Dans une piscine située en sous-sol, nageurs et nageuses fendent son eau chlorée selon leurs aptitudes. Il y a les rapides, les lents, les entre-deux, chaque catégorie a sa ligne et évolue au rythme des habitudes.
C’est un petit monde à part que les usagers, non les habitués de cette piscine souterraine, piscine pas comme les autres. Elle fait partie du monde d’en-bas et la quitter revient à rejoindre le monde d’en-haut, la vraie vie.
Dans cette piscine, tout se lisse, tout s’efface, seuls les corps parlent, glissent selon la mélopée du clapotis des mouvements brisant la surface liquide. Les habitués se connaissent sans se connaître vraiment car qui reconnaîtrait qui une fois là-haut, habillé de pied en cape, sans le maillot, le bonnet de bain et les lunettes ? En-bas, on connaît l’autre par son style de nage, par la couleur de son maillot de bain ou de son bonnet. On le connaît par ses habitudes de métronome, par ses rituels immuables et ses motivations. Chaque nageur abandonne son moi d’en-haut dès qu’il revêt son maillot et plonge, avec délice, dans le grand bassin.
Le temps glisse, glisse, glisse en fendant l’eau.
Alice fait partie des habitués, les séances de piscine sont pour elle la meilleure manière de maintenir à flot sa mémoire qui dérape un peu, seulement un peu.
Mais, un jour, apparaît une fissure tellement fine qu’on se dit qu’elle est insignifiante. Or, plus les jours passent, plus la fissure grandit, s’épaissit jusqu’à se multiplier. Le dénouement est implacable : la fermeture annuelle est prolongée puis définitive. Alice doit abandonner ses habitudes, doit lâcher la piscine. Lentement, elle doit faire face à ses propres fissures, celles de son cerveau, celles de sa mémoire, celles qui lézardent sa personnalité, son moi, sa vie.
« La ligne de nage » de Julie Otsuka met en place une métaphore des maladies qui assaillent et délitent le cerveau, celle d’Alzheimer ou celle de Pick, avec la piscine et sa fissure mortifère. Dans une première partie, l’auteure m’a replongée dans mes anciennes séances de piscine, celles au cours desquelles j’oubliais, passer un certain cap, la douleur, portée par l’eau et le rythme apaisant de la brasse coulée. L’eau fendue par le corps, porte ouverte vers l’oubli des soucis et/ou l’amorce de longues réflexions sur la vie. La nage, élément d’une pratique philosophique,élément d’un lien ou plutôt d’un contrat social particulier établi sur des règles communes.
La deuxième partie est moins joyeuse puisqu’elle raconte une Alice sombrant dans les méandres de l’inévitable oubli, devenant une résidente dans un EHPAD spécialisé dans l’accueil des patients atteints d’Alzheimer. Alice se retrouve dans un autre milieu avec des règles aussi strictes que l’étaient celles de la piscine d’en-bas et sans la liberté offerte par le déplacement dans l’eau.
L’auteure met en scène, de manière violente – du moins est-ce ainsi que je l’ai ressenti – le passage à l’accueil de la maison médicalisée : la lecture du règlement est absolument horrible, elle claque les mots comme autant de claquements de portes d’une prison. Chaque phrase m’a apporté frissons et angoisse, chaque phrase condamnait Alice à disparaître au rythme des fissures ravageant son cerveau. Pourtant, cette violence a des accents désespérés, ceux des proches qui ne peuvent plus assumer les soins du malade, qui ne peuvent plus gérer le quotidien aux côtés de celui qui perd la mémoire de sa vie, qui ne peuvent plus assister aux ravages des fissures d’un cerveau en partance. Quoi de plus épouvantable que de voir un proche tout oublier, tout jusqu’aux gestes vitaux pour vivre ! C’est ce que raconte « La ligne de nage » avec un ton sarcastique parfois, acerbe souvent. Julie Otsuka utilise, aussi, la présence d’un choeur antique lorsque le règlement est asséné à l’accueil, les voix de l’oppression sont des murmures lancinants et cruels. La vie peut avoir la cruauté d’une tragédie grecque.
« La ligne de nage » a été une lecture coup-de-poing, elle m’a fait quitter ma zone de confort et m’a poussée dans mes derniers retranchements et m’a bouleversée. Les émotions se succèdent, s’emmêlent, souvent j’ai eu envie d’arrêter ma lecture et un sursaut, un je-ne-sais-quoi, m’a intimé de continuer. Parce que, en-deça des ravages de la maladie, ce sont les souvenirs de la Seconde guerre mondiale, celle du Pacifique contre le Japon, qui se relatent, se détachant des fissures d’Alice, ce sont les camps d’internement des citoyens nippo-américains, c’est la perte d’un premier enfant, blessures qui ne se refermeront jamais. Au-delà de la douleur de perte, au-delà de l’exploration de la fin de vie et de la perte de la mémoire, il y a le tendresse et l’amour heureux relatés avec une douce mélancolie.
Roman traduit de l’américain par Carine Chichereau
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