Un jour, mon amie Layla me dit que son prénom veut dire "la Nuit". Je me souviens de ma surprise et mon émerveillement, qu'une langue dont j'ignorais tout m'ouvrait un monde de références. Il était beau sur elle, ce clin d'oeil étoilé. C'était comme un bijou. Il la racontait déjà ce baptême. J'avais l'impression qu'elle m'avait dévoilé un mystère, la clé de sa beauté. De la poésie pure dans le simple fait de se nommer. Et un ailleurs qui s'ouvre.
C'est la première pensée qui m'a étreint en commençant le second roman de Hadia Decharrière, Arabe, paru chez J.C Lattès. Je voulais la découvrir depuis longtemps. Depuis son premier roman. Je croisais son regard parfois. Elle était pour moi fugitive comme une passante baudelairienne. J'aurais aimé lui parler. J'aurais aimé la rencontrer. Plusieurs fois on s'est manqués, comme si tout conspirait contre nous.
Et puis un matin, j'ai vu cette vidéo. Je l'ai trouvée magnifique. Elle y parlait d'un livre de Modiano, en équilibre sur une émotion intense, choisissant chaque mot pour être au plus proche de ce qu'elle éprouvait dans une sincérité concentrée, réfléchie, lucide et bouleversante. Totalement émouvante. La littérature était vitale quand elle vibrait dans sa voix et dans son regard. Elle la vivait de la même manière que moi. Elle lisait un extrait. Le finissait les larmes aux yeux. Moi aussi devant elle et par écran interposé.
Ce matin-là, j'ai décidé de la lire.
Maya se réveille un matin en parlant couramment arabe. Elle qui semble pourtant si loin de cet orient va passer sa journée à explorer cette nouvelle facette de son identité. D'une manière presque allègre d'abord, elle va observer son monde sous cette nouvelle lumière, cette nouvelle couleur. Elle va découvrir des mots, des saveurs, des convictions. Découvrir des pans entier de son histoire et de son intimité, découvrir d'autres dimensions de sa beauté, découvrir des indices disséminés dans son quotidien de cette autre partie du monde que bien souvent on tente d'étouffer dans une forme d'assimilation. Elle découvre des secrets également, révélés par son identité soudainement multiple qui interroge ses racines, ses origines.
L'unité de temps dans laquelle Hadia choisit d'inscrire son récit lui permet d'éviter la lourdeur d'un roman à thèse. On commence presque dans un univers de conte, comme un jeu d'enfant. Maya est costumière, vit avec un acteur. Il y aura toujours une dimension ludique et incrédule à sa découverte de l'arabe. Elle est toujours au bord du sourire et de l'incongru. Elle est résolument solaire. Elle découvre son don comme un pouvoir enfoui. Comme une part d'elle-même soudainement mise à jour, un trésor qu'elle s'approprie.
Ce roman linguistique s'enivre de ses nouveaux sons, de ses nouveaux horizons, de cette nouvelle tradition qui bouleverse tous les rapports qu'entretient cette héroïne avec sa réalité. Elle en découvre une nouvelle interprétation. Avec ce regard presque enfantin qui devient le vôtre quand vous êtes en voyage et que le présent devient un émerveillement permanent, une surprise, une exploration à chaque carrefour. On tombe dans la musique d'une langue comme on tombe amoureux d'un être que l'on n'a jamais vu sous cet angle auparavant. On apprend pas un nouveau langage. Il fait déjà partie de soi. On en connait instinctivement la pulsation, et cette autre voix que ces phonèmes lointains nous donne. On se découvre, on s'enrichit dans ce nouveau miroir.
On chemine avec l'énergie de Maya comme dans un film de la Nouvelle vague. On rit avec elle dans un sex-shop. On se révolte avec elle quand elle approche des problèmes qu'elle n'aurait sans doute jamais abordés (l'excision notamment). On se souvient de la magie proustienne qu'il y a dans les mots, juste à imaginer tous les univers qu'ils renferment, tous les silences qu'ils brisent et les vérités qu'ils permettent. On entend cette voix étrange de l'arabe qui, certains paragraphes, vient briser le monologue de Maya pour s'élever comme une conscience plus ancienne. La naissance, qu'elle finit par questionner, et la face cachée de ses parents insoupçonnables qu'elle finit par mettre au jour.
Découvrir une autre langue, c'est dévoiler différemment tout ce qu'on croyait connaitre. D'autres coutumes, d'autres costumes, d'autres signes, d'autres croyances et d'autres masques, se convertir à d'autres sensations. C'est découvrir en soi toute une part ignorée. Un rythme et une chorégraphie de mots qu'on ne pensait pas contenir.
Cela pourrait être une fable. Un film de Woody Allen. Ce joli film de Coppola, Peggy Sue s'est mariée, où l'impossible remet en cause toutes les vraisemblances qui président à nos vies. Ces légers décalages qui permettent au cinéma et à la littérature de nous aborder autrement avec une justesse élégante et gracieuse, de nous poser des questions profondes sans nous asséner de théories ou de dogmes. Ici on ressent tout avec raffinement. Hadia, en peu de pages, dit un état d'âme et un état du monde. Un engagement discret et humaniste, une manière d'entendre ce qui est rendu sourd. Tout finit par résonner dans la voix de son héroïne.
En décrivant la journée de Maya, Hadia finit par décrire une conscience de l'humain dans sa diversité. La complexité de son identité. L'ouverture en soi nécessaire pour en saisir encore toutes les richesses (quand le fracas et les éclats criards de nos écrans nous invitent chacun à se renfermer dans nos bulles où chacun est semblable). Elle suggère tout cela. Avec également cette part autobiographique que l'on sent, cette langue qu'elle comprend encore mais qu'elle ne sait plus parler, comme un hommage au pays d'où elle vient, la Syrie, et qu'elle a quitté à six ans.
J'ai surtout retrouvé cette flamme, cette intensité dans son regard, comme ce matin-là dans cette belle vidéo, cette sincérité, cette sensibilité qui transcendait chacun de ses mots.
La prochaine fois qu'on se verra, j'espère qu'on se dira quelques mots.
En arabe.
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