AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
Citations de Ismaïl Kadaré (281)


Incipit :
Il avait froid aux pieds et, chaque fois qu'il remuait un peu ses jambes engourdies, il entendait les cailloux crisser plaintivement sous ses semelles. À la vérité, la plainte était en lui. Il ne lui était jamais arrivé de rester aussi longtemps immobile à l'affût derrière un talus, au bord de la grand-route.
Commenter  J’apprécie          20
Incipit :
Ses yeux rencontraient constamment les regards des passants et des touristes qui affluaient de toutes parts vers la place. Ces regards, comme ceux de toute foule mouvante, étaient distraits, un peu perdus, mais dès qu'ils l'apercevaient, ils se figeaient. Les prunelles, prises au dépourvu, cherchaient, semble-t-il, à se réfugier dans les profondeurs des crânes, mais, n'y parvenant pas, restaient à leur place et soutenait le spectacle qu'elle leur offrait. La plupart des spectateurs pâlissaient, d'autres étaient pris de nausées, et seuls très peu d'entre eux gardaient leurs regards fixés sur ses yeux. C'étaient des yeux dédaigneux, dont on ne pouvait dire s'il étaient bleus, gris, ou blancs, des yeux auxquels il était en fait difficile d'attribuer une couleur, car plus qu'une teinte, ils avaient le lointain reflet du vide.
Commenter  J’apprécie          10
incipit :
Nous jouions au ping-pong en plein air, non loin du bord de mer, jusqu'à près de minuit, car il faisait encore assez clair, bien que la période des nuits blanches fût passée.
Commenter  J’apprécie          00
Un autre jour, des montagnards des Ravins noirs, conduisant un malade à la capitale, vinrent demander le gîte. À l'aube, quand les Irlandais descendirent prendre leur café, le malheureux était encore là, gisant sur une civière. Son visage avait l'air d'un masque. Ils demandèrent de quoi il souffrait, et Martin, cherchant à les rassurer, répondit qu'il ne s'agissait pas d'une maladie contagieuse.
"On craint qu'on ne lui ait emmuré son ombre, expliqua-t-il. Si c'est vrai, il sera inutile de le conduire jusqu'à la capitale. Il ne s'en tirera pas.
– Mais à quoi rime ce mal ? questionna Max. Qu'est-ce que veut dire, "emmuré son ombre" ?
Martin tenta de le lui expliquer. C'était un mal auquel on ne pouvait survivre. La victime était maçon et, à ce qu'il semblait, au cours de la construction d'une kulla, un de ses compagnons, à dessein ou non, avait emmuré son ombre, autrement dit avait recouvert son ombre alors qu'elle se projetait sur le mur en construction. De façon générale, les montagnards-maçons se gardaient comme du diable de l'emmurement de leur ombre, car tous n'étaient pas sans savoir que celui dont l'ombre est emmurée reste prisonnier du mur, et est donc promis à une mort certaine. Mais le montagnard en question, d'après ce qu'on disait, était nouveau dans le travail, il manquait d'expérience.
"Et voilà, conclut Martin. Volontairement ou pas, on lui a ôté la vie. C'est vraiment dommage : dire qu'il a à peine vingt ans !"
Les Irlandais échangèrent un regard.
"Mais peut-être n'est-ce pas là la véritable origine de son mal, dit Willy. Tu dis toi-même que ce n'est qu'une hypothèse...
– Bien sûr que ce n'est qu'une hypothèse ! Sinon, ils ne prendraient même pas la peine de le conduire jusqu'à la capitale."
Commenter  J’apprécie          50
C'était un son si monocorde qu'il paraissait inviter à entrer dans quelque rêve envoûtant. Willy et Max échangèrent un regard. Le rhapsode se mit à chanter d'une voix qui n'avait rien de commun avec celle qu'on lui avait entendue lorsqu'il parlait. C'était une voix contre nature, d'une froide uniformité, qui sécrétait l'angoisse comme issue d'un autre monde. Willy se sentit des frissons dans le dos. Il tenta à plusieurs reprises de saisir le sens du texte, mais le débit uniforme de la voix l'en empêchait. Il avait l'impression qu'un vide se creusait en lui, qu'on l'étripait, qu'on évidait indéfiniment son être comme le fil tiré d'une quenouille. La voix du rhapsode avait le don de creuser un trou en vous. Encore un peu et tous ces gens allaient se dissoudre sur place les uns après les autres. Mais le joueur de lahuta s'arrêta avant.
Commenter  J’apprécie          70
C'était un calepin à couverture noire, qu'il gardait sur le dernier rayon de son coffre.
(…)
Il feuilletait lentement son carnet. Il y avait noté des dates, des noms, des propos, des plaisanteries, des bribes de conversations. Au-dessous, entre parenthèses, était écrit un bref commentaire : antisoviétisme, hostile au travail bénévole, tourne le collectif en dérision, insinuations équivoques, scepticisme sur l'intérêt de l'Anti-Dühring d'Engels, sarcasmes à l'égard du réalisme socialiste. Il lut au passage : antisoviétisme ; discussion sur le point de savoir qui, de Cholokhov ou de Hemingway, est le plus grand. En faveur de ce dernier, N.F. et Nicolas H.
(…)
Il continua de feuilleter son journal avec une joie intérieure. La joie de quelqu'un qui pouvait observer des visages de la vie d'autrui, en restant lui-même dans l'ombre. Quant à sa vie à lui, personne n'en voyait rien.

Sa vie. Le plus beau joyau en était le souvenir de quelques jours où il avait souffert d'une forte grippe et où sa femme, à son chevet, lui avait témoigné un dévouement qui avait passé son attente. La poésie, la tendresse et le rêve que pouvait, à ses yeux, renfermer une vie, se condensaient pour lui en ces jours-là. Ce pâle épisode était pour lui l'unique élément qui le rattachait quelque peu au monde de l'art, du cinéma et des livres, qu'au fond de lui-même il détestait, car il devinait bien que la poésie que lui avaient apportée ces journées étaient fort peu de chose en regard de ce que pouvaient traduire les lettres et les sons. Il trouvait injustifiable que des fiancés ou des amoureux, dans la rue, se donnent le bras et se regardent d'un air éperdu, sans être souffrants ni en danger de mort. En particulier, il ne pardonnait pas ce comportement à Besnik, qu'il avait vu se promener avec sa fiancée, quelques jours auparavant, au crépuscule, sur le boulevard des Martyrs de la Nation. Les feuilles tombaient, tombaient sans cesse et lui-même s'était senti dépouillé comme un arbre hivernal.
Commenter  J’apprécie          30
Elle se hâtait pour rejoindre au plus vite l'extrémité de ce plateau stérile qui n'avait pu faire croître que ces arbustes malingres qui languissaient, inertes, sous la pluie. Brusquement, comme elle cheminait toujours au milieu du plateau, elle pensa jeter un coup d'œil sur Mira. La petite était silencieuse. Rabo tressaillit, se mit à genoux, étendit le bras pour soulever l'imperméable dont elle avait recouvert le berceau et dit à Besnik de regarder comment allait le bébé : Besnik et Ben se penchèrent sur leur petite sœur. Elle dort, dit Besnik. Elle dort, répéta Ben. Elle-même se releva et ils reprirent leur marche à travers le plateau maudit. À l'idée qu'une balle de mitrailleuse avait pu atteindre l'enfant et que, sans le savoir, elle la portait peut-être morte sur son dos, elle ne put retenir un gémissement. Plus de vingt ans auparavant, pendant l'invasion grecque de la Première Guerre mondiale, les femmes de la région avaient fui ainsi, en portant des berceaux sur le dos, pendant que les soldats serbes, en embuscade sur les collines, tiraillaient sur elles. Ils évitaient d'atteindre les femmes et ne visaient que les berceaux. C'était probablement pour eux comme un jeu, et bien des femmes en découvrant, après des heures de fuite au milieu des dangers, qu'elles avaient porté sur leur dos non pas un berceau mais un cercueil, perdaient la raison. Il y avait même une chanson qui commençait par ces mots :
Où vas-tu dans la nuit
Avec ce cercueil sur le dos ?
Commenter  J’apprécie          130
Incipit :

C'est par un jour morne, de ceux dont l'hiver, comme à dessein, semble vouloir gratifier prioritairement les capitales des petits États arriérés, que parvint le courrier diplomatique.
Commenter  J’apprécie          100
Incipit :

Vers la fin du mois de septembre se leva sur la ville une vent d'une rare violence, dont les tourbillons balayèrent les rues pendant plus de quarante-huit heures.
Commenter  J’apprécie          40
Une semaine après l'autre, la curiosité tomba en même temps que les feuilles jaunies par l'automne, comme si elle les accompagnait dans leur décomposition.
Commenter  J’apprécie          50
Elle gardait les yeux baissés et, en les contemplant, il eut le sentiment qu'en aucun autre point du corps humain la culpabilité ne pouvait mieux se repérer qu'à l'extrémité des cils.
Commenter  J’apprécie          40
Il était une fois un général et un prêtre partis à l'aventure. Ils s'en étaient allés ramasser les restes de leurs soldats tués au cours d'une grande guerre. Ils marchèrent, marchèrent, franchirent bien des montagnes et des plaines, cherchant et ramassant ces dépouilles.
Commenter  J’apprécie          110
-A la guerre, il est malaisé de faire le partage entre le tragique et le grotesque, l'héroïque et le consternant...
Commenter  J’apprécie          50
Et puis, ces derniers temps, il m'arrive quelque chose d'étrange. Dès que je vois quelqu'un, machinalement je me mets à lui enlever ses cheveux, puis ses joues, ses yeux, comme quelque chose d'inutile, comme quelque chose qui m'empêche même de pénétrer son essence, et j'imagine sa tête rien que comme un crâne et des dents (seuls détails stables). Vous me comprenez ? J'ai l'impression de m'être introduit dans le royaume du calcium.
Commenter  J’apprécie          40
L'armée était là, en bas, hors du temps, figée, calcifiée, recouverte de terre. Il avait pour mission de la faire se relever de terre.
Commenter  J’apprécie          50
[...] - Tu as la chance de participer à une telle campagne. Ici - et il étendit le bras vers les remparts - va se livrer une des plus terribles batailles de notre temps, et tu pourras écrire à ce sujet une chronique immortelle.
- Je ferai de mon mieux.
- Une véritable histoire de guerre, qui sente la poix et le sang, et non pas des histoires imaginaires, de celles que composent au coin du feu des gens qui n'ont jamais vu de combats.
Commenter  J’apprécie          30
[...] La fumée monte jour et nuit de la fonderie. Dès les premiers jours de leur arrivée, le bruit se répandit qu'ils coulaient une arme nouvelle. On dit que son grondement secoue le sol comme un tremblement de terre, qu'elle crache une flamme aveuglante, et que le déplacement d'air qu'elle provoque rase une maison en un clin d'oeil.
Commenter  J’apprécie          50
[...] Ils ont tout tenté contre nous, depuis les canons gigantesques jusqu'aux rats infectés. Nous avons tenu et nous tenons. Nous savons que cette résistance nous coûte cher et qu'il nous faudra la payer plus cher encore. Mais sur le chemin de la horde démente, il faut bien que quelqu'un se dresse et c'est nous que l'Histoire a choisis.
Commenter  J’apprécie          60
[...] Qu'était-ce ? Le roulement persistait. Ce n'était pas le prolongement de son rêve. Loin, quelque part dans les profondeurs du camp, les tambours battaient réellement. Il perçut un doux bruissement contre les parois obliques de la tente, et subitement tout s'éclaircit, irrémédiablement. Il pleuvait.
Commenter  J’apprécie          40
Moi, moine Gjon, fils de Gjorg Oukshama, sachant qu'on ne trouve dans notre langue rien des écrits dessus le pont de l'Ouyane maudite, et vu que, de surcroît, on continue de répandre au sujet dudit ses légendes et rumeurs non fondées, maintenant donc que sa construction est achevée et qu'il a même été, par deux fois, arrosé de sang à ses fondements et à son sommet, j'ai décidé d'en écrire l'histoire.
Commenter  J’apprécie          50



Acheter les livres de cet auteur sur
Fnac
Amazon
Decitre
Cultura
Rakuten

Lecteurs de Ismaïl Kadaré (1541)Voir plus

Quiz Voir plus

LES ROMANS DE KADARE

L'arrivée de deux Irlandais new-yorkais, Max Roth et Willy Norton, dans la ville de N., au coeur de l'Albanie, fait l'effet d'une bombe dont les intéressés auraient bien étouffé l'explosion. Le sous-préfet de N. partage bien sûr l'avis de son ministre : il n'est pas exclu que les deux étrangers soient des espions...

Le grand hiver
Le général de l'armée morte
L'année noire
Le dossier H

10 questions
7 lecteurs ont répondu
Thème : Ismaïl KadaréCréer un quiz sur cet auteur

{* *}