Citations de Hafid Aggoune (77)
Je suis arrivé à Venise avec la totalité de mes livres et de mes vêtements, c'est-à-dire tout ce que je possède au monde et qui tient dans une valise et un long sac noir très lourd.
Très vite, je suis passé du siège de l'avion à un banc sur un vaporetto, approchant de la Giudecca au rythme du moteur, la fraîcheur de l'Adriatique me claquant au visage.
Je descends à Zitelle. De là, il faut traverser l'île par le calle Michel-Angelo et attendre.
Quatre personnes débarquent avec moi : deux hommes qui semblent rentrer du travail, une vieille femme et un enfant poussant un diable rempli de commissions.
Il suffit de prendre l'île dans sa largeur pour se retrouver de l'autre côté, dos à Venise.
La Giudecca est sans touriste.
L'île a d'abord été la terre d'exil des familles vénitiennes condamnées après le giudicato (jugement). Au Moyen âge, tous les juifs furent relégués ici, à l'écart. On leur a fait porter une marque distinctive, jaune.
Après la courte traversée de rues désertes, je me tiens debout sur le ponton, face à l'île de Sainte-Marie-des-Grâces.
J'attends.
Je sors un livre du sac noir qui en regorge, le premier qui vient, ouvert au hasard.
La page est un cliché en noir et blanc.
Un homme entouré d'objets nous regarde.
C'est l'atelier de Francis Bacon.
Ces choses éparses ressemblent à des fantômes l'accompagnant dans son quotidien. L'homme semble faire corps avec le chaos. Il appartient à son espace. Son art le compose, l'englobe. Il s'y noie comme l'alcool vous prend votre vie. C'est la passion. La peinture est son corps. Son corps
est dans les tubes, prêt au cri sur la toile.
J'imagine toute cette poussière, la peau du temps sur le monde.”
Un jour, j'avais dix-sept ans, j'ai disparu de moi.
Les années sont passées comme un seul jour. Je n’avais plus rien à faire sur l’île de ma mélancolie. Je suis sorti par le trou qu’un papillon aux ailes féeriques m’avait montré comme dans un conte.
Il faut faire l’amour comme le pinceau traverse l’espace, il faut vivre comme les livres se font, dans la lenteur de l’urgence d’aimer...
Oui, l’amour est cette ombre parfumée qui ne vous quitte jamais. Vivre ce lien comme si l’autre était l’ombre vivante de soi et soi l’ombre vivante de l’autre.
J’attendais ce retour comme le désert attend la pluie.
C’est pour cela que j’aime tant les livres : l’instant de la lecture est un absolu fait de rien et de tout, une concentration de tous les possibles posée sur la légèreté d’une feuille.
Mon espace est le lieu du regard, l’errance d’une vie au milieu d’autres.
Rien ne dure, sinon le renouvellement de nos regards en soi, sur le monde, sur autrui. Rien ne me console plus que de me savoir pierre, eau, branche, lumière, vent, regard. C'est pour cela que j'aime tant les livres : l'instant de la lecture est un absolu fait de rien et de tout, une concentration de tous les possibles posée sur la légèreté d'une feuille.
Fuguer est le contraire d'un suicide : on part pour vivre et ce n'est pas une tentative de vivre, mais l'unique essai pour le faire.
Nous passons chaque jour et chaque nuit à nous perdre et toute notre vie à nous chercher.
Donne à qui sait lire ton âme, fuis qui la déchire, car tu n'as pas le temps.
Le temps remuait et s'avançait vers moi. Il était là depuis le début, sur la main du peintre, dans sa main tracée sur l'air, sans matière, flottante.
Quelque chose en moi suivait des couleurs invisibles.
Dans ce silence, c'est la vie qui, de l'infini le plus lointain, s'approchait de moi et, au passage, dérobait à la nuit des lambeaux d'étoiles comme des peaux mortes à la surface du soleil, comme l'amour et la douleur arrachent des copeaux de corps fossilisés par l'érosion durable de la mélancolie.
En secret, une part qui m'était étrangère me guidait vers le point de lumière, au-delà des pierres, la faille qui, un jour, s'ouvrirait pour ne plus se refermer. Au bord de la vie, elle sauvegardait mon dedans disponible à l'éveil.
Jour après jour, année après année, les décennies ont passé et je continuais de disparaître dans l'image du monde. Je m'engouffrais dans un reflet orphelin.
Je m'étais laissé tombé dans l'attente, livré à elle, donné à elle.
L’amour est cette ombre parfumée qui ne vous quitte jamais. Vivre ce lien comme si l’autre était l’ombre vivante de soi et soi l’ombre vivante de l’autre.
La guerre transforme chaque bonheur en brûlure parce qu’on se dit toujours que ce sera le dernier.
Déporté, ça veut dire être loin de ce qui nous porte, loin de la vie.
Je n’ai jamais été un enfant.
Dès la naissance, mon enf ance s’est envolée ailleurs, à jamais éloignée de sa part sublime, orpheline