étendues de parking aménagées derrière la dune, laissée derrière. Il a fallu la modernité du XXe siècle, cet étrange renversement de perspective sur tout, pour que les humaines réunis ici prennent un plaisir assumé à ce monde minéral et salé, à cet air sec, à ce sol qui se dérobe sous le pas. La route elle-même n’a été ouverte que dans les années 1970, menant au bout de leur voyage les vacanciers qui empruntaient par centaines une mauvaise piste pour venir bivouaquer parmi les sansouïres, sans eau, dans le vent et la chaleur, cherchant quelle vérification de quel édénique enfer […]. Hors saison, les quelques retraités naturistes qui se chauffent la couenne au soleil d’automne s’étiolent peu à peu, disparaissent derrière et deviennent si petits lorsqu’on se retourne qu’on pourrait les prendre pour des épaves.
Le sable est ponctué de troncs d’arbres blanchis par les vagues, de coquillages délavés, d’algues qui dessinent le long de la crête des vagues leurs indifférentes arabesques. La mer miroite comme du cuivre fondu sous le soleil ; dans la brume de l’horizon mouillent d’énormes cargos qui ressemblent à de gros scarabées. Les goélands, maîtres des lieux, surveillent le large depuis la grève et s’envolent paresseusement à l’approche humaine, d’abord un ou deux, puis des vingtaines qui se soulèvent presque à la verticale, tournoient et décrivent une longue volte en piaillant, avant de revenir se poser un peu plus loin. Plus on avance vers la point de la flèche littorale, qu’on appelle « they », plus leur guano blanchit le sable, recouvrant, remplaçant, effaçant les traces humaines : polystyrène, bouteilles en plastique, fauteuil de jardin dont un pied a disparu, morceaux de fil à pêche, haut de bikini à sequins, pneu automobile – glorieux indices de notre civilisation que les futurs habitants du globe, une fois que nous aurons disparu, regarderons sans doute avec une incompréhension mêlée de désespoir. Mais nos déchets, ici, ne sont pas exactement la preuve fr notre intrusion dans une nature auparavant vierge ; ils sont au contraire la marque sûre, fût-elle repoussante et inesthétique, d’une création conjointe de ce paysage grandiose et hostile qu’il fait rêver, de pas en pas, à la fin du monde.
Car cette plage et son they, que nous n’apercevons pas encore, n’auraient pas été semblables sans l’action humaine. Ils résultent de l’action conjointe du grand Rhône, qui rejoint la mer ici, et des courants littoraux, qui ont distribué les sédiments qu’il charriait en un long banc de sable s’amincissant en they ; le vent, enfin, a formé la dune qui coiffe la plage. On dirait une histoire naturelle ; elle en a tous les ingrédients, eau, terre, air. Et puis, il y a l’ingrédient humain.
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Le fleuve et la mer, l’eau douce et l’eau salée, travaillaient depuis toujours à changer ce paysage, à métamorphoser la terre et les plantes. L’humain, en arrivant dans la partie, a créé ce triangle qui aujourd’hui encore vit, fertile et changeant. À la forme même du delta correspond cette triangulation perpétuelle, de même que c’est comme tout naturellement que les humains ont nommé « bouches » les bras changeants du Rhône, et ont baptisé d’une lettre, fait humain par excellence, l’espace que ses bras dessinaient.
Strates géologiques et strates mythologiques se superposent aussi, se recouvrent, se mélangent et déplacent leurs lignes. Une mythologie en remplace une autre, un folklore se transforme. Et tout comme le delta de la Camargue reprend, en un seul lieu, les problématiques de tous les deltas du monde, les récits qui font de la Camargue un espace humain, qui lui donnent place dans la géographie de nos croyances, puisent leurs sources sur toutes les rives du globe.
Espace anthropique, la Camargue est peut-être un espace anthropocène. Peut-être ici plus qu’ailleurs les dynamiques globales ont-elles un impact sur les lieux, sur l’eau et la terre. Parce que le delta peut disparaître, une île aux Saintes, quelques sommets de dunes çà et là. On se déplace en bateau, comme durant l’Antiquité et le Moyen Âge. Si la Camargue existe telle qu’elle est, c’est sous l’effet de l’action humaine. Si elle disparaît, ce sera aussi en conséquence.
L’histoire géologique du delta est longue, et elle n’est pas terminée. Son existence comme objet de récit, décor ou personnage, continue, elle aussi, à se transformer.
Mettons que ce texte, tentative de rendre compte de ce monde nouveau, fait d’eau et de mots, soit un arrêt sur image et un salut rendu au perpetuum mobile. Mettons qu’on honore ici cette forme parfaite du triangle, qu’on en visite les trois sommets dans l’espace plan : Arles, La Grande-Motte, Fos-sur-Mer, qui sont aussi les trois formes d’occupation humaine les plus remarquables, quoique vingt siècles séparent la première des deux autres. Mettons que depuis ces sommets on plonge le regard vers cette surface du globe, en tâchant de rendre à chacune des trois têtes du delta (les histoires, la nature, les humains) ce qui lui revient, et qui ensemble donne la Camargue.
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C’est une étendue plate. Point culminant : sept mètres, en haut d’une dune que le vent déplace et que l’eau transporte. De l’eau, du vent, il y en a. La terre est entre eux, embrassée par eux, modelée par eux. Elle porte le sel de la mer et le sable du fleuve.
Frênes, jonchaies, roselières à phragmites qui cliquètent dans le mistral, scirpe maritime, iris jaune, potamot ; salicornes frutescentes, pelouses à saladelles mauves en automne, tamaris, genévriers de Phénicie, oyat, pins pignons.
Voilà pour la végétation.
Pour les animaux : sarcelles d’hiver à tête fauve, pilets, souchets, milouins dans les étangs ; célèbres flamants fouissant dans les marais ; hérons garde-bœufs et aigrettes garzettes sautillant dans les prairies. Il y a aussi des tortues, très farouches. Et pour les insectes : quarante espèces différentes de moustiques. Le cheval et le taureau, d’introduction humaine, sont des races robustes et peu maniables.
Toute cette vie en adéquation avec le sel qui habite l’eau et la terre, avec le vent qui ploie les branches, avec les débordements du fleuve qui redessinent, d’année en année et de millénaire en millénaire, le territoire du delta. Les courants, les marais, contrarient la circulation ; les crues ou les assèchements rendent précaires les installations humaines.
Depuis ses débuts, la Camargue est une zone extrêmement vivante et foncièrement non humaine. On n’entend que le vent, parfois le cri d’une bête – de ce que les humains appellent les bêtes.
Et pourtant déjà, dans ce non-humain, le fait de nommer prend le pas sur le silence et fait exister le lieu. Car depuis ses débuts, l’humanité le travaille et façonne. Ce que nous voyons n’est pas la nature sauvage. Tous ces noms donnés aux plantes et aux animaux, en latin, en français et en occitan. Et puis cet espace même : delta, Bouches-du-Rhône. Une lettre d’un alphabet, l’organe de la parole.
Du langage, donc. Mettons que c’est le point de départ de tout ce mouvement qui est celui du monde, et qui ici plus qu’ailleurs est rendu visible dans son incessant ressac : intervention humaine, transformation de la nature à ce contact, nouvelle intervention humaine, nouvelle transformation nécessitant une autre intervention.
Mettons que le delta est, en petit, ce que notre monde est en grand : le travail triangulaire perpétuel du minéral, de l’organique et de l’imaginaire.
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