Kapka Kassabova

Sur le plan bureaucratique, les Allemands étaient un cas particulier : les deux gouvernements frères avaient signé un accord pour « empêcher la fuite vers l’Ouest des citoyens de la République démocratique allemande via la frontière avec la république populaire de Bulgarie, placer en garde à vue les criminels et les remettre aux instances concernées ». À la fin des années 1960 – comme cela a pu être avancé –, la Stasi alla plus loin : elle mit en place un fonds, par l’intermédiaire de son ambassade à Sofia, destiné à récompenser les soldats bulgares qui tuaient les ressortissants allemands en fuite.

415
Nombre des touristes étrangers « portés disparus » entre 1961 et 1989, cité dans diverses sources et tel que consigné aux archives du ministère de l’Intérieur bulgare. J’ignore si ce chiffre est véridique. En revanche je sais que pas un seul militaire ni homme politique ne fut inculpé par la suite. Beaucoup de ces 415 touristes portés disparus furent inhumés dans des tombes anonymes par les soldats qui les avaient abattus.

Tout le long de la route menant au centre-bourg, des femmes et des hommes en short se tenaient assis sur des tabourets, derrière des pancartes manuscrites annonçant des « chambres à louer ». Du temps de la Riviera rouge, ils auraient pu se faire arrêter comme suppôts de la propriété privée.

La Terre natale était donc un site dédié à un type de tourisme assez particulier : le tourisme généalogique.

Des mines millénaires laissent également deviner l'extraction intensive d'argent, de cuivre, de fer et de marbre, surtout au sortir de la guerre de Troie. On dit de la Strandja que c'est un gruyère géant constitué de tunnels antédiluviens et de souterrains secrets bien scellés.

sozialistische persönlichkeit
«Personnalité socialiste» en allemand. En Allemagne de l'Est et dans le reste du bloc soviétique, ensemble d'attitudes imposées pour attester votre conduite politiquement correcte. En théorie, la «personnalité socialiste» se voulait un vecteur de droiture morale et de «conscience de classe ». En pratique, c'était l'incarnation de cette créature en souffrance depuis toujours, Homo sovieticus, et concrètement, elle revenait à ne pas avoir de visage, de nom, de destinée, sauf s'ils étaient les bons.
Un jour que je commençais à étouffer dans la forêt de la Strandja, j'ai pris ma voiture pour me rendre au dernier lagon avant le drapeau rouge turc, afin d'y faire quelques brasses et de jouir de la tranquillité. Au lieu de cela, j'y ai trouvé la source d'une histoire, celle d'un Allemand qui avait enfreint la règle la plus élémentaire de la personnalité socialiste: la règle de la frontière. Et ce qui s'était ensuivi.

Bientôt, des océans nous sépareront. Saluer et sourire. C'est une fois les portes franchies, et pas avant, que les larmes viennent.
J'ai voyagé dans des pays lointains. Tenté de trouver la liberté. Et pourtant, c'est ici, au bord du lac, que je me retrouve, en quête de réponses.

Aujourd'hui encore, l'horloge de la gare centrale de Skopje demeure figée sur l'heure du séisme.
Parfois, je me sens comme cette horloge. C'est un sentiment irrationnel, détaché du présent : des ruines partout alentour, et moi empêtrée dans un lointain instant de désastre.

À un moment, je me rendis compte que moi aussi je pleurais. Certaines choses sont irréparables, et c'est pour cela que les larmes existent.

Quand arrivèrent les années 1970, l'industrialisation s'était avérée une réussite au sens où l'on avait bâti de nombreuses méga-infrastructures, dont des barrages comme celui qui avait inondé la cité antique de Seuthopolis, le plus grand site archéologique thrace jamais excavé. Aucun problème : le communisme était très pressé, il n'avait pas de temps à perdre avec des notions bourgeoises telles que le passé ou l'environnement.

Des arbres jaillissaient du toit des usines abandonnées à flanc de colline : briqueteries, cimenteries, carrières béantes... Des scènes de désolation néogothique. (...........) Les seules autres personnes à exercer une activité le long de cet axe, c'étaient les vendeurs de noix, installés ici et là avec leurs sacs de jute - tâche tellement dérisoire face à l'immensité des sommets que, tout à coup, j'ai saisi pourquoi on surnomme l'Albanie " Shqipëria" qui se traduit parfois ( à tort, mais non sans effet) par "pays des aigles". Car cet endroit n'était pas fait pour les humains. Les humains avaient fini par absorber les qualités de la montagne : l'endurance de la pierre, une agilité discrète et une opiniâtreté qui leur avaient permis de survivre dans de conditions impossibles.

Aujourd'hui encore, à l'intérieur de la ville close, vous aviez l'impression que les maisons vous observaient. Le clap-clap de vos pas sur les pavés était magnifié par le lac. Les silhouettes de promeneurs nocturnes ondulaient sur les gigantesques murs rosâtres de Sainte-Sophie, éclairés par des projecteurs, comme dans une sorte de théâtre d'ombres. Assise sous mon cerisier, la nuit, je ressentais l'immense présence du lac et je n'aurais guère été surprise de voir les contours de mon propre esprit projetés sur ces parois, comme dans des arènes de l'inconscient collectif où tout serait mis à nu.

"Au sein d'une telle culture, rien ne peut égaler la suprématie du lien avec les proches et de la loyauté au clan...Et le paysage ne faisait que figer davantage cette prédominance. La liberté individuelle devait se reconquérir bec et ongles, au prix de grands sacrifices, car il fallait presque toujours aller contre la nature même de la terre. p.226/227

"Dans ces régions du monde, la notion de loyauté véhicule des nuances particulièrement pesantes. En Albanie du Nord, le Kanun de Lekë Dukagjini était une loi féodale entérinée au milieu du XVe siècle par le clan Dukagjini, même si en réalité sa pratique remonte plus loin. au sein du Kanun, une besa est un pacte, une parole d'honneur, un serment qui ne peut être brisé (bien qu'il le soit souvent, dans les faits). Le Kanun comporte un code d'hospitalité envers les inconnus, et plus important, un ensemble de règles de loyauté envers la famille, le clan. Qui enfreint les règles le paie de sa vie , ou de celle de quelqu'un de son sang. Il arrive qu'il y ait une période de grâce durant laquelle la querelle est mises en veille, mais une fois la trêve terminée, le proscrit ne trouvera plus, dans tout le pays, le moindre endroit où se cacher. Le Kanun était à l'origine de plus d'une vendetta qui avait arraché les fils à leurs familles. officiellement interdit dans les années 19730, il a toujours cours dans certaines régions d'Albanie et du Kosovo. p.229/230

Langue bulgare et macédonienne:
"Les bulgares ne reconnaissent toujours pas le macédonien comme une langue distincte de la leur, et les nationalistes se bornaient à la définir sans condescendance, comme un dialecte de Bulgarie occidentale. En réalité, le macédonien standard fut officialisé en 1945 et, en un sens, ce n'est qu'à cette date que débute la littérature macédonienne, ce qui fait d'elle la plus jeune littérature d'Europe. p.56

Métamorphoses de la Macédoine dans le fleuve du Temps:
"Il en résulte une sixième Macédoine: une contrée imaginaire n'existant que dans le désir collectif désespéré de s'inventer un passé glorieux nécessaire pour insuffler du sens et de la valeur au présent atrophié. p.60

Ce que je venais chercher était aussi simple qu'insaisissable: la continuité de l'être à travers la continuité du lieu. p56

Autrefois axée sur la production Svilengrad se consacrait désormais à la consommation. Après avoir versé pendant des siècles dans le commerce de pastèques, beurre de sésame, coton, tabac, figues et soie, la ville donnait à présent dans les services. En tout genre.
Une des routes qui menaient en ville était bordée des caravansérails d'aujourd'hui : les hôtels-casinos, Ali-Baba, Pegasus , Monte-Carlo et Pacha laissaient tous miroiter "des spectacles, des prix en espèces et bien d'autres surprises! "
Une autre route était flanquée d'un camp de réfugiés qui ne faisait rien miroiter. Il se trouvait dans les anciens locaux de l'armée de surveillance des frontières.

J’aime ma mère patrie. Je me suis balancé dans
ses arbres massifs;
J’ai croupi au fond de ses geôles.
Rien ne dissipe mon vague à l’âme
comme les chants et le tabac de ma mère patrie.

L’homme qui homogénéisé la Turquie de l’ère post-ottomane, qui se réjouit de voir Smyrne la Grecque en proie aux flammes, les Arméniens massacrés, et l’existence des kurdes niée, cet homme-là était redevenu le symbole d’acquis âprement gagnés que l’on risquait de perdre : la république séculaire, les droits des femmes. Je remis la bague. Quelle tristesse quand le nationalisme séculaire n’est plus que le moindre des maux.