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Citations de François Jullien (142)


5. Car c’est aussi un fait de notre modernité que le philosophe, ne s’occupant plus seulement d’idéalité et de raison pure, tourne son regard vers le présent de ce monde : qu’il se conçoive ainsi en diagnosticien du contemporain. Mais quelle disposition — ou plus précisément quelle distance — faut-il avoir alors avec ce contemporain, en même temps qu’on y applique son attention, pour pouvoir « voir à tra­vers » lui, dis-cerner en son centre, ou plus précisé­ ment dans son « entre », dia : en être proprement le
« dia-gnosticien » ? Car la tâche du philosophe n’est pas de commenter ce présent, ce que fait pour son compte le journaliste (en quoi je me sépare ici de ceux qu’on nomme des « Intellectuels ») ; n’est pas de le jauger et de l’évaluer pour le gérer à ses fins, comme le fait l’homme politique ; ni non plus de le juger, de le blâmer et de le dénoncer, comme le fait le Moraliste. Il s’agit, pour mener ce diagnostic du présent, d’en dégager l’évolution d’après ce qu’il laisse appréhender de symptômes, donc aussi en fonction d’exigences et de cohérences qui puissent rendre ces faits plus lisibles.
Autant dire qu’on ne peut se contenter alors de considérer ce qui se voit et qu’il faut pouvoir aussi déceler, à travers ce qui se voit, la logique impliquée dans les évolutions en cours. Mais pourra­ t-on le faire sans s’en décaler suffisamment, sans prendre du recul vis-à-vis de ce présent même, cela pour ne pas l’épouser dans ses critères, ce qui enfermerait dans un conformisme qui rendrait inapte à l’analyser ? Ce pourquoi ce diagnostic du contemporain ne peut se développer qu’à ces deux conditions opposées et complémentaires : de ne pas s’accorder à la « mesure » de ce présent, pour pouvoir suffisamment s’en démarquer, mais de ne pas s’en référer pour autant à quelque idéalité projetée, comme on l’a fait par le passé, de sorte que ce contemporain ne s’en trouve pas préjugé et dévalué. C’est-à dire en ouvrant un écart d’avec lui, autrement dit en s’en décalant, sans pour autant le rejeter ni non plus s’attribuer sur lui de surplomb ni de supériorité (se maintenir un-zeit-gemäss à son égard comme a dit Nietzsche). Seule issue qui reste en ce moment du monde : engager un tel diagnostic du présent en dé-coïncidant de ce présent même pour ne pas être condamné plus tard — trop tard — à n’en plus pouvoir faire, d’un ton rageur ou vengeur, que l’autopsie.
Il est vrai qu’un pamphlet, à ce sujet, serait plus facile à écrire qu’un essai, emporté qu’on serait alors par la passion et l’indignation. Facit indignatio versum : la diatribe, le propos vindicatif, est un genre en soi, qui sait émouvoir et toucher ; le ton apocalyptique, en criant à la fin du monde, sait toujours se faire écouter. Mais on y soupçonnera aussi une pose et donc, encore une fois, une facilité. Or il y a autre chose à faire : ni écrire selon l’air du temps, ni non plus à l’encontre de ce temps pour le dénoncer, mais plutôt y chercher quelque contre­ point, contrefil ou contre-courant — si discrets soient-ils — pour y déceler un avenir à l’encontre de son rabattement. Donc en se dérobant à ce qu’impose ce présent, mais en demeurant dans le cours même du présent. C’est-à-dire en se ménageant à son égard un retrait pour l’analyser et fissurer son opacité, mais sans pour autant s’en retirer et pou­ voir par conséquent s’en mêler encore à temps.Car on voit bien que la difficulté est de trancher dans cette équivoque où se joue continuellement l’Histoire du point de vue des sujets que nous sommes. Entre être « réactionnaire » — restant inféodé au passé, apeuré, c’est-à-dire par peur du présent qui vient, n’acceptant pas de s’en laisser déranger — ou bien, à l’inverse, être « résistant », c’est-à-dire intervenant dans ce présent : en acceptant de l’affronter et de s’y risquer pour faire face à ce qui va s’en affaissant. Être réactionnaire est désespérer de son époque ; être résistant est militant.
Face aux deux « menaces » qui pèsent sur notre temps, en effet, à l’une comme à l’autre, touchant à l’écologie ou bien à la vie de l’esprit, la question n’est pas, comme dans tant de discussions de fin de repas, s’il faut en désespérer (que tout « est perdu », plus familièrement que tout « fout le camp »), comme on l’entend si couramment, ou bien s’il reste un espoir (selon l’ordinaire bonne volonté : « Néanmoins je reste optimiste... »). Le choix n’est pas d’humeur ou d’état d’esprit, entre Jean « qui pleure » ou Jean « qui rit ». Car seul importe de retrouver dans ce présent une « initiative » (initium), c’est-à-dire d’y retrouver prise pour y produire à nouveau du « commence­ ment » : n’y plus faire que subir, mais réinscrire, dans 1’effilochement sans fin des choses comme des événements, par suite dans ce qui paraît échapper à notre responsabilité, un début et un engagement. En dé-coïncidant de ce qui s’impose à nous du présent et qui bloque ce présent, de pouvoir y rouvrir du coup des possibles — à l’encontre de leur rétraction — qui donnent à y travailler et remettent ce présent en chantier. Or, si l’on veut aujourd’hui s’y atteler, cette question devient préliminaire, à laquelle naguère on ne songeait pas : peut-on encore se fier au Livre ? À ce pilier de la civilisation, le « Livre », lui qui a été le soutien de la vie de l’esprit depuis tant de siècles, ou depuis que l’esprit s’est réfléchi comme « esprit », mais qui paraît désormais condamné ? Car, si le sort du Livre lui-même est désespéré, peut-il servir encore à ériger une « résistance » ? Si sa cause déjà est perdue, si je doute que ce livre que je commence puisse être un tant soit peu lu, qu’il puisse être encore un support d’intervention qui touche et qui mobilise, qu’il puisse donc encore agir sur le contemporain pour le transformer —, vaudra-t-il encore la peine de l’écrire ?
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4. Il est vrai qu’on s’inquiète enfin aujourd’hui de ce qui nous menace, depuis peu, mais si brutalement : on s’inquiète de la perte des ressources naturelles et de l’avenir de la planète et même on en fait, à raison, une priorité de notre temps comme de notre monde. L’avenir de celui-ci, au lieu d’apparaître comme un déploiement indéfini, soudain se referme brutalement sur nous et nous nous découvrons pris au piège que nous avons nous-mêmes provoqué. Mais n’en va-t-il pas de même de ces autres ressources qu’on appellera globalement de l’intelligence ou de la conscience ou, plus globa­lement encore, de l’« esprit », ce terme, je l’ai dit, étant lui-même à retravailler ? Nous multiplions aujourd’hui les marches pour le climat, la volonté de mobilisation est de plus en plus générale, et cela pour continuer de pouvoir vivre — ou survivre — sur la Terre et de respirer. Mais s’aperçoit-on que ces autres ressources - de l’« esprit » - pour des raisons analogues sont en train, elles aussi, de s’atrophier et de se raréfier ? Car, de même que la production technique s’est retournée contre la vie sur Terre et la menace, la commodité technique et, plus récemment, numérique s’est retournée contre ces ressources de l’esprit qui nous font « vivre », et cela d’une façon qui n’est pas seulement figurée. Mais se soucie-t-on de cette autre « menace » ?
Car s’il y a bien eu également dans les deux cas transformation silencieuse, parce que globale et continue, mais qui maintenant se perçoit dans ses résultats, il s’avère que dans l’un, de ce que la Terre se réchauffe, le phénomène s’éprouve de façon flagrante, à vif, dans notre chair et physiquement. On voit sous nos yeux que tant d’espèces sont en train de disparaître et que la Terre est effec­tivement menacée dans sa vivabilité. Les savants peuvent analyser les facteurs en jeu , en développer un savoir positif et même modéliser l’évolution à venir. Dans l’autre cas, en revanche, celui de la vie de l’esprit, le phénomène est intérieur à nous-mêmes, à notre « esprit », ce pourquoi on est sans distance, par conséquent aussi sans prise aisée pour l’analyser. D’un côté, il y a une cause assignable, qu’on peut nettement invoquer et dénoncer (le C02) ; mais, de l’autre, non seulement les raisons sont plus diffuses et ne se prêtent pas aussi commodément à l’objectivité de la mesure, mais surtout la transformation s’opère elle-même dans l’invisible. Pour autant on en perçoit main­ tenant des effets également sensibles : la chute de la lecture, la perte de la présence, l’étiolement du sujet , etc. — je reprendrai tous ces points l’un après l’autre et pas à pas.
Mais encore faut-il vouloir, ces effets devenus patents, les remarquer. Ou bien l’on s’en fait de temps en temps la remarque, mais sans plus l’approfondir. Ou bien même l’on s’y résigne justement parce que le principe en est dans l’invisible et qu’on ne se voit pas de prise tangible pour s’y opposer. Voire, nous faisons semblant de croire, parce que les moyens culturels, grâce au numérique, vont se démultipliant, que tout ce qui s’y laisse remarquer d’effets négatifs, concernant la vie de l’esprit, est promis à être largement compensé. En vrai, nous sommes concernés de trop près, c’est-à-dire en nous-mêmes, cela nous remet nous-mêmes trop en question, pour accepter d’y prêter davantage attention et entreprendre d’y résister. Ce pourquoi nous continuons de passer cette transformation sous silence, au lieu de nous en alarmer.
On entend annoncer, chez ceux qui se sont les premiers mobilisés pour la planète, que nous devrions ne plus avoir dorénavant d’autre « morale » que de « favoriser la vie sur Terre ». Or, la question désormais nous revient cruciale : peut-il y avoir « vie » proprement humaine sans que celle-ci soit également une « vie de l’esprit » ? Ou bien « vie », quand il s’agit de l’esprit, ne serait-il que d’un emploi second, dilué ou métaphorique ? Ou bien sinon métaphysique ? De là qu’il incombe désormais à la philosophie, après avoir critiqué la pensée religieuse et métaphysique qui l’a précédée, elle qui exaltait l’« Esprit » par rupture d’avec le monde, mais maintenant est en retrait, de repenser ce qu’est la « vie » quand elle ne se borne pas au vital, mais ne se cantonne pas non plus dans un sens abstrait ou figuré ni ne s’extrapole dans un autre monde. C’est-à-dire de se demander en quoi « être en vie » n’est pas seulement « ne pas être mort », mais relève également de la capacité d’être plus pleinement ou surabondamment vivant — « au­ delà » donc du vital, mais sans que cet au-delà soit celui d’un Au-delà du monde et d’une autre vie. Ou comment penser l’invisible de l’« esprit » sans qu’il renvoie à l’Invisible ?

Il faudra repenser, autrement dit, sous le terme de « vie de l’esprit », une vie dont le contraire n’est pas la mort, mais ce que j’ai nommé la « non-vie », la vie inerte, enlisée, qui n’est plus qu’une apparence de vie ou pseudo-vie, vie rabattue ou vie « perdue ». En opposition à quoi est à concevoir la vie « alerte », vie en essor, ou la « vraie vie ». Or, ne sommes-nous pas en train précisément aujourd’hui, par transformation silencieuse et sous le régime du numérique, de l’Intelligence artificielle et de tout ce qui s’impose de technicité trop commode, de sombrer peu à peu dans ce qui ne serait plus que de la non-vie — de « la vie qui ne vit pas » — sans même nous en rendre compte ? De là qu’il faudra faire de la vie de l’esprit un concept de combat, décapé de la spiritualité d’antan, celle du spiritualisme et de la métaphysique, et mobilisant notre présent même. Nous mobilisant par consé­quent comme on se mobilise aujourd’hui pour la planète : de sorte que la vie humaine soit portée à se promouvoir , et cela « en ce monde », le seul, au lieu de s’y laisser étioler, sans même qu’on songe à s’en révolter.
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3. Le terme auquel on recourt le plus volontiers, en Europe, pour parler de notre contemporain et juger de ses mutations abruptes est celui de « crise ». « Crise » à la fois focalise et dramatise : en cet instant même, tout va soudain et définitivement se « trancher », krisis. Chez les Grecs, « crise » dit, au théâtre, le point culminant de l’action : entre le bain de sang ou la réconciliation finale, dans quel sens va basculer l’histoire ? En médecine (Hippocrate) : la maladie, parvenue à son acmé, va-t-elle basculer vers un retour à la santé ou vers la mort ? Ce terme passionne, crée de lui-même une intensité, nous met dans la tension d’une imminence : quelle en sera donc l’issue ? Le terme est tragique en mettant dans l’attente d’un dénouement : il capte notre désir, suscite notre intérêt par ce qu’il fait craindre ou bien espérer. Or souvenons-nous, en regard, qu’une langue-pensée comme la chinoise en a développé, à l’inverse, une intelligence stratégique et non point pathétique : le binôme traduisant « crise » en chinois, wei-ji (危機), en même temps qu’il reconnaît qu’il y a là une « difficulté », dit aussi qu’il faut savoir la faire muter patiemment, avec persévérance (mais ce « faire » est déjà trop actif), jusqu’à ce qu’elle s’inverse en « opportunité ». Il est vrai aussi que, en Europe, ce terme de « crise » nous rassure en secret, en même temps qu’il nous alarme, par ce qu’il laisse entendre d’un nécessaire et prochain dénouement : si l’on y est entré, on ne peut qu’en sortir – « crise » reste marqué par l’idée religieuse, jamais complètement évacuée en Europe, jamais complètement laïcisée, d’un salut. Or ce passionnel de la « crise » et son montage, en nous maintenant sous la pression du sensationnel et de l’événement, ne nous dissimuleraient-ils pas une logique plus discrète de l’Histoire, en tout cas de celle que nous sommes en train de vivre, sans peut-être nous en rendre compte ?
Il y a bien cette ouverture indéfinie des possibles que nous croyons connaître aujourd’hui grâce aux exploits du numérique, à l’offre illimitée que celui-ci procure, à l’annonce spectaculaire qui s’en fait chaque fois sur le marché. Or ne sommes- nous pas aussi en train de subir, sous elle, en cette génération et même de façon accélérée, ce qu’il faudrait plutôt nommer, à l’envers, une restriction ou, mieux, une « rétraction des possibles », mais d’un autre ordre ? Cependant, parce qu’elle ne se manifeste pas en événement, sous forme de « crise », mais se distille au fil des jours, cette rétraction des possibles nous échappe. Sous ce que nous aimons nous figurer comme l’avènement, d’une « crise » à l’autre, d’un nouveau monde accroissant toujours ses prouesses, prodiguant par à-coups ses promesses, et dont ces crises seraient d’inévitables sursauts et soubresauts de croissance, ne sommes-nous pas en train de subir, de fait, un grand rabattement ? Par différence avec le « déclin » dont on se plaint tant, qu’on dénonce à grands cris quand on ne croit plus au Progrès, mais de façon aussi sonore et démonstrative, ce « rabattement », avouons-le, n’offre guère de prise à la déclamation. Car rabattement dit seulement qu’on prive alors de sa hauteur, de sa vigueur, comme on rabat un arbre : non pas qu’on taille ou qu’on élague pour concentrer la force, mais qu’on rabaisse et qu’on réduit : rabattre est priver de son essor. Ou l’on rabat le bétail qui s’égaille pour qu’il se range en troupeau. « Se rabattre sur » est se contenter d’un moindre ; « en rabattre » est renoncer à ses exigences… Or quel rabattement général, que je qualifierai de l’« esprit », vivons-nous donc aujourd’hui sans même nous en rendre compte ?
Ce qui fait que ce rabattement contemporain de l’esprit nous échappe est en effet que, à l’encontre de la logique de la crise qui est celle de l’événement, un tel rabattement relève plutôt de ce que j’ai nommé, m’inspirant de la pensée chinoise, une « transformation silencieuse ». Si l’événement focalise et passionne, fait saillie dans la continuité temporelle et émerge par conséquent au regard, que c’est par suite sur lui que se braque l’attention, la transformation silencieuse procède, quant à elle, d’une logique inverse : parce qu’elle est globale et continue, elle ne se démarque pas, donc on ne la remarque pas et c’est pourquoi elle est « silencieuse » – on ne l’entend pas cheminer. À la fois elle se déploie sans bruit et on n’en parle pas : silence des deux côtés. Mais, moins on perçoit cette transformation progresser, plus son résultat ensuite éclate de façon sonore : l’« événement » qui en résulte est d’autant plus frappant dans son débouché.
Or cela est de commune expérience. Nous ne nous percevons pas vieillir parce que c’est tout en nous qui vieillit, qui se transforme et dans la durée, que rien donc ne s’en distingue suffisamment pour se bien repérer. Mais, quand nous tombons sur une photographie d’il y a vingt ans, soudain, brutalement, nous nous en rendons compte. Ou bien le réchauffement climatique est une transformation silencieuse à laquelle, parce qu’elle est globale et continue, nous n’avons si longtemps pas prêté d’attention. Mais maintenant qu’elle est devenue spectaculaire dans son résultat, si « sonore » dans ses méfaits, nous en faisons finalement le grand événement de notre temps et sonnons le tocsin – mais si tard. Or il en va de même du rabattement de l’esprit que nous vivons aujourd’hui : comme il concerne tout de notre monde comme en nous- mêmes, procède de tant de modifications diverses et s’étend en durée, qu’il se dissout dans le quotidien en se mêlant au cours entier de nos vies, nous ne le distinguons pas et, par conséquent, ne le percevons pas. Mais, quand il aura enfin manifesté bruyamment ses effets et que nous ne pourrons pas ne pas le constater, alors ce sera trop tard. Ou peut-être n’aurons-nous même plus alors la capacité de l’analyser, nous y étant à ce point habitués, et n’en ferons-nous plus qu’un « état de fait ». Un état de fait, c’est-à-dire ce qui fait partie désormais de la réalité, dont nous ne nous étonnons plus, dont nous ne songeons même plus à nous étonner, tellement nous en sommes habités, nous y sommes définitivement soumis et « pliés ».
Ou plutôt ce résultat sonore, quant à la « vie de l’esprit », n’aurait-il pas commencé déjà de s’imposer ? Si par mégarde on ouvre encore, un soir, un poste de télévision, on mesure d’un coup, avec effroi, un tel rabattement. On est stupéfait soudain de ce qui s’étale sur l’écran de vulgarité généralisée, à la fois de faux pathétique et d’ineptie de la pensée : entre le tout positif de la réclame publicitaire et le sensationnel impudique, on est si tôt lassé. Nous ne pouvons pas ne pas nous en rendre compte en même temps que nous y sommes déjà tellement conformés et soumis. Cependant, à voir tant de médiocrité affichée, se consommant selon la loi de l’audimat et du marché, on se demande, dès qu’on y songe, comment on a pu en arriver là : y reste-t-il une percée d’intelligence ou bien la moindre trace d’élégance, quelque saillie de l’esprit sous ce plafond bas qu’on ne voit pas ? Or, ce n’est pas « élitiste » de le dire, pas plus qu’il n’était « passéiste » de soupçonner précédemment la commodité imposée - je préférerais tellement être « futuriste » (comme y appelait Apollinaire) : « À la fin tu es las de ce monde ancien. »
Mais qu’on se rappelle seulement les émissions intellectuelles de qualité qui ont été supprimées, au cours des dernières années. Or à peine a-t-on protesté. Ou qu’on pense à l’évolution récente du marché des revues, dont les meilleurs titres ont été fauchés l’un après l’autre ; ainsi qu’à l’étiolement des « Suppléments littéraires ». Or, il n’y a pas nostalgie à le dire — ou quelle fausse pudeur (serait-ce de l’« intelligence », celle de celui qui « comprend » son époque ?) me retiendrait de l’évoquer ? Force seulement est de comparer et de constater. On répondra bien sûr que personne, en fait, ne regarde plus « cela » le soir et n’y prête attention. Et puis « on sait bien tout cela », dit-on en haussant les épaules, pourquoi encore s’en alarmer ? Or néanmoins, ce faisant et nul ne s’y opposant ou même seulement ne le faisant remarquer, ce bas régime finit par s’imposer, fixe ce qui devient la norme, s’étale avec complaisance, « forme » l’opinion et en vient insidieusement à rétracter les possibles de l’esprit jusqu’à les faire oublier. Sans même qu’on s’en aperçoive, on s’y est résigné : le rabattement de l’esprit est déjà de fait si avancé — procédant d’une transformation silencieuse, mais qui maintenant devient « sonore » — qu’il ne nous choque plus et même ne nous étonne plus.
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2. Je peux d’ordinaire, par volonté, résister à la commodité : préférer monter à pied plutôt qu’utiliser l’ascenseur ; ou gravir la montagne au lieu de prendre le téléphérique. Mais dorénavant cette commodité m’est imposée : je ne peux plus me déplacer pour me rendre un jour quelque part, dans un bureau, me renseigner ; je ne peux opérer ma commande ou formuler ma demande que d’un clic et « sur Internet ». Déjà, quand je n’ai plus qu’à tourner le bouton pour régler l’intensité du son, la musique en est aplatie en même temps qu’elle est amortie ; en réglant au degré près la température, je m’installe dans mon confort, je ne sais plus rien du froid au dehors. Or c’est ce que ce clic, de nos jours, généralise : en cliquant, je reste définitivement chez moi, au propre comme au figuré : je n’ai plus à risquer et m’aventurer. Dès lors, qu’est-ce que je rencontrerai encore du monde ? Ou qu’est-ce qui du coup se nivelle de mon expérience, à la fois s’égalise et s’uniformise : un clic fait entrer dans la même quasi-immédiateté, établit sur le même plan et comme étant du même ordre la commande d’un billet de train et l’apparition d’un ami par Zoom sur l’écran de l’ordinateur. Or les deux ne sont-ils pas – si discrètement que cela soit – incommensurables entre eux et que reste-t-il alors, dans ce cadrage, de son Visage ? Peut-on donc n’y pas prêter attention, feindre d’ignorer ce si peu, si discrètement, mais qui change tout ?
Cette commodité du clic a donc son coût et son envers : non seulement le fastidieux du geste n’appelle plus aucune habileté, à l’opposé du piano n’exige plus de « doigté » et ne peut qu’être inlassablement répété. Mais, en outre, la montée du stress rôde toujours sous cette facilité, et cela jusqu’à l’angoisse. Car « stress » est bien le mot et le mal générés par notre modernité technologique : le stress, comme tension nerveuse d’appréhension, est à l’opposé de la fatigue venant de l’effort effectué, qu’il soit intellectuel ou physique. Déjà, comme on a été mis par contrainte dans le régime de l’instantané, ces quelques secondes qui sont à attendre à l’allumage sont, par leur vide, longues à passer. En outre, si l’accès est quasi immédiat, les conditions d’accès, quant à elles, ne cessent d’être toujours plus retorses et compliquées : mot de passe, identifiant, code de vérification… – n’y a-t-il pas là, en amont, toujours plus d’embûches à traverser ? Or il faut que je suive sans le moindre écart toutes les chicanes du dispositif, sans quoi tout s’annule et doit être recommencé ; ou tout peut aussi bien d’un coup, sans que je sache pourquoi, se paralyser. Ou bien tout simplement la case indiquée ne correspond pas à ma demande. Or, je n’ai là plus aucune initiative, tout se trouvant toujours déjà emboîté.

Bien sûr – inutile de me le répéter – je sais bien que, de cette commodité du « clic », on ne pourra plus désormais se priver. Je sais surtout qu’il faut se garder de tout « attardement », de tout attachement passif au passé, et s’ouvrir par principe à l’invention qui vient. Mais il n’en est pas moins vrai que, de par ce dispositif et son confort, s’organise – en même temps qu’une paresse – une déréliction. Car l’attention demandée n’est pas d’intelligence, mais régie par le mécanisme : qu’est-ce que, en apprenant à « cliquer », je désapprends du même coup sans le mesurer ? Dans quel tunnel secrètement édifié, et dont je ne vois pas les parois, suis-je obligé chaque fois d’entrer ? Je demanderai de nouveau : qu’y reste-t-il d’une démarche possible de l’« esprit » ? On me répondra bien sûr que ce n’est là qu’une question d’habitude, de réflexes à acquérir, que la jeunesse y est tellement à l’aise désormais et que, à force, on s’y fait. Mais on « se fait » à quoi ? Mais au prix de quelle aliénation d’un moi-sujet ?
Au-delà de la commodité, du temps gagné par tant de démarches et de déplacements évités, on vantera l’offre illimitée. Avec le développement des réseaux, le débit ne cesse de s’accroître, la vitesse de s’accélérer, la précision d’être plus poussée et par suite le choix, en streaming, de se multiplier. Le stockage ne cessant d’augmenter, les propositions affluent de partout et à tout instant. D’un clic, vous avez indéfiniment accès à la musique la plus variée, à tous les films et documentaires que vous voulez, vous suivez sur YouTube toutes les conférences qui pourraient vous intéresser… C’est là le triomphe du « culturel » : à la fois par la diversification – il y en a pour « tous les goûts » – et la gratuité. On ne dépend plus d’une programmation, comme dans la télévision d’autrefois, et chacun peut désormais y faire son marché à son gré.
Face à quoi je ne répéterai pas seulement que la pollution va croissant de concert et même augmente vertigineusement d’année en année ; ou que le système génère de lui-même une addiction à son égard : que, comme le spectacle est en continu, on ne cesse plus de regarder et que cette profusion nous rend prisonniers. De fait, il ne s’agit même pas de juger, comme c’est le cas à chaque nouveauté, si c’est là une bonne ou mauvaise invention : de mettre en regard la commodité acquise et le risque de dépendance, de faire un bilan comparatif des avantages et des inconvénients ou de mettre en regard les gains et les pertes. Mais plutôt de comprendre comment ce gain lui-même se retourne en perte. Comme le disent les Anglais, too many choices is no choice : à pouvoir indéfiniment choisir, on n’est plus en mesure de choisir. Car ou bien le choix est paramétré d’avance ou bien s’offre en premier ce qui a été le plus écouté ou regardé. Mon choix est alors plus qu’influencé, il est induit, quantitativement pré-déterminé. Ou bien il y a tant de choix possibles que j’en suis complètement recouvert et encombré : je ne peux plus faire de comparaison et mon « choix » n’est plus concerté, il ne peut être qu’aléatoire. Car puis-je encore exercer mon jugement sur ce dont je me trouve ainsi submergé ?
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I. D’un clic

1. Un si petit mot – à peine un mot – règle désormais nos vies entières : un « clic ». « D’un clic », je dirige et je dispose. L’onomatopée ne fait même plus, comme jadis, entendre le bruit d’un claquement ; elle commande en silence à l’ordinateur : je clique sur l’écran, sur l’icône, et tout, d’un coup, apparaît : tout aussitôt se réalise. Y a-t-il geste plus simple, mais qui soit plus magique ? D’un clic, on atteint sans attendre, apparaît soudain sur l’écran le résultat escompté et cette automaticité est merveilleuse. Car « cliquer » n’est même pas appuyer, la pression du doigt est la plus légère, elle est égale et sans insistance : je n’éprouve plus sous la main, venant du monde, de résistance. Et même, tout s’opérant à proximité, entre le doigt et le clavier, il n’y a plus à franchir de distance ou d’opacité. L’homme enfin n’aurait plus à faire ce qu’il a fait depuis la nuit des temps : à faire effort. Car le geste est minimal, à peine esquissé, je ne fais qu’effleurer la touche : il n’y a même plus à enfoncer, donc de force à dépenser, l’intensité est minimale. Il n’y a même plus de bouton à tourner, comme pour régler le niveau du son ou du chauffage : « Vous n’avez qu’à cliquer », du bout du doigt, et l’effet suit de lui-même. N’a- t-on pas su capter enfin – et canaliser – l’immanence dispersée naguère encore dans tant de rouages et de processus, mais désormais soumise à mon gré ? Il n’y aura donc plus à chercher, à viser, ou même seulement à projeter. L’obtention est quasi immédiate et tout ne fait toujours qu’obtempérer, il n’y aura même plus à souhaiter ou espérer. Et même qu’ai-je besoin encore de « volonté » ?
« Cliquer » est par là même le verbe de notre contemporain. En outre, il s’associe à d’autres formant réseau. Cliquer d’abord va avec « cocher ». Or, quand on coche, on n’a plus à écrire et exprimer : les cases sont prêtes, prédisposées ; autre- ment dit, les choix sont faits, en tout cas sont cadrés : le système des possibles est pré-déterminé. Où serait encore mon initiative ? Ou bien l’autre de « cliquer » est « zapper ». Je clique pour garder ou bien je zappe : ou je retiens ou je laisse aller. Il y a beau temps que zapper ne signifie plus seulement passer d’une chaîne de télévision à l’autre (to zap) et ce verbe donne sa forme générale – comme son allure – à notre temps. Dès que cela ne m’intéresse plus, je zappe. Que je clique pour m’arrêter et m’attacher ou bien que je zappe et passe à autre chose est désormais la seule alternative connue du dispositif, mais qui reste constamment ouverte : je peux passer à tout instant de l’un à l’autre. Mais, dans un cas comme dans l’autre, je reste dans l’instantané et le réactif. Ces emplois sont devenus symboliques de tout un comportement et même sans doute d’une nouvelle façon d’être de l’humain. Je ne patiente et ne persévère plus : dès que cela ne m’attire plus, je « saute ». On connaît tous cette baisse d’expérience : quand on se dérange pour aller au cinéma, à l’heure donnée, au lieu fixé, on regarde le film en demeurant tenu et tendu par lui, en continu, les yeux levés au loin dans l’obscurité concentrante. Mais quand c’est en restant chez moi et sur mon écran, dans cet étroit circuit qui ne me donne plus à me déplacer, dès que cela ne me plaît plus, je « zappe ». Or quelle en est la conséquence pour ce qu’on appelle d’ordinaire la « vie de l’esprit » ? – commençons d’avancer précautionneusement ce terme qui sera tout au long à reprendre et retravailler. Car si mon esprit aussi n’a plus comme critère que ce qui d’emblée le capte et temporairement l’arrête ? S’il ne va plus au-delà d’une première impression, se conforme aussitôt à mon impulsion et ne « creuse » pas davantage ?
On lisait cette affiche, en ce début d’hiver, dans les stations du métro parisien : « Vous êtes à un clic de vos prochaines vacances en Égypte ». Est-ce mon rêve qui serait enfin mis en image : vue du désert doré, des dunes et des pyramides ? « À un clic », c’est mieux encore qu’« à portée de main » : toutes les démarches sont désormais comprimées, réduites à ce léger toucher du clavier. Comme si ce petit geste suffisait à faire enjamber d’un coup le temps et l’espace, qu’il réussissait à nous trans- porter dans un autre monde. Le raccourci tendant à l’instantané, je pourrais « d’un clic » réaliser mon désir, car celui-ci s’y trouverait déjà complètement formaté – et même y a-t-il place encore pour du « désir » ? Click and collect : le clic est le coup de baguette magique de notre temps que nous répétons désormais à longueur de journée, sans même plus nous en étonner. Il n’y a plus à cheminer soi-même, par une démarche qui serait proprement la sienne, dans l’étendue et dans la durée : le « clic » dispense de la lente et longue médiation qui donne accès. Car, ce clic étant inscrit dans tout un agencement aménagé pour prédisposer ma conduite, il est d’emblée son résultat, le geste pré-commandé n’a plus ensuite à appeler de ma part ni de réflexion ni d’action. Plus de quête aventureuse et qui serait volontaire : le monde se gère sous mon doigt, dompté, discipliné, sans plus broncher. Et moi-même sans plus bouger.

Dans l’instant, à ma table et de mon fauteuil : le « monde » est soumis à mon clavier, celui-ci est devenu un tableau de bord, il n’y a plus de dehors à conquérir, il n’y a même plus de différé. De quoi qu’il s’agisse dans ma vie de tous les jours et de plus ordinaire – une commande, une demande, un achat, etc. – j’avance désormais, non plus de moment en moment, mais de clic en clic, télécommandé que je suis par le programme et ses algorithmes. C’est peu de dire que j’y suis « guidé », j’y suis plutôt conditionné et, n’ayant plus de marge de manœuvre, je n’ai pas plus à faire appel à ma pensée qu’à ma volonté : qu’est-ce qui, d’un clic, s’atrophie alors de ma capacité, dans ma relation au monde comme à moi-même, qui ne me laisse plus désirer ou même seulement imaginer ? Quel espace à la fois de creusement et de déploiement m’est retiré, non seulement au dehors, mais à l’intérieur de moi ? Or c’est là ce que personne n’a choisi, ce pour quoi personne n’a « voté », ce n’est là qu’un effet conséquent du marché, lui-même suscitant et précipitant l’invention, mais ne se prévalant, en fait, que de sa commodité – et qui fait que, bientôt, je n’aurai plus à pénétrer dans rien du « monde » ; et même que je n’aurai peut-être un jour, à travers tous ces « portails » successivement ouverts, plus personne, au bout du tunnel, à qui m’adresser.
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Dans son choix grec, la philosophie a pensé la vie, mais non pas vivre  ; et le religieux, qui prenait en charge la question du vivre, est aujourd’hui en retrait. De là que vivre soit laissé en friche, abandonné au prêche ou bien au truisme  ; et que prospèrent le Développement Personnel et le marché du Bonheur vendant vivre comme du « tout positif ». Or vivre est paradoxal, s’étendant du vital au vivant. Il est à la fois la condition de toutes les conditions  : être en vie  ; et l’aspiration de toutes nos aspirations : vivre enfin  ! Nous sommes en vie, mais nous n’accédons pas pour autant à vivre. Car la vie d’elle-même rabat la vie. De là que nous puissions être nostalgiques de la vie au sein même de la vie – ou que « la vraie vie est absente ». Or, c’est à travers cette inanité même de « la vie » que nous pourrons voir transparaître à l’envers l’inouï de vivre débordant le déjà vécu et l’ouvrant à de l’« in-vécu », quitte à s’y heurter à de l’Invivable ; et, puisque vivre n’est, au fond, qu’ouvrir des possibles, nous pourrons alors rouvrir des possibles dans nos vies, au lieu de les laisser s’étioler. Car répéter qu’il faut « cueillir le jour », « profiter de la vie », n’a pas prise sur la vie. Traçons donc plutôt, pour nous y repérer, une carte de ces possibles intensifs entre lesquels décider vivre.
Vivre y reparaît alors dans sa ressource, dans son essor, dans son «  matin  », dégagé de ce qui l’enlisait, au fil des jours, et l’emmurait. Telle est la «  transparence du matin  », en amont de tous les enseignements de la morale.
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Aujourd’hui où l’on ne peut plus tracer de plan de la Cité idéale et où les lendemains "ne chantent plus", peut-on faire autre chose que défaire ce qui bloque l’état présent des choses pour y rouvrir des possibles ? Or, qu’est-ce qui bloque si ce n’est des coïncidences idéologiques installées et paralysant la société ? Ne pouvant les renverser (comment en aurait-on la force ? ) et les dénoncer ne s’entendant pas, on ne peut que les fissurer : localement, sur le terrain, chacun en ayant l’initiative là où il est. Mais ces dé-coïncidences se relient et se relaient, elles se répondent et peuvent s’associer. Une Association en est née. Car "c’est quand même avec des fissures que commencent à s’effondrer les cavernes".
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Quand les partis rédigent des programmes on « sait bien » que ce n’est guère pour les appliquer. Car viennent ensuite les « circonstances »… Tout le monde le sait, on n’est pas si sot. Mais à quoi sert alors la modélisation en politique ? Non pas à appliquer, mais à se concerter ; ou, je dirais, à faire de la démocratie. Les programmes sont élaborés, non pas tant en vue d’être appliqués, que pour qu’on puisse en discuter, prendre position et s’opposer ; bref, ils servent à organiser du débat.
(p. 89).
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"Ce revêtement de l'image ne manque pas d'être ambigu. Car il cache mais pour mieux laisser voir ; et le voile n'est là que pour être soulevé. Il faut à la fois passer par lui et s'en détacher, son écran est à traverser. En même temps qu'il nous attire par son caractère imagé, il nous enjoint de tourner le regard au-delà de lui. La réalité est derrière, accessible à d'autres yeux. D'autant plus que cet autre que tend à signifier l’"allégorie" devient ici l'Autre par excellence – l'autre monde et l'autre vie. L'enveloppe de la figuration concrète est à délaisser comme doit l'être celle du corps pour atteindre l'âme : traverser l'enveloppe du sensible – imagé ou charnel – et convertir notre regard seront les conditions requises pour atteindre à la vérité."
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... la médecine occidentale se fie à l'action impérieuse et décidant de ses effets. Il suffit d'écouter notre vocabulaire: on vous "opère", il s'agit d'une "intervention". Or la médecine chinoise, sait-on, ne vise pas tant à soigner la maladie qu'à entretenir la santé. (Chapitre 12, régulation versus révélation)
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Si rencontrer, c’est se laisser déborder et déporter par l’Autre, commencer de lever la barrière d’avec lui, par suite laisser entamer en retour son moi solide, ébrécher la frontière sous laquelle le moi se tient ordinairement à l’abri, on comprend que le fruit existentiel de la rencontre soit d’introduire à l’intime.
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"Paysage", à vrai dire, est un terme bien venu en français. Mieux encore peut être que dans d'autres langues européennes à composition similaire, mais où la liaison phonétique est plus rude, le glissement à l'intérieur du mot moins aisé : "paysage" se glisse à l'aise hors de "pays", et s'épanouit à partir de lui, comme de son corps informe de larve la chrysalide évadée. "Pays" - "paysage". (p. 137)

Chapitre VI - Mise en tension
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Car qu'on se souvienne que la peinture de paysage apparaît, en Europe, en lisière de la peinture officielle, de commande et de commerce, et comme en aparté : dans les planches des Herbiers, dans l'illustration soucieuse d'environnement réaliste des Traités d'hygiène et de pharmacopée ou bien encore dans le décor saisonnier, enluminé des Riches Heures ; puis, plus ouvertement, dans la "fenêtre" percée dans le fond du tableau et laissant apparaître, dans son encadrement, des rivières qui sinuent et des monts bleuâtres - on mesure alors ce qu'il a fallu de patience, ou mieux de persévérance, de la part du peintre européen, pour accéder au paysage. (p. 66)

Chapitre III - D'un paysage à vivre
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Un corps humain sans un souffle d’énergie est une ossature morte
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Ils se sont croisés, et même cela toute leur vie, mais ils ne se sont jamais abordés. Comme on aborde, sur la mer, un autre navire, venant d’ailleurs, ou comme on aborde un matin dans une île ; ou comme on aborde au port, un rivage. Avec ce que cet abord suppose toujours d’inattendu : on « aborde », définit le dictionnaire, « un lieu inconnu ou qui présente des difficultés » – n’effaçons pas plus ce péril vis-à-vis des êtres que vis-à-vis des choses. Pour aborder, on vient de plus loin, on émerge de son étrangeté et l’on s’enfonce dans celle de l’autre.

     
On peut répondre, ou non, à l’appel de l’intime. S’il n’y a pas faute (et « mal », par conséquent) à ne pas exploiter cette ressource de l’intime, il n’en n’est pas moins vrai que ceux qui n’ont pas su développer d’intime ont raté quelque chose ou plutôt l’essentiel. Peut-être ont-ils tout raté : ils sont passés à côté. Or le mal, disait déjà Plotin, n’étant pas quelque chose d’effectivement voulu, délibérément intentionnel, est toujours un « raté ».
On répondra néanmoins que l’intime ne peut être une catégorie morale puisqu’il est lié à la rencontre adventice, donc à l’aléatoire, donc à la chance. Mais, là encore, jusqu’à quel point est-ce vrai ? Il est certains que j’aurais pu ne pas la croiser de ma vie. Mais, en même temps, ce n’est pas la croiser qui fait la rencontre et creuse de l’intime entre nous. Et même ce n’est pas tant l’un ou l’autre de nous qui compte, en tant que tel et tel qu’il est, avec ses qualités qu’on dénombre et plus ou moins fantasmées, c’est ce que nous sommes conduits à faire en commun pour engager et « entretenir » cet intime. La question est donc, en fait : jusqu’où risquons-nous – misons-nous – l’un et l’autre (version désormais strictement humaine du fameux pari) pour sortir de notre isolement-côtoiement (le parallélisme des solitudes) et basculer « d’un même côté » face à « l’autrui du monde » ? Comptent moins la vertu ou les dons de l’un ou de l’autre que le point – le stade – où chacun, dans sa vie, est arrivé et est prêt à oser. Car c’est toujours vis-à-vis d’un « premier venu », qu’on le veuille ou non, comme le disait déjà Rousseau de ses parents, qu’on s’ouvre à l’intimité.
De là, la question devient plus radicale encore : serait-ce donc envers n'importe qui que je peux engager cet intime? Peut-être...
Peut-être tant l’intime est différent de l’amour, n’est pas question de préférence et de séduction, n’a pas en vue notre propre satisfaction, mais est plutôt la décision progressivement mûrie de s’enfoncer ensemble dans ce fond sans fond d’un dedans partagé.
     
La question encore se retourne. Dite à l’envers (et devenant brutale) : est-on donc coupable de sa solitude ? Car l’alternative est simple : on est intime ou on est seul (seul y compris dans son « amour »). Car, si l’on dit que la solitude est une malchance, qu’on n’a pas « rencontré », ou bien qu’on n’avait pas les « qualités qu’il faut », il est facile alors de rétorquer que tout le monde, dans sa vie, a croisé quelqu’un qu’il suffisait d’aborder. On est responsable de sa solitude du fait de ne pas avoir su pousser la porte de l’Autre, s’adresser et accéder à lui, lui parler comme à un « Toi » – on est resté en deçà, on a respecté la frontière, on a craint de s’exposer ou, aussi bien, d’agresser.

De quelque nature qu’elle soit, une séparation ne détruit pas l’intime. Car l’intime n’est pas de contact (coudoiement), mais d’intériorité, ou plutôt d’un « plus intérieur que l’intérieur ». C’est pourquoi il n’exige pas la présence, peut se développer dans l’absence. Dans l’absence on peut rester « auprès ».
     
     
pp. 115-117
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Dans le mémorable "Longtemps, je me suis couché de bonne heure", la première phrase de Proust, tout, définitivement, n'est-il pas déjà avancé ? Les dés de La Recherche y sont jetés ; et les proustiens n'en finiront pas de déceler, à plaisir, tout ce qu'elle engage. Comme un parasol ou un dais qu'on ouvre, et sous lequel on restera à couvert, ce "longtemps" fait d'emblée prévaloir, sans attendre et posément, l'ordre souverain de la durée. Face à l'extension de quoi, la qualité du je qui pointe et lui répond est celle d'un sujet singulier, mais débordant déjà par là de son exiguïté : fragilement anecdotique, mais inscrivant en vis-à-vis la forme creuse, disponible, où tout viendra se recueillir et se mouler. Surtout débuter par le coucher, c'est prendre déjà le contre-pied, mettre en route une conversion qui n'en finira pas : c'est commencer de faire apparaître sous l'expérience diurne, journalière, dissipée tôt oubliée, la dimension intérieure, autrement dit nocturne, où, dans le silence et le refus d'agitation, les avènements et les sentiments pourront enfin dégager un son clair, en se décantant ; où les impressions égrenées à la suite n'en finiront plus de percer souterrainement des tunnels entre elles, à travers le "Temps", pour sortir de leur dispersion et se rejoindre - en quoi l'oeuvre entière trouvera sa révélation. Aussi, après le coup de gong du "longtemps", l'octosyllabe qui suit commande une pause qui le fait résonner - suspens-silence ; mais le cadre est déjà posé, la trame est prête.

Chapitre IV - La première phrase, p. 42
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(...) cette conception de la manipulation stratégique, dont on nous promet qu'elle aboutit inéluctablement au succès, jusqu'où l'avons nous développée de notre côté (le "côté" européen) - ou méconnue, ou rejetée, ou cachée? (Et, si nous ne l'avons pas autant développée, qu'est-ce qui nous a retenu de la faire? Et pourquoi?)
Car il est indéniable que, côté européen, nous n'avons cessé de faire la part belle aux hasards de la guerre, de faire appel aux dieux ou à la chance, d'invoquer le génie. Il est vrai que nous insistons aussi sur l'effet de surprise, que nous louons la ruse, que nous recommandons le secret ; mais, au regard de l'élaboration chinoise, on a l'impression qu'il s'agit plutôt là de concessions faites à l'expérience, ou d'apartés dans la réflexion, sans que ces divers éléments soient suffisamment reliés entre eux pour donner corps à une conception d'ensemble et s'organiser en théorie. Entre la Chine et l'Europe, la différence n'est pas qu'on aurait méconnu ici ce qu'on aurait mieux connu là (ou inversement), mais plutôt que les outillages théoriques mis en œuvre ici et là, en fonction des partis pris développés, ont été mieux en mesure d'exploiter telle ou telle ressource possible d'intelligibilité - etqui sont plus ou moins écartées entre elles ; et, par conséquent, de rendre plus lisible sous ce biais ci ce qui le demeurait moins sous celui-là. Le voyage en Chine n'a donc pas pour but d'imaginer - encore moins de contrefaire - d'autres "mentalités" (le plaisir toujours un peu trouble de l'exotisme), mais simplement de tirer parti d'autres ressources éventuelles d'intelligibilité (qui, comme telles, sont à la fois plus globales et plus radicales que toutes les inventions particulières de la philosophie, celle-ci ne faisant que les expliciter). Question de commodité, en somme : s'il s'avère que l'idée d'une manipulation stratégique se trouve mieux correspondre au cadre notionnel de la pensée chinoise, et qu'elle s'éclaire sous son optique, il valait la peine de passer par la Chine pour la développer.
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Car une nouvelle vie, celle qu'on appellerait de ses voeux et qui ferait muter d'un coup notre existence, n'est pas possible.
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Quel bénéfice trouvons-nous à parler indirectement des choses ?
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On voudrait croire que, quand les choses en viennent enfin à s'accorder, c'est là le bonheur… Or, c'est précisément quand les choses se recoupent complètement et coïncident que cette adéquation, en se stabilisant, se stérilise. La coïncidence est la mort. C'est par dé-coïncidence qu'advient l'essor.
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