La chasse aux étoiles d'Hella Haasse
Marque-Page 17-02-2011

Après la mort d'Isabelle, Charles avait été rempli d'un étonnement amer plus que d'un vrai chagrin ; il se demandait, morose, si c'était ainsi que devait s'écouler sa vie : un long voyage sans autres escales que le deuil et la catastrophe. Parmi les documents ayant appartenu à son père, il avait trouvé une poésie ; il se souvenait qu'à l'époque le ménestrel Herbelin avait mis ces vers en musique. C'était le chant où était décrite la forêt de Longue Attente, ce lieu désolé, pareil à un labyrinthe ; au milieu des dangers et des horreurs de l'existence, l'homme s'égare, il erre et cherche, mais ne trouve pas l'issue. Lorsqu'il était enfant, Charles n'avait pas compris cette image ; maintenant, il était frappé par la comparaison et aussi par la manière dont elle avait été formulée. Il trouvait les vers harmonieux, ils éveillaient en lui un sentiment pour lequel il n'avait pas de nom, qui lui apportait le réconfort, mais en même temps le chagrin et l'agitation intérieure. Souvent, il répétait en pensée ou à mi-voix les premiers vers du chant ; sans en savoir lui-même la raison, cela lui procurait une étrange satisfaction, comme si quelque chose venait frapper à son cœur pour y pénétrer, mais qu'était-ce ?
"En la forêt de Longue Attente
Chevauchant par divers sentiers... "
Rudolf avait l'impression de ne pas avoir assez de ses cinq sens. Il était subjugué par la lumière, les odeurs qu'exhalaient les buissons chauds, la majesté du paysage qui s'étendait à ses pieds et dans le lointain. Dans la plaine scintillaient les rizières inondées ; la ligne de faîte des collines semblait décolorée sous le soleil de midi. Mais par-delà les cimes glissait l'ombre, d'un bleu intense, de nuages surgis comme par enchantement des hautes couches d'air opaques.
Un coquillage, frêle structure d'invisibles couloirs en colimaçon, était un objet magique. Les méandres, les cercles concentriques, tous les ornements composés d'entrelacements m'attiraient irrésistiblement. Il en est encore de même aujourd'hui. Les formes, les phénomènes, les caractères et les rapports humains n'ont de signification pour moi que dans la mesure où ils sont compliqués, mystérieux.
Tout au fond du terrain, derrière la maison, il y a un figuier banian. De jour, c'est pour moi le plus bel arbre du monde, si large, touffu et riche, avec toutes ses feuilles et ses fruits, ses racines aériennes qui retombent et se fixent à l'aide de petites ventouses et forment de nouveaux troncs - et aussi avec les oiseaux et les chauves-souris, les cigales qui le peuplent et les guêpes qui vrombissent autour des figues ; c'est un arbre qui bouillonne de vie. Mais le soir, je n'ose m'en approcher (...), la nuit ce n'est plus le même arbre, ou plutôt même plus un arbre mais une chose très différente pour laquelle les hommes n'ont pas de nom. Il faut se tenir sur ses gardes. La nature a cette force, nous sommes impuissants.
Quelle étrange expérience ! Des sons familiers éveillaient en moi de vieux souvenirs et, surtout le chant des oiseaux me replaçait totalement dans l'entourage d'autrefois, alors qu'en réalité peu de choses de cet entourage ont subsisté. (...) Ce qui m'a particulièrement frappé, c'est la beauté de la nature à Gamboeng. Je peux mieux en juger aujourd'hui qu'autrefois, quand je ne connaissais au fond que notre propre cadre.
En été, le feuillage murmure, il semble qu'il n'existe pas de plus riche mélodie pour celui qui est allongé dans l'herbe tiède ; mais l'on change d'avis en automne, lorsque les feuilles roussâtres bruissent dans le vent ; et pendant les longs mois d'hiver l'on entend, encore plus ému, le bois gelé craquer et le givre tomber de branche en branche. Infinie est la diversité des images d'un solstice à l'autre ; (...)
....les âmes bigotes,ignorantes et pusillanimes soupçonnent toujours des excès chez ceux qui ont une pensée indépendante et que,toujours des éléments ambitieux et autoritaires savent exploiter au bon moment et au bon endroit des dispositions négatives de ce genre . P. 103
Mais la seule idée des grands magasins en décembre, surchauffés et violemment éclairés, me remplit de dégoût. Des cages de verre gigantesques, des machines à vendre qui aspirent les consommateurs ; des espaces où tout bourdonne et résonne sans interruption.(...) C'est plus qu'un phénomène physique, j'en ai des suées froides, quand je songe à cette force aspirante qui évide les personnes, les réduit à l'état de figures sur un graphique, unités constitutives de la masse qui a une importance économique.
Depuis qu'il avait pénétré dans le bois, il n'avait rencontré personne, et n'avait rien entendu, sinon le chant des oiseaux, ainsi que les bruissements et les craquements familiers dans les frondaisons et les broussailles. Au cours de ces dix-neuf années de vie, rien n'avait jamais égalé le plaisir intense qu'il avait à séjourner dans le bush. Il éprouvait la nature comme "sienne" tout en sachant qu'elle gardait un élément d'impénétrable altérité.
Il revit sa chambre d'autrefois : les boomerangs au mur, le poster d'une star de la pop music, morte depuis longtemps mais qui le fascinait toujours, Jim Morrison.
Son visage, pareil à celui d'un ange exterminateur, crinière au vent, sur fond de nuées orageuses et d'éclairs. En dessous, ce texte : "No one here gets out alive*."
Il identifiait ce poster à l'image du chaman faiseur de pluie dans la culture des Aborigènes, chantant nu sous un ciel chauffé à blanc, jusqu'à ce que le vent se lève, que les nuages s'amoncellent et que l'eau salvatrice déferle du ciel avec la violence d'un raz-de-marée.
* Personne n'en sortira vivant.