Le djihad contre le rêve d'Alexandre en Afghanistan, de 330 av. J.C. à 2016 de
Jean-Pierre Perrin
L’honneur, c’est la vertu capitale des Afghans. Ahmad Shah Abdali, le fondateur de l’Afghanistan sur lequel il régna pendant vingt-six ans (il est mort en 1773) et qui fut aussi un grand poète en pachtou et en perse, l’évoque souvent dans les quelque trois mille vers qu’il écrivit :
La mort sur le chemin de l’honneur n’est pas la mort.
La vie d’un homme sans courage est vraiment un fardeau.
Je ne dévierai jamais du chemin de l’honneur puisque la valeur de ce monde est l’honneur.
Cet honneur, il existe plusieurs termes pour le désigner. Le plus fréquent est le ghayrat ou nang. D’emblée, il fait référence à la tribu, aux valeurs féodales, à l’acabiya, l’appartenance communautaire au sens le plus fort qui donne une cohésion sociale au groupe, un concept forgé par Ibn Khaldun, les sociétés urbaines et modernes ne reposant pas sur le sens de l’honneur. Aux yeux du montagnard afghan ou pakistanais, le citadin ou l’agriculteur du Pendjab en sont dépourvus, de même que l’employé, quel que soit son rang, du gouvernement ou de l’État. La notion dépasse l’individu pour englober sa famille, proche et élargie, en particulier les femmes qui ne doivent en aucun cas faillir au ghayrat des mâles de la maison, et même du clan, parfois de la tribu. C’est au nom du ghayrat qu’on surveille de près les épouses, les sœurs et les filles, que l’on contrôle le moindre de leurs déplacements, qu’on leur proscrit l’accès à certaines professions ou même d’aller chez le médecin. Le ghayrat leur évite de glisser sur la pente, si infime soit-elle, dangereuse pour l’honneur familial ou clanique, et permet de corriger sans cesse leur attitude. On utilise le même mot dans le vocabulaire des chameliers : pour que la charge portée par un dromadaire reste équilibrée de part et d’autre de sa bosse et immobile malgré le balancement de l’animal en marche ; charge qu’il est sans cesse nécessaire de réajuster.
(...)
Mais le ghayrat implique également la défense des parents et proches, des amis, des propriétés familiales, des plus faibles, la lutte contre ce qui est inique, l’oppression, le colonisateur évidemment. Ne pas se révolter, c’est attenter à son propre honneur. Ce qui fait le prestige des moudjahidine et, aujourd’hui, des talibans, c’est qu’ils sont par excellence les hommes du ghayrat : ils s’opposent à l’envahisseur qui, lui, n’est pas forcément bi-ghayrat : il l’est s’il emploie des drones ou des bombardements aériens ; il y échappe s’il se bat loyalement, sur le terrain. Le ghayrat conduit donc naturellement à la guerre. Il est comme un toboggan au profit des pulsions de mort, subtilement libérées, projetées en avant, entraînant tout l’être vers l’anéantissement de l’autre – ou de lui-même à travers le martyre. (pp. 116-118)
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