Hervé Hamon

Les médecins, durant mon voyage, m’ont beaucoup étonné. Je ne les imaginais ni si malheureux ni si valeureux. Ce qui m’étonne le plus, finalement, c’est qu’ils s’intéressent aussi peu à la santé publique.

A
Ça tombe on ne peut mieux : ma première île n’existe pas, n’a jamais existé, n’existera jamais.

L’île, ça commence avant l’île.
(Observations préalables)

Partir, c'est vivre un peu, et vivre, c'est s'arrêter beaucoup.

Plus tard, quand je retrouverai la seule liberté qui me manque, celle d'aller voir la mer chaque soir, je chercherai peut-être une de ces coques à quille longue que je caresse de l'oeil. Je poncerai, je vernirai, je surveillerai les épissures, je traquerai la moindre bernique égarée. En attendant, je ne me prive pas d'un jour sur l'eau. Et je songe que vieillir comporte, aussi, des promesses. Des promesses qu'on traîne depuis l'enfance et qu'on a peur de ne pas tenir : retourner à la mer avant de retourner à la terre.

Ce n'était pas le coup de poing, c'était le pied de nez de la beauté : "l'extrême" me submergeait de tendresse muette.

J'aime ma côte, mais je ne suis pas chauvin. j'aime la Méditerranée. Il faudrait être fou pour rester insensible à cette alliance du sec et du marin, du soleil et du liquide, de la poussière et de la fraîcheur, du gris de l'olivier et de l'indigo des golfes.

Quel rapport avec la mer ? Ceci : l'immensité propre à cet élément excède l'étendue. Elle nous invite non point à penser l'infini qui n'est pas pensable, mais à l'entrevoir en mesurant combien nous sommes rejetons de la coïncidence. Ce n'est pas une idée triste, c'est une idée libre et courte, où il n'est pas interdit de trouver de la curiosité et de prendre du plaisir. Quand on vit (au bord de) la mer, on ne peut douter qu'un milliard de mondes "importants" nous sont et nous resteront inconnus.

Il...tenait à m'enseigner que la loi est respectable mais que certaines lois ne sont pas écrites, que chaque homme porte en lui un certain droit à l'interprétation du bien et du juste, et même un certain devoir de s'y aventurer.

Non, entre ces marins, c’est autre chose : le secteur qu’ils fréquentent, la nature avec laquelle ils composent sortent si vigoureusement de l’ordinaire qu’il se crée entre eux, malgré les humeurs et les caractères, une culture commune, une solidarité de frères de la côte. Même quand ils ne s’aiment pas (et, souvent, ils s’aiment bien), ils partagent une estime mutuelle, une espèce d’admiration réciproque, jamais déclarée, niée si besoin est, mais solide. Ils connaissent les mêmes trous, les mêmes gouffres, ils calculent avec la même exactitude l’heure de la renverse, ils ont peur des mêmes rencontres, des mêmes brisants. Ils forment une aristocratie sans manière, ce qui est le summum de l’aristocratie (Chapitre 3 - page 120).

Arrivée sur l’Abeille, je me suis dit qu’un bateau ne ressemble à rien d’autre mais est toutefois analogue, dans son fonctionnement, à un pays, une entreprise, ou une cité. A cette nuance près qu’on n’y dépose pas le bilan ni ne redoute les élections : si l’on coule, c’est pour de vrai, jusqu’au fond, et tous en chœur (Chapitre 1 - page 44).

Entre donc à Brest d'un pas léger, sans exhiber ton passeport, sans justifier ta raison d'être, sans excuser tes attaches exogènes. Tu es bienvenu, surtout si tu es capable, le soir tombant, de partager le blanc frais, chez Phi Phi, aux quatre vents, accoudé dans la cohue, et de ne pas t'étonner qu'en ces lieux et à cette heure, le patron et le docker, le député et l'électeur, le matelot et son officier, le militaire et le civil, le médecin et le patient, le franc-maçon et le curé, sans oublier le flic et le voleur ni la femme et l'amant (c'est le mari qui régale), se tutoient le temps d'une tournée, voire le temps de la tournée suivante, éventuellement le temps de celle d'après, gueulant fort, gueulant contradictoire, mais gueulant en choeur.

Si tu n'as aucun sens de l'humour, aimable passant, évite Brest. Si tu n'aimes ni Swift, ni Pierre Dac, évite Brest. Si tu bois peu, seul, et triste, évite Brest. Si chanter en public te paraît incongru, évite Brest. Si tu n'aimes que les petites chaloupes pastel tendrement échouées à contre-jour, évite Brest. Si tu n'apprécies pas la courbe d'un géant méthanier, évite Brest. Si tu as l'intention de te coucher tôt, évite Brest. Si tu es mollement sage, aimable voyageur, sois assez sage pour voyager ailleurs.

Elles racontent nos convoitises, nos guerres, nos croyances et nos espoirs. Elles nous parlent d’écologie et de mondialisation autant que de solitude.

Qu’est-ce qu’un peuple promis au malheur?C’est un peuple qui,berce de religion des droits de l’homme,se repose sur la conscience universelle.ne sait plus, ne veut plus savoir de quels sacrifices il a payé les libertés dont il jouit et se refuse à l’idée qu’il lui faudra encore et toujours payer pour la sauvegarde de ces libertés.>> Tactiquement,le supplément du Figaro a appuyé sans retenue Valéry Giscard d’Estaing( qui lui a réservé la première interview de sa campagne électorale).L’explication de ce soutien est limpide.La nouvelle droite déteste par-dessus tout le libéralisme de Bernard Stasi ou d’un Lionel Stoleru(>, dit Alain Benoit).Mais elle a investi ses forces dans d’autres secteurs de la mouvance giscardienne.Toujours par la méthode de l’entrisme culturel.

Les puissants barons,tels Raymond Aron ou Claude Levi-Strauss,exercent une profonde influence même s’ils ne sont pas toujours physiquement présents.Que Raymond Aron exprime son hostilité à la candidature de Pierre Nora,et ce dernier passe moins aisément. L’avis du président Furet, qui livre son sentiment devant une commission électorale deux jours avant la convocation de l’assemblée, est fréquemment décisif. Il est pratiquement impossible d’obtenir un scrutin positif sans son consentement.D’autant qu’il est suivi comme un seul homme par le groupe des historiens.Le sociologue Alain Touraine pèse également lourd.
Enfin,des comme Claude Lefort,Jean-Pierre Vernant où Pierre Vidal-Naquet manifestent un talent d’orateur et une science militante de la dynamique de groupe fort efficaces.Vidal-Naquet,en particulier,qui plaide avec la même fougue qu’il s’engageait autrefois contre la guerre d’Algerie,est capable de récolter à lui seul une vingtaine de voix(sur 120) lorsqu’il parle pour quelqu’un.Il connaît son talent et travaille avec délectation la persuasion comme genre littéraire.

Le site de Brest pose des problèmes inhabituels. La rade est vaste, les courants violents. Pour atteindre le rail, il faut compter deux à trois heures de route, des heures qui deviennent très longues lorsqu’un cargo est en difficulté à proximité des écueils. C’est pourquoi l’Abeille Flandre, même si aucune alerte n’est déclenchée, quitte le port dès que la force du vent atteint 25 nœuds (45 kilomètres à l’heure) et mouille devant Camaret, à la sortie de la rade, ou bien monte carrément vers l’île si les rafales fraîchissent. Où qu’il se trouve, le remorqueur est prêt à appareiller en moins de quarante minutes.

Sauver n’est pas obéir. Plus qu’un impératif catégorique, le sauvetage est une culture. La fameuse « solidarité des gens de mer » n’est pas légende. Elle est propre à ceux qui partagent le secret de l’horizon insaisissable, à ceux qui connaissent le mystère de l’estran, la zone indécise entre la terre et l’eau, la frange des écueils et des remous d’où jaillissent le monstre et l’étranger - le comble de l’étranger, n’est-ce pas l’homme dont le navire est perdu, tellement vulnérable, tellement dépouillé, privé de mots, de vêtements, d’argent, de carte, que tu ne saurais l’abandonner ?

Les marins sont gens du départ et de l’abandon.

La transgression, dans ce métier, n’est pas seulement l’échappée belle et rare, la nuit du retour à terre où l’on s’accorde, hors service, une interminable parlote, de plus en plus pâteuse, et où l’on rentre vers la coupée, un peu honteux de tant d’excès, un peu frustré aussi, car l’excès, finalement, n’était pas si excessif que ça, rien d’extraordinaire, ni septième ciel ni enfer, juste mal aux cheveux, juste le besoin ambigu de faire tanguer le sol - pour changer.