L'homme et l'adversité ; 1
Débat organisé autour de la conférence sur "L'homme et l'adversité" organisée aux 6èmes rencontres internationales de Genève par
Maurice MERLEAU PONTY avec
Georges POULET, d'Edimbourg, connu pour ses études sur le temps humain; avec
Jean STAROBINSKI,
médecin,
philosophe et essayiste; enfin avec Jean LESCURE, poète, dramaturge et esthéticien. Débat mené par Jean AMROUCHE.
- A...
Vers le début du vingtième siècle, il y a, semble-t-il, dans la littérature, le sentiment de quelque chose qui commence, d’un départ à neuf. Ce qui frappe, ce n’est plus la continuation inhumaine et régulière du temps des horloges, comme dans le roman naturaliste ; ce n’est plus, comme chez Bergson, et si universellement admirée que soit encore à cette date la pensée de celui-ci, la mélodie de l’existence poursuivant ses variations ; et ce n’est plus enfin, comme chez Mallarmé et les symbolistes, l’idée d’un monde mental où le temps ne coulerait plus, où les essences ne dégénéreraient plus, où le jardin des choses s’épanouirait, à l’abri des événements historiques, dans l’éternité de l’esprit.
C'est alors que dans le sentiment de toutes ces ressemblances thématiques entre des morceaux isolés d'une même existence, le héros prend enfin conscience de la loi qui les relie et les éclaire. Un e existence humaine n'est pas faite de la continuité apparente des jours vécus; mais elle se compose d'un certain nombre d'expériences subies à distance les unes des autres, séparées par de grands pans d'oubli, et qui pourtant se ressemblent entre elles et constituent par conséquent des thèmes réapparaissants. Distinguer cette ressemblance à distance, c'est dégager dans une vie ce qu'il y a d'essentiel, c'est atteindre son essence.
"Toute notre vie est livrée, soit au despotisme des impressions venues du dehors, soit à celui des souvenirs involontaires et passifs."
Coleridge
La critique thématique peut encore nous révéler ce qui se transmet d’une pensée à d’autres, ce qui se découvre en diverses pensées comme étant leur principe ou leur fond
Il y a une fameuse définition de Dieu qui, pendant des siècles, a joué un rôle considérable, non seulement dans la pensée des stéréotypes et des philosophes, mais encore dans l'imagination des poètes : "Deus est spherae cujus centrum ubique, circumferentia nusquam : Dieu est une sphère dont le centre est partout, la circonférence nulle part".
"Quel essaim de pensées et de sentiments, de fragments infinitésimaux et, si l'on peut dire, de représentations de toutes les pensées anciennes et de germes de toutes les pensées futures, emplissent un seul moment."
Coleridge
"La parole humaine n'est plus qu'un murmure circonférentiel, un immense O, esquissé par la bouche. Ce que la bouche énonce, c'est le moi et le monde, les êtres et les chose et l'univers qui les contient."
Paul Claudel
Tout est lié dans le monde, écrit Madame du Chatelet ; chaque être à un rapport à tous les êtres qui coexistent avec lui, et à tous ceux qui l'ont précédé et qui doivent le suivre... les impressions que les objets font sur nous continuent à quelque distance qu'ils puissent être placés, parce que dans la sphère tout mouvement doit produire des ondes à l'infini, comme cette pierre qu'on jette dans l'Océan... et ces ondes propagées et dilatées à l'infini doivent nécessairement venir jusqu'à nous... nous recevons des impressions de tous les mouvements qui arrivent dans l'univers.
Ainsi la pierre, en un sens, réussit à faire ce que ne peut faire l'intelligence ; elle propage à l'infini ses ondes, elle remplit de vide ; elle jouit dans son effet l'infiniment petit et l'infiniment grand.
"Quand je vois chacun de nous, sans cesse occupé de l'opinion publique, étendre pour ainsi dire son existence tout autour de lui, sans en conserver presque rien dans son propre coeur, je crois voir un petit insecte, former de sa substance une grande toile par laquelle seule il paraît sensible, tandis qu'on le croirait mort dans son trou. La vanité de l'homme est la toile d'araignée qu'il tend sur tout ce qui l'environne ; l'une est aussi solide que l'autre ; le moindre fil qu'on touche met l'insecte en mouvement."
Rousseau