De l'esprit d'aventure de
Gérard Chaliand
Gérard Chaliand : Certes, il faut participer pour pouvoir parler d’aventure. Mais il faut aussi posséder un bagage suffisant, qui permette que cette action ne soit pas juste une participation sans comprendre. J’accorde beaucoup d’importance au savoir. Il faut arriver armé. C’est pourquoi je privilégie l’étude des sociétés au sens large, l’aspect religieux, anthropologique, sociologique, etc., et mon itinéraire a été essentiellement, à cet égard, solitaire. Pour reprendre la phrase de Melville : « La mer a été mon Harvard et mon Yale », le terrain et la lecture ont été mes universités. Par ailleurs, dans les sociétés que j’ai pu rencontrer au cours de ma vie, je me suis rendu compte que les voyages n’étaient pas seulement spatiaux, mais aussi sociaux. Beaucoup de gens n’auront connu dans leur vie qu’une catégorie sociale : la leur, celle avec laquelle ils travaillent. Quand on a connu à la fois la paysannerie de tel ou tel pays, et qu’on a en même temps fréquenté des chefs d’Etat, des syndicalistes, des dirigeants de guérilla et d’autres catégories sociales, qu’il s’agisse de la petite bourgeoisie, de marchands, etc., on dispose d’une connaissance que l’on ne peut que très difficilement acquérir chez soi. Cela permet aussi, au fil du temps, – parce que ma vie a été essentiellement une succession de voyages -, grâce aux connaissances acquises sur les sociétés en question, d’être à la fois dedans et dehors, ce qui donne une capacité d’analyse souvent plus grande parce qu’on est à cheval sur plusieurs sociétés, pas juste deux, comme ceux, par exemple, qui sont d’origine étrangère, et qui connaissent plus ou moins leur société d’origine et celle d’accueil, mais trois, quatre, dix, selon la chance qu’on a eue de séjourner longuement dans des sociétés qu’on a pu pénétrer, dont on connaît les cultures. C’est cela qui rend, à mon avis, le voyage de l’aventurier productif, c’est cela qui rend l’action féconde – parce que je connais des gens qui ont beaucoup voyagé, qui ont vu beaucoup de choses, mais qui ne connaissent que des anecdotes. Le monde est plein de voyageurs qui n’ont retenu que des anecdotes. Si on veut assumer davantage d’humanité, il faut se fatiguer. Il faut travailler, accroître ses connaissances. Prendre plaisir à découvrir l’Autre.
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