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Citations de Kristin Ross (25)


[Appropriation] Le temps peut se vendre mais il peut aussi se vivre. L'expérience du "temps approprié" porte en elle rétrospectivement le savoir et la conscience aigüe de son contraire : la reconnaissance que le programme étatique et le marché capitaliste non seulement organisent la vie sociale, mais qu'ils confisquent activement l'organisation de la vie sociale et qu'ils nous dépossèdent de la possibilité de l'arranger à notre manière, et à notre rythme.
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[Au sujet de la construction d'un mall à Valparaiso au Chili] Une fois encore, une nouvelle alliance inattendue - réunissant en l'occurrence principalement des dockers, des artistes, des urbanistes et des étudiants - a bien perçu ce qu'était réellement ce centre commercial : un espace conçu non pour eux mais pour les touristes et les hommes d'affaires de passage, et donc un pillage des biens communs.
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L’espace-temps de la forme-Commune s’ancre dans l’art et l'organisation de la vie quotidienne et dans une prise en charge collective et individuelle des moyens de subsistance. Il suppose donc une intervention éminemment pragmatique dans l'ici et maintenant et un engagement à travailler avec les ingrédients du moment présent.
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Kristin Ross
La forme-Commune, la lutte comme manière d'habituer (sortie : 19 mai 2023)

Note de l'éditeur :
Quand l’État recule, la forme-Commune s’épanouit. Ce fut le cas à Paris en 1871 comme lors de ses apparitions ultérieures, en France et ailleurs, quand des travailleurs et travailleuses ordinaires prennent en main l’administration collective de leur vie quotidienne.
Les batailles contemporaines contre l’accaparement et l’#artificialisation des terres, de la #zad de Notre-Dame-des-Landes au mouvement des #Soulèvementsdelaterre, ont remis à l’ordre du jour des pratiques d’appropriation de l’espace qui transforment notre perception du passé récent. Les #luttes paysannes des années 1960-1970, de la « Commune de Nantes », du Larzac ou de Sanrizuka au Japon apparaissent dès lors comme des combats déterminants de notre époque. Où s’inventent, dans la défense d’un territoire menacé par la construction d’une base militaire ou d’un énième aéroport, de nouvelles manières politiques d’habiter et de produire, hétérogènes à l’État et indifférentes à la logique destructrice du capital ; où se nouent des alliances singulières et des collaborations fructueuses qui laissent joyeusement entrevoir « la forme politique enfin trouvée de l’émancipation économique du travail ».


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Kristin Ross
La forme-Commune, la lutte comme manière d'habituer (sortie : 19 mai 2023)

la zad, la « journée de travail » avait tendance à s’étendre ou à se contracter suivant les tâches à accomplir, qu’il s’agisse de préparer à manger pour les postiers en grève à Nantes, de réparer un tracteur, d’écrire un tract ou d’organiser les livres de la bibliothèque. Cette élasticité temporelle m’apparaissait particulièrement évidente quand mes visites coïncidaient avec l’équinoxe ou le solstice, au moment des grands efforts collectifs autour des plantations et des récoltes. Le bocage de Notre-Dame-des-Landes étant en effet largement constitué de zones humides, les méthodes de l’agriculture régénératrice, ses outils et leur mise en œuvre semblaient pour une bonne part venir tout droit du xix e siècle. Les grosses et lourdes machines se seraient enlisées dans la boue (ce qui est d’ailleurs arrivé aux chars envoyés par Macron en mars 2018). Participer aux foins, c’était se munir d’une fourche à trois dents recourbées merveilleusement fines et délicates. C’était aussi apprendre, ce que je n’ai d’ailleurs jamais totalement maîtrisé, le complexe pas de deux synchronisé exécuté avec sa partenaire après avoir transpercé la balle à l’unisson, puis pivoté ensemble pour l’envoyer au sommet de l’énorme pile de balles sur un chariot tiré lentement par un petit tracteur conduit par une jeune fille très bronzée avec encore un sourire incroyable. Les hommes et certaines femmes pouvaient soulever une balle tout seuls ; d’autres, comme moi, travaillaient en tandem. Jojo ou Christian, comme des chèvres en équilibre au sommet de la pile, disposaient les balles de façon qu’elles ne s’écroulent pas tandis que le chariot avançait lentement dans le champ. La fenaison
pouvait se poursuivre jusque tard dans la nuit. Il faisait d’ailleurs plus frais après le coucher du soleil, le travail s’accompagnant de crêpes et de vin à partir d’environ 22 heures.
J’ai bien conscience de friser la pastorale avec cet exemple des foins. En réalité, la façon différente dont le temps s’écoule à la zad ne peut être qu’en partie attribué, je crois, aux rythmes saisonniers de la vie rurale, du travail agricole et à la beauté du bocage. La fatigue particulière, si intense et si satisfaisante psychiquement, que j’ai ressentie après mes séjours à la zad tenait davantage à la densité sociale produite par l’entremêlement du travail et des interactions sociales, en particulier pour quelqu’un comme moi, qui ai l’habitude de passer beaucoup de temps seule. (C’était aussi, bien entendu, un mode d’expérience tout à fait étranger aux rythmes du travail salarié.) Pour moi, Notre-Dame-des-Landes était une sorte d’oasis de réalité humaine et non humaine, un lieu où la précipitation était considérée comme un manque de tact, et où les tâches se dévoilaient successivement suivant la logique de ce qui constituait en effet un besoin authentique. Les vaches doivent être traites, les moutons doivent être soignés et protégés des prédateurs, le pain doit être cuit mais l’heure des repas et de nombreuses autres activités n’a pas besoin d’être précisée. L’effort collaboratif pour résoudre des problèmes pratiques supposait un flux d’improvisations, d’échanges de savoir-faire, de consultations et d’interruptions – même si la question de ce qui constitue bel et bien une interruption à la zad mériterait à elle seule un essai. Henri Lefebvre aurait pu qualifier la temporalité de la zad d’« appropriée », dans le sens fort et très particulier qu’il donnait à ce terme. Le « temps approprié » a ses caractéristiques propres : Normal ou exceptionnel, c’est un temps qui oublie le temps, pendant lequel le temps ne (se) compte plus. Il advient ou survient quand une activité apporte une plénitude, que cette activité soit banale (une occupation, un travail) ou subtile (méditation, contemplation), spontanée (jeu de l’enfant et même
des adultes) ou sophistiquée. Cette activitébs’accorde à elle-même et au monde. Le temps peut se vendre mais il peut aussi se vivre. L’expérience du « temps approprié » porte en elle rétrospectivement le savoir et la conscience aiguë de son contraire : la reconnaissance que le programme étatique et le marché capitaliste non seulement organisent la vie sociale, mais qu’ils confisquent activement l’organisation de la vie sociale et qu’ils nous dépossèdent de la possibilité de l’arranger à notre manière, et à notre rythme.
L’« appropriation » est apparue très tôt chez Lefebvre comme une dimension essentielle de sa réflexion sur l’aliénation. Mais il n’a cessé de reformuler sa réflexion sur ce processus tout au long de sa longue carrière en fonction des contextes qui l’intéressaient sur le moment, qu’il s’agisse de l’espace urbain, de la critique de la vie quotidienne ou de l’écologie. C’est notamment son travail sur le processus d’appropriation qui lui a permis de rompre avec le marxisme productiviste, de théoriser des lieux politiques en dehors du lieu de travail, et de s’imposer, aux côtés d’André Gorz, Ivan Illich, Murray Bookchin, Maria Mies et d’autres, comme une figure majeure de la théorie anti-productiviste et écologiste qui s’est épanouie dans les années 1970.
L’idéologie de la croissance a été touchée à mort : on croyait auparavant, avec un tenace optimisme, à la #croissance indéfinie de la production et de la productivité : toujours plus d’autos, toujours plus de postes de télévision, toujours plus de machines à laver ou de machines à calculer. On pensait, avec le même
optimisme, que cette #croissance économique apporterait tôt ou tard la satisfaction de tous les besoins : matériels et « spirituels », comme on dit. [...] On croyait, toujours avec la même idéologie, au caractère favorable des entreprises géantes, au caractère bénéfique de l’accroissement démographique et technique.
Cette vaste construction idéologique s’effondre lentement, mais sûrement. À la suite de quoi ? À la suite du malaise urbain, de la destruction de la nature et de ses ressources, à cause des blocages de toutes sortes qui paralysent le développement social, même quand ils n’empêchent pas la croissance économique. [...] La croissance pour la croissance, c’est désormais quelque chose de dépassé.
Des lecteurs qui ne connaîtraient pas Lefebvre pourraient trouver surprenant de le voir formuler de telles remarques (dans un discours prononcé à Santiago, au Chili) dès 1972. Mais les années 1970 sont ce moment où pratiquement toutes les communautés humaines se sont trouvées intégrées au sein d’un système mondialisé de contrôle étatico-capitaliste, en échange, semble-t-il, de la promesse d’un niveau de sécurité supérieur. La fin de ce qu’on appelait le « compromis fordiste » et le déclin du règne de l’accommodement keynésien dans les années 1970 sont survenus plus ou moins clandestinement – les conséquences n’en ont été pleinement identifiées et nommées qu’au cours de la décennie suivante, quand des gens ont commencé à parler de « néolibéralisme ». Déjà, pourtant, comme le suggèrent les remarques de Lefebvre, les effets et les répercussions de ce cycle étendu d’expropriation capitaliste se faisaient sentir au niveau de la vie quotidienne, le « niveau » d’existence humaine auquel Lefebvre s’intéressait depuis un certain temps. La période écoulée entre le déchaînement d’énergies émancipatrices de 68 et le renforcement de la contre-révolution palpable dès le milieu des années 1970 a vu le réveil de quelque chose comme un inconscient communal. Des batailles pour l’espace prolongées et à grande échelle comme le Larzac ou Sanrizuka ont joué le rôle du canari dans la mine, alertant ceux et celles qui y prêtaient attention à l’époque sur le passage alors massif, à la campagne, à une économie accumulatrice. Dans le même temps, dans le sillage de 68, beaucoup de gens, de jeunes gens surtout, ont quitté les grandes villes en France ou ailleurs, résolus à poursuivre la restructuration existentielle et sociale que les insurrections de 68 avaient nourrie au niveau de la vie quotidienne sous la forme d’expériences de vie en communauté, généralement dans des coins de la campagne où la terre n’était pas chère.
Certaines de ces expériences ont été éphémères ; d’autres, comme Longo Mai, ou Ambiance Bois, près de Limoges, durables. Mais le changement marqué de perspective à cette époque – la revendication nouvelle du « droit à la campagne », pour paraphraser Lefebvre – donne un certain poids à l’idée que si 68 est un mouvement qui a commencé principalement dans les villes, son intelligence et son avenir tendaient vers les terres et la Terre.
On se souvient surtout de Lefebvre aujourd’hui pour ses travaux sur l’urbanisme, mais ses toutes premières recherches avaient pris la forme d’une sociologie rurale et lui-même est resté attaché toute sa vie aux Pyrénées de son enfance. « Au lieu de préparer une thèse de philosophie sur un problème philosophique, j’ai écrit l’histoire de la paysannerie des Pyrénées. » Cette histoire – sa thèse de doctorat – racontait la dissolution des communautés rurales sous l’effet du capitalisme : la détérioration progressive de « l’ancienne organisation avec ses équilibres délicats entre les populations, les ressources, les surfaces ». Ce que Michael Lowy a appelé le « romantisme radical » de Lefebvre s’enracinait dans sa conviction de l’existence d’une « certaine plénitude humaine » (cette même « plénitude » rencontrée plus haut dans le « temps approprié »), « tout un mode de vie », dans les rythmes des communautés paysannes disparues depuis longtemps des campagnes françaises – le rythme des plantations et des récoltes et des grandes fêtes agricoles.
Comme William Morris avant lui, Lefebvre formulait sa critique du monde moderne au nom des sociétés précapitalistes, prémodernes – au nom peut-être du rire paysan tonitruant si éloigné pour lui d’un sourire ironique et las, cette éruption du rire spontané, joyeux, qui lui a donné envie d'écrirer Rabelais. Dans un chapitre extraordinaire du premi
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Au-delà du « régime cellulaire de la nationalité »
Notre drapeau est le drapeau de la République universelle
En écrivant que la Commune de Paris fut importante non par les idéaux qu’elle s’efforça d’atteindre mais par sa propre « existence en acte », Marx soulignait l’absence totale chez les insurgés d’un projet partagé sur la société à venir. La Commune, en ce sens, fut un laboratoire d’inventions politiques, improvisées sur place ou bricolées à partir de scénarios ou d’expressions du passé, repensés selon les besoins du moment, et nourris des désirs nés au cours des réunions populaires de la fin de l’Empire.
Menée sous le drapeau de la République universelle, l’insurrection dans la capitale a toujours résisté, en tant qu’événement et en tant qu’élément de la culture politique, à toute intégration fluide dans le récit national. Comme le dit des années après l’un de ses participants, la Commune fut avant tout « un acte audacieux d’internationalisme ». Sous la Commune, Paris ne voulait pas être la capitale de la France mais une collectivité autonome au sein d’une fédération universelle des peuples. Elle ne souhaitait pas être un État mais un des éléments, une des entités, d’une fédération de communes qui devait se développer à l’échelle internationale. Pourtant, chez les historiens, en dehors de l’allusion de rigueur aux nombreux étrangers, et aux personnalités étrangères notamment, parmi ses participants, l’originalité que constitua le caractère non nationaliste de la Commune n’a pas été reconnue. Et les traces de la manière dont cet aspect de son imaginaire politiquebpropre fut produit et mis en pratique sont difficilement perceptibles dans l’historiographie classique de cet événement, qui s’intéresse principalement aux manœuvres militaires et aux disputes et aux réalisations législatives de l’Hôtel de Ville.
Pour trouver de telles traces, nous devons nous tourner vers un passage comme celui-ci, tiré des mémoires de Louise Michel. Nous sommes en avril 1871. Elle vient de décrire « un nègre d’un noir de jais, avec des dents blanches pointues comme celles des fauves ; il est très bon, très intelligent et très brave ; un ancien zouave pontifical converti à la Commune » :
Une nuit même, je ne sais plus comment, il arriva que nous étions deux seulement dans la tranchée devant la gare ; l’ancien zouave pontifical et moi avec deux fusils chargés, c’était toujours de quoi prévenir. Nous eûmes la chance incroyable que la gare ne fût pas attaquée cette nuit-là. Comme nous allions et venions dans la tranchée, il me dit en me rencontrant :
– Quel effet vous fait la vie que nous menons ?
– Mais, dis-je, l’effet de voir devant nous une rive à laquelle il faut atteindre.
– Moi, reprit-il, ça me fait l’effet de lire un livre avec des images.
Nous continuâmes à parcourir la tranchée dans le silence des Versaillais sur Clamart.
Là, on commence à percevoir tout ce qu’il y avait d’improbable et d’imprévu dans les activités de la Commune, qui pouvaient réunir un garde pontifical africain et l’ancienne institutrice Louise Michel, avec sous sa robe ses vieux godillots militaires, montant la garde ensemble dans la nuit. L’armée pontificale avait combattu au côté des Français pendant la guerre franco-prussienne et s’était dispersée au moment de l’entrée des Prussiens dans Paris ; si cela peut expliquer la présence de l’Africain dans la région à l’époque, cela n’explique pas sa conversion à la Commune. Mais au-delà de la distribution visuelle frappante de ces deux êtres dans un récit et dans une tranchée, il y a aussi le fait qu’on les entende réfléchir à la manière dont ils peuvent appréhender leur propre place dans l’histoire telle qu’elle est en train de se faire. Ces réflexions sont assurément énigmatiques et elliptiques, mais on pourrait les interpréter comme suit : allons-nous vers le nouveau ou sommes-nous en train de lire un vieil album illustré, peut-être un roman d’aventures, ou une histoire de la Révolution française ? Arrivons-nous à un monde nouveau ou sommes-nous des figures qui parlons à partir de la position qu’un récit nous a assignée ? Sommes-nous des hommes nouveaux, des femmes nouvelles, ou des personnages replacés dans l’imagerie bigarrée d’une vieille histoire ? Les expériences qu’expriment les deux communards sont différentes et elles montrent à quel point le rapport de chacun à sa propre subjectivation politique peut se vivre différemment. Mais elles ne se contredisent pas et elles nous donnent une idée de la transformation de l’expérience du temps à laquelle donna lieu la Commune, et de son rapport avec le social, un rapport déterminé par des formes de mémoire historique refigurées et reconfigurées, ou mobilisant des figures et des configurations anciennes dans un nouveau contexte.
La préhistoire de cette scène, il faut la chercher dans le brouhaha, l’enthousiasme, la fièvre...
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Pour examiner les implications du « luxe communal », j’ai dû étendre le cadre chronologique et géographique de l’événement au-delà des soixante-douze journées parisiennes – de la tentative de saisie des canons de la ville le 18 mars au massacre des derniers jours de mai – auxquelles on le limite généralement. Comme Alain Dalotel et d’autres, je fais commencer l’événement dans la fièvre des réunions ouvrières et des clubs des dernières années de l’Empire. Et je termine par un examen approfondi de la pensée produite dans les années 1870 et 1880, lorsque d’anciens communards réfugiés et exilés en Angleterre et en Suisse comme Élisée Reclus, André Léo, Paul Lafargue et Gustave Lefrançais, entre autres, rencontrèrent certains de leurs soutiens – des gens comme Marx, Kropotkine et William Morris – et travaillèrent avec eux. Pour ces derniers, bien qu’éloignés géographiquement de
l’insurrection, comme pour un autre de ses contemporains, Arthur Rimbaud, auquel j’ai consacré un autre ouvrage, et tant d’autres, ce qui s’est passé à Paris pendant ces quelques semaines a joué un rôle déterminant dans leur vie et dans l’évolution de leur
pensée. J’ai modifié les limites spatiales et temporelles habituelles de la Commune de façon à inclure ses effets sur ces domaines voisins pour deux raisons extrêmement précises. La temporalité étendue me permet de montrer que la guerre civile ne fut pas, comme on l’entend souvent, une excroissance du
patriotisme et des difficultés liés aux circonstances de la guerre avec une puissance étrangère. Cela me permet de montrer qu’en réalité, ce fut à peu près le contraire : la guerre avec une puissance étrangère ne fut qu’un moment de la guerre civile alors en cours. D’autre part, en mettant au premier plan la production théorique postérieure, celle du mouvement exilé hors de France (plutôt que, par exemple, les penseurs qui l’ont précédé, les Proudhon ou les Blanqui), je suis en mesure de retrouver, dans les
déplacements, les croisements et les écrits des survivants, une sorte de vie après la mort de la Commune qui ne vient pas exactement après, mais qui est pour moi partie intégrante de l’événement. En français, le mot « survie » dit bien cela : une vie au-delà de la vie. Non pas la mémoire de l’événement ou son héritage, même si des formes de mémoire et d’héritage étaient déjà certainement en train de se constituer, mais sa prolongation, tout aussi vitale à la logique de l’événement que les premiers actes d’insurrection dans les rues de la ville. C’est une
continuation du combat par d’autres moyens. Dans la dialectique du conçu et du vécu – l’expression est d’Henri Lefebvre – la pensée d’un mouvement ne se génère qu’avec et après lui : elle est libérée par les énergies créatrices et l’excès du mouvement lui-même. Ce sont les actions qui produisent des rêves et des idées, non l’inverse. Une pensée si étroitement liée à l’excès d’un
événement ne peut avoir la finesse et la minutie d’une théorie produite à distance, qu’elle soit géographique ou chronologique. Elle porte les traces de son moment – ou plutôt, elle se consi-
dère comme faisant encore partie de la construction de ce moment, et c’est donc une pensée à l’état d’ébauche, d’élaboration. Elle ressemble assez peu à la « grande théorie » telle qu’on la conçoit généralement. La Guerre civile en France et Le Capital ne sont pas le même genre de livre. Et si Reclus et Morris, par exemple, passent parfois pour despenseurs confus ou peu systématiques, c’est parce qu’ils ont tenu à envisager la pensée comme labcréation et la construction d’un contexte où les idées peuvent être productives et faire effet dans le moment même de leur production. Lorsque j’ai écrit pour la première fois sur le communard Élisée Reclus il y a vingt ans, son œuvre était à peu près inconnue en dehors des travaux de quelques pionniers de la géographie anticoloniale comme Béatrice Giblin et Yves Lacoste. Aujourd’hui, il suscite un énorme intérêt et des chercheurs du monde entier s’efforcent de repenser son œuvre
comme une sorte d’écologisme avant la lettre. Ses écrits sur l’anarchisme ont aussi fait l’objet d’un regain d’attention, tout comme ceux de Kropotkine. Dans le même temps, William Morris est apparu pour beaucoup comme l’une des voix fondatrices
du discours de l’« écologie socialiste ». Mais aussi utile qu’elle ait pu être pour ma propre pensée, la recherche actuelle ne fait absolument pas le lien, ou alors incidemment, entre la pensée politique de Morris, Kropotkine ou Reclus et ce que Morris a appelé « cette tentative d’établir la société sur la base de la liberté du travail qu’on appelle la Commune de Paris de 18715 ». Les derniers chapitres du livre entendent notamment établir ce lien. L’objectif est également de montrer comment sont repensées
conjointement, dans l’œuvre de ces trois auteurs, ce que Reclus appelait la « solidarité », ce que Morris appelait la « camaraderie » (fellowship) et ce que Kropotkine appelait l’« entraide », au sens non pas d’un sentiment moral ou éthique mais d’une stratégie politique.
Comme je tentais de reconstituer la survie immédiate du mouvement – ce qui s’est passé du vivant de ses participants – j’ai repensé à une image qui vient du livre que Reclus préférait parmi tous ceux qu’il a écrits, L’Histoire d’un ruisseau. Dans ce petit livre, destiné aux écoliers, et qui figurait souvent parmi les prix distribués aux élèves à la fin de l’année, il évoque « la forme serpentine » des « ruisselets [...] qui se creusent sur la plage de l’Océan après le reflux de la marée ». Si, pour nous, la marée est à
la fois la grandeur de l’aspiration et des accomplissements de la Commune et la violence du massacre qui l’a écrasée, dans le sillage, mais aussi au cœur même de ces deux mouvements de forces antagonistes gigantesques apparaît déjà, dans le sable, un
minuscule réseau de bulles d’air, signes de la présence d’un monde invisible. Ce système d’échanges rapides, de croisements et de collaborations, de formes symboliques de solidarité et de rencontres sporadiques, aussi éphémère fût-il, exerce lui-même une force d’entraînement – et c’est ce que j’ai essayé de faire apparaître dans la dernière partie du livre.
L’Histoire d’un ruisseau a aussi un autre intérêt pour nous, celui de nous aider à comprendre la puissance historique disproportionnée de la Commune rapportée à l’échelle relativement modeste de l’événement. Le livre faisait partie d’une collection dirigée par Pierre-Jules Hetzel, éditeur de Jules Verne,
Proudhon et Tourgueniev, qui l’avait conçue avec cette ambition encyclopédique typique du milieu du xixe siècle : il s’agissait d’offrir aux adolescents une « littérature d’histoires » – l’histoire des choses et des éléments dont on considère généralement qu’ils n’en ont pas. Un célèbre astronome écrivit donc une histoire du ciel, et Viollet-le-Duc une histoire d’un hôtel de ville et d’une cathédrale. Le choix de Reclus d’écrire l’histoire d’un ruisseau reflétait sa prédilection pour une échelle géographique non
pathologique, qui pouvait être celle du champ par exemple, ou du village ou du quartier. Une représentation assez juste de la Commune serait de dire qu’elle possède les qualités que Reclus attribue dans son livre au ruisseau. Son échelle et sa géographie
sont de l’ordre du vivable, non du sublime. Le ruisseau, selon lui, était supérieur au fleuve en raison de l’imprévisibilité de son cours. Quand les torrents d’eau de la rivière se précipitent dans le profond sillon déjà creusé par les milliards de litres qui les ont précédés, le ruisseau suit son propre chemin.
Pour cela même, en proportion, les eaux du moindre ruisseau sont beaucoup plus puissantes que celle de l'Amazone.
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"Par leur faculté à penser ensemble des domaines de la formation sociale que la bourgeoisie s’acharne à maintenir séparés – la ville et la campagne, notamment, ou encore la théorie et la pratique, le travail intellectuel et le travail manuel – les communards essayèrent de recommencer l’histoire de France sur des bases entièrement nouvelles. Mais ces bases et cette histoire ne pouvaient être conçues comme strictement « françaises » ou nationales dans leurs contours. Elles étaient à la fois plus réduites et bien plus étendues. L’imagination communale privilégiait l’échelle de l’unité autonome locale prise dans un horizon internationaliste. Cela laissait peu de place à la nation. À la nation ou, d’ailleurs, au marché ou à l’État. Ces désirs s’avérèrent extrêmement puissants dans le contexte où ils furent affirmés – car quel meilleur moment pour lancer un si vaste projet que celui où l’État français, et la société bourgeoise répressive qu’il soutenait, avaient subi une défaite sans appel ?
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deux historiographies dominantes qui ont fixé la façon dont on pouvait le
représenter et le comprendre : l’histoire officielle dictée par le communisme d’État d’un côté, et l’his-
toire nationale de la France républicaine de l’autre. Maintenant que la Commune est libérée de ces deux lignages et de ces structures narratives écrasantes, je ne tiens pas à lui en imposer tout de suite un nou-
veau. Je préfère la laisser batifoler un moment dans la sphère de la potentialité. La fin du communisme
d’État a délivré la Commune du rôle qu’elle avait joué dans l’historiographie communiste officielle ; après 1989, elle s’est détachée de la danse dans la
neige apocryphe de Lénine devant le palais d’Hiver au 73e jour de la Révolution russe – passant le cap
des 72 jours qu’avait duré la Commune et transformant celle-ci en la révolution manquée dont la nouvelle serait le correctif. Et dans les pages qui suivent, j’entends notamment établir plus clairement en quoi la Commune n’a jamais vraiment appartenu à la
fiction nationale française, à la séquence radicale héroïque du républicanisme français, dont elle était
censée être le dernier soubresaut au xixe siècle. Si l’on prend au sérieux la déclaration de l’un des participants les plus célèbres de la Commune, Gustave
Courbet, selon laquelle, pendant la Commune, « Paris a renoncé à être la capitale de la France », il devient difficile de soutenir avec la moindre conviction l’idée que ce sont les insurgés qui ont combattu et sont morts en grand nombre à Paris qui auraient, on ne sait pourquoi, « sauvé la République ». L’imaginaire que nous laisse la Commune de Paris n’est donc ni celui d’une classe moyenne républicaine nationale ni celui d’un collectivisme étatique. Le luxe communal n’est ni le luxe bourgeois (français) qui l’entoure ni les expériences utilitaires du collectivisme d’État qui l’ont suivi et qui ont dominé
la première moitié du xxe siècle. Sans doute est-ce pour cette raison qu’un autre de ses participants, bien des années après et alors même qu’il se livrait à une analyse extrêmement critique de sa structure politique, conclut que la Commune a dressé pour l’avenir, non par ses gouvernants
mais par ses défenseurs, un idéal bien supérieur à celui de toutes les révolutions qui l’avaient précédée ; elle engage d’avance ceux qui veulent
la continuer [...] à lutter pour une société nouvelle dans laquelle il n’y aura ni maîtres par la naissance, le titre ou l’argent, ni asservis par l’origine, la caste ou le salaire. Partout le mot « Commune » a été compris dans le sens le plus large, comme se rapportant à une humanité nouvelle, formée de compagnons libres, égaux,
ignorant l’existence des frontières anciennes et s’entraidant en paix d’un bout du monde à l’autre
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Il n’est pas utile d’expliquer dans le détail en quoi la vie sous la forme actuelle du capitalisme – l’effondrement du marché du travail
et l’essor de l’économie informelle, la façon dont les systèmes de solidarité sociale ont été détruits dans
l’ensemble du monde surdéveloppé – rappelle les conditions de travail des ouvriers et des artisans du xixe siècle qui ont fait la Commune, qui passaient
généralement l’essentiel de leur temps à chercher du travail, et non à travailler. Il est de plus en plus évident, notamment depuis la dislocation de sociétés comme la Grèce et l’Espagne, que nous ne sommes pas en passe de devenir des travailleurs immatériels
habitant cette techno-utopie capitaliste créative et postmoderne que nous annonçaient les futurologues il y a une dizaine d’années – et qu’ils continuent d’essayer de nous annoncer désespérément
aujourd’hui encore. La manière dont les gens vivent aujourd’hui – travaillant à temps partiel, étudiant et travaillant en même temps, écartelés entre le tra-
vail et les études, ou entre le travail pour lequel ils ont été formés et celui qu’ils sont obligés d’accepter pour survivre, ou encore par la distance physique entre le lieu de vie et le lieu de travail ou celui où l’on peut espérer trouver du travail, qui impose des
trajets quotidiens ou des migrations interminables – tout ceci me laisse penser, à moi comme à d’autres,
que le monde des communards nous est en réalité bien plus proche que le monde de nos parents. Il me semble tout à fait raisonnable que des jeunes
gens d’aujourd’hui, qui n’auraient pas très envie de faire carrière dans la conception de jeux vidéo, la gestion de fonds spéculatifs ou la bureaucratie des smartphones, s’efforçant de trouver une place et des façons de vivre à la lisière de diverses économies
informelles, expérimentant les possibilités de vivre différemment aujourd’hui, et leurs limites, au sein
d’une économie capitaliste mondiale florissante, bien que ravagée par la crise, puissent trouver intéressantes les discussions qui occupaient les réfu-
giés et compagnons de route de la Commune dans le massif du Jura dans les années 1870, qui amenèrent à la théorisation de ce qu’on appela le « communisme anarchiste » – discussions qui portaient sur les communautés décentralisées, sur la manière de les faire naître et prospérer, et de les « fédérer » par des liens de solidarité
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j'ai préféré m’attarder sur ces voix et ces actions plutôt que sur la litanie des commentaires et des analyses politiques – qu’ils soient approbateurs ou critiques – qu’elle a suscités. Il ne s’agissait pas pour moi de mesurer
les succès ou les échecs de la Commune ni d’établir catégoriquement quelles leçons ont pu ou peuvent encore en tirer les mouvements, les insurrections
et les révolutions qui l’ont suivie. En réalité, je ne suis absolument pas certaine que le passé donne des
leçons. En revanche, je pense avec Walter Benjamin qu’il est des moments où un événement ou un combat particuliers entrent avec force dans la figurabilité du présent, et il me semble que c’est le cas de la Commune aujourd’hui. En 2011, la scène politique mondiale a été dominée par la figure et la phénoménologie du campement
ou de l’occupation et c’est ce retour d’une forme de contestation par l’occupation qui m’a incitée à reve-
nir à la culture politique de la Commune de Paris avec une problématique tout autre que celle qui a animé la poétique historique de la Commune que j’ai écrite dans les années 19801. Les grands problèmes politiques du moment – comment retisser une conjoncture internationaliste, l’avenir de l’éducation, du travail et du statut de l’art, la commune comme forme et son rapport avec la théorie et la pratique écologistes – sont incontestablement intervenus dans ma manière d’appréhender aujourd’hui la culture de la Commune puisqu’ils constituent les thèmes structurants de l’ouvrage.
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j’ai essayé de rassembler les éléments
d’un imaginaire qui a nourri ce qu’on appelle la Commune de Paris de 1871, et qui lui a survécu – un imaginaire auquel les communards et moi avons
donné le nom de « luxe communal ». Le paysage de la Commune que je brosse ici est un paysage à la fois vécu et conceptuel. Par « paysage vécu », j’entends que les matériaux utilisés pour le composer sont des paroles dites, des attitudes adoptées et des actions physiques réellement accomplies par les insurgés et certains de leurs compagnons de route et soutiens de l’époque. Ce paysage est aussi conceptuel dans le sens où ces paroles et ces actions engendrent elles-mêmes des logiques que je me suis sentie tenue de suivre dans cet ouvrage. J’ai pris comme point de départ l’idée que ce n’est qu’en respectant scrupuleusement la nature et le contexte spécifiques des paroles et des inventions des acteurs de la Commune qu’on peut arriver à ses effets plus centrifuges. Malgré l’impressionnant volume d’analyses politiques qu’a inspiré la Commune depuis près d’un siècle et demi, on ne peut qu’être frappé du peu d’attention
qu’a reçue la pensée communarde, y compris chez des auteurs et des chercheurs politiquement favorables à l’événement.
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Le vagabondage est un terme répressif, une pure création du droit pénal; il n’a pas d’existence en dehors de l'infraction juridiquement constituée. On est vagabond quand on est arrêté. L’ambiguïté de ce statut est particulièrement troublante : juridiquement parlant, les vagabonds n’ont violé aucune loi (à l’exception des lois contre le vagabondage), n’ont commis aucun crime. Mais leur « mode de vie » suppose une éventuelle violation des lois : les vagabonds sont toujours des hors-la-loi potentiels, par anticipation. Un auteur décrit cette ambiguïté de la façon suivante : « Il ne suffît pas de dire au vagabond, comme aux autres délinquants : “Ne recommencez pas, abstenez-vous”; mais il faut lui dire : "Changez votre manière de vivre, créez-vous d'honnêtes moyens d'existence. Prenez l'habitude du travail. et que ce soit le travail qui désormais vous procure la subsistance de chaque jour”. » Leur existence. de par la « virtualité » ou la « potentialité » de leurs crimes, les rend plus menaçants et moins prévisibles que le criminel — c’est ce que montre clairement Le Vagabond, nouvelle de Maupassant écrite en 1887. Les vagabonds sont victimes d’une hérédité dangereuse et porteurs du germe fatal de la « dégénérescence »; « contagieux » au sens médical et social du terme, ils sont l'incarnation d'une maladie sociale qui ne frappe pas tant un individu qu’une famille, une génération, une lignée". Leur problème, comme celui de Rimbaud, est le « mauvais sang ». Le flou qui entoure la « tendance potentielle » du vagabond à faire le mal reçoit, après la Commune, une identité précise, un visage. Les vagabonds sont désormais des insurgés politiques en puissance :

On comprend ce que doit être le concours de pareilles gens pour les ennemis de l‘ordre établi, lesquels poussés par divers mobiles d'ambition, d'envie, de colère, veulent s'insurger contre l’ordre établi. Ceux-ci trouveront en eux des hommes d'action, toujours prêts à tout faire, qui pour un cigare eu un verre d'eau-de-vie. mettraient le feu aux quatre coins de Paris. Les vagabonds sont les ennemis les plus dangereux de la société. […] ils vivent au milieu de nous comme), vivraient des bêtes sauvages. sans autre souci que celui de leurs appétits […] Déplorable, au point de vue de la société; car le vagabond, n'ayant rien à perdre aux bouleversements sociaux, les désire et y aide dans l'espoir d'y gagner quelque chose. […] Le vagabondage n'étant pas seulement un fait, mais un état, une sorte d’infirmité morale. (Théodore Homberg - Etudes sur le vagabondage)

Les remèdes au vagabondage vont de l’édification (« Il faut apprendre aux hommes, non seulement par des lois et des discours, mais encore par l'exemple, que rien n’est si beau que le travail ») à la répression la plus sévère. À propos du renvoi de Rimbaud à Charleville après son arrestation à Paris, le rapport de police indique : « demi venu de Charleroi à Paris avec un billet pour saint-Quentin, et sans domicile ni moyens d'existence". » En fait, le code pénal français de 1810 (article 270) définit le vagabond non seulement comme sans domicile, mais plus spécifiquement comme sans métier : « Les vagabonds ou gens sans aveu sont ceux qui n'ont ni domicile certain, ni moyen de subsistance et qui n’exercent habituellement ni métier ni profession. » Rimbaud bénéficia d'une révision du code pénal datant de 1832 qui distinguait juridiquement les adultes des adolescents : alors que les premiers étaient passibles de six mois de prison, les adolescents de seize ans ou moins étaient, selon les circonstances, renvoyés chez leurs parents ou placés sous la surveillance de la police jusqu’à 21 ans, s'ils n’avaient pas déjà à cet âge, été admis dans l’armée.
Plus tard au XIXe siècle, le gouvernement français apprendrait à appliquer au vagabondage - « cette inquiétante manie de locomotion et d’oisiveté [qui] paraît être un des types conservés de la vie libre du sauvage » - un traitement plus efficace, quoique homéopathique : une errance organisée sous la forme de l’exploration géographique et de l’expédition coloniale, solution défendue par certains auteurs :

Un jour que je siégeais à la chambre correctionnelle de la cour d'appel de Rouen. nous eûmes à juger un jeune homme prévenu de vagabondage. et ayant déjà subi quatre condamnations pour ce même délit. .
« Pourquoi appelez-vous ? lui demanda le président, vous n'avez été condamné qu'à six mois de prison, en première instance; c'est la peine que vous venez de voir prononcer contre des hommes qui comparaissent pour la première fois devant la justice. »
« Pourquoi j'appelle ? répondit le prévenu ; j’appelle pour que vous m'envoyiez dans les colonies. La, peut-être. je pourrai faire quelque chose de mieux que ce que je fais en France » (Théodore Homberg - Etudes sur le vagabondage)
Quant à la transportation. en attendant qu'une loi, que nous savons être en préparation sur cette matière, ait été rendue, si l'État voulait favoriser le transport et l’établissement des vagabonds sur le sol algérien…
Que s'ouvre pour eux un autre asile, et. de même qu'à Rome une loi décrétait que les mendiants rebelles soient conduits aux colonies (de mendicatibus validis), qu'un règlement nouveau vienne ouvrir ces magnifiques domaines que la France possède au-delà des mers. (Charles Portales - Des mendiants et des vagabonds)
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L'écriture est une activité manuelle, au même titre que le travail de la terre : c’est le rapport entre la main et l‘outil qui importe. même si l'outil est aussi léger qu’une plume ou qu'un porte-plume. « Je n'aurai jamais ma main » : phrase qui affirme la volonté de résister à une société où les activités des travailleurs — artistes ou paysans - sont projetées hors d'eux et contre eux, dans un procès de travail où le travail social passé, celui qui a produit les outils. les plumes, les charrues, le langage par lequel le travail s’effectue. apparaît comme une structure morte, automatisant et le travail et le travailleur. Ce n’est pas le travail qui forme le travailleur, mais seulement son expropriation — l'apprentissage est « achevé » uniquement lorsque le travail est devenu une puissance totalement étrangère au travailleur. « Je n’aurai jamais ma main » : Rimbaud signale ici sa volonté de résister au compromis admettant que les contradictions de la structure objective sont certes complexes et aliénées, mais néanmoins manipulables. Le poète est assimilé à ceux qui sont instrumentalisés et dominés; si nous comprenons « ma main » comme dans l'expression « de la main de quelqu'un », l’expression signifie « je ne laisserai jamais ma signature », mon œuvre : un corpus artistique existant comme objet aliéné ou séparé. Avoir un métier, une spécialité — fût-ce un métier antisocial comme celui du mendiant ou du criminel (deux professionnels qui « vivent de leurs mains »; en français. « tendre la main » signifie « mendier ») — revient à perdre sa main en tant que partie intégrante de son corps : faire l’expérience de sa main comme un objet étranger, détachable, au service du reste du corps, qui fonctionne comme une synecdoque du corps social. exécutant les désirs d’un autre. Me donner naissance, devenir ma propre œuvre : en me plaçant en dehors du régime du travail, je peux rester intact.
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La Commune, écrit Marx, devait être un corps en action, non un corps parlementaire. Son abolition de l'investiture hiérarchique entraîna le déplacement (la révocabilité) de l’autorité, le long d’une chaîne ou d’une série de « places », dépourvue de tout terme souverain. Chaque représentant, exposé à la révocation immédiate devient interchangeable avec, et ainsi égal à, ceux qu’il représente.

Cette autorité révocable et distribuée a pour conséquence directe le dépérissement de la fonction politique en tant que fonction spécialisée. Ce n’est pas en 1875, lorsqu'il choisit le « silence », mais dès 1871 avec les Lettres du Voyant, que Rimbaud commence à dépasser l'idée d’un domaine spécialisé du langage poétique ou même de la poésie — la fétichisation de l'écriture comme pratique privilégiée. Dans ces lettres, l’écriture poétique est considérée, entre autres, comme un moyen d’expression, d’action, et surtout de travail :

"Je serai un travailleur : c'est l'idée qui me retient, quand les colères folles me poussent vers la bataille de Paris — où tant de travailleurs meurent pourtant encore tandis que je vous écris !"

Le voyant, alors, on l'a souvent remarqué, « se fait voyant » : « je travaille à me rendre voyant ». L’accent porte ici sur le travail de transformation de soi par opposition au lieu commun romantique de la prédestination poétique. Dans les lettres, le projet du voyant n'apparaît pas simplement comme une volonté de combattre des pratiques poétiques spécifiques, contemporaines ou passées, mais comme une volonté de vaincre et de supplanter entièrement la « poésie ». Comme l'« abolition de l’État », le processus et posé par Rimbaud est un processus révolutionnaire long, difficile et graduel. Ce travail n'est pas solitaire, mais social et collectif: « viendront d'autres horribles travailleurs; ils commenceront par les horizons où l'autre s'est affaissé ! ». En fait, le projet du voyant peut être compris dans sa totalité, comme une illustration de la production non aliénée en général. Rimbaud laisse entendre que ses progrès doivent être mesures par le degré d’abolition de « l'infini servage de la femme » : « Quand sera brisé l'infini servage de la femme, quand elle vivra par elle et pour elle, l'homme — jusqu'ici abominable —, lui ayant donné son envol, elle sera poète, elle aussi ! », on doit placer une exclamation extraite des lettres, comme « Ces poètes seront ! », dans le contexte de l’émergence d’un sujet collectif, particulièrement saillant dans son travail ultérieur : le nous des derniers moments d'une saison (« Quand irons-nous... »), d'A une Raison, d’Après le Déluge. Les foules en mouvement — la géographie humaine des insurrections, des migrations et des déplacements massifs — dominent les textes en prose ultérieurs : « Le chant des cieux, la marche des peuples ! » (Une saison); « les migrations plus énormes que les anciennes invasions » (Génie); « la levée des nouveaux hommes et leur en-marche » (À une Raison); « des compagnies ont chanté la joie du travail nouveau » (Villes). On peut déceler la résonance utopique du travail nouveau — « saluer la naissance du travail nouveau » — jusque dans le projet du voyant : une entreprise de transformation de soi et de la société impliquant que les poètes eux-mêmes acceptent de le transformer continuellement, dussent-ils cesser d'être poètes.
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L'effondrement des hiérarchies spatiales son, la Commune, dont participa la création de lieux de délibération et de prise de décision politiques qui n’étaient plus secrets, mais ouverts et accessibles, provoqua également un effondrement de la division temporelle. la publicité de la vie politique, la publication immédiate de toutes les décisions et proclamations de la Commune, principalement sous la forme d'affiches, engendra une temporalité « spontanée » grâce à laquelle les Citoyens n'étaient plus informés de leur histoire après coup, mais vivaient réellement le moment de sa réalisation. Les communards se réapproprièrent la ville et ses rues, et réinventèrent du même coup les rythmes urbains : les nuits blanches et les « journées révolutionnaires » ne correspondent pas simplement à certains jours inscrits sur un calendrier, mais à une introduction à (et à une immersion dans) un nouveau mouvement temporel. Les journaux et récits de la vie quotidienne, écrits par des acteurs de l'insurrection, indiquent un passage du temps particulier et contradictoire, une durée vécue de manière à la fois plus rapide et plus lente que d'ordinaire.
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Si les ouvriers n’ont pas le droit de transformer l’espace-temps qui leur est assigné, la Commune nous enseigne que la révolution consiste non pas à changer la forme juridique responsable de la distribution de l'espace-temps (par exemple, permettre à un parti de s'approprier l'organisation bureaucratique), mais à transformer de fond en comble la nature de l'espace-temps. C'est ici que le « Change le monde » de Marx et le « Changer la Vie » de Rimbaud deviennent, comme l'ont affirmé les surréalistes, un seul et même slogan. L'existence en acte de la Commune constituait une vigoureuse critique du zonage géographique établissant les diverses formes de pouvoir socio-économique : la disparition d’un ou de plusieurs endroits privilégiés en faveur d'un échange permanent entre des lieux distincts, d’où l'importance du quartier. Un apport important de Lefebvre est d'avoir mis en évidence la désintégration des assises et des habitudes pratiques et matérielles qui structuraient la vie quotidienne dans les conditions difficiles du siège de Paris, pendant l'automne et l’hiver 1870“. Dans ce processus de désintégration, de nouveaux réseaux et systèmes de communication et de consolidation des petits groupes apparurent : associations de voisinage, clubs de femmes, légions de la garde nationale, et, surtout. vie sociale de quartier — des groupes dont les aspirations révolutionnaires souvent affichées pouvaient se développer librement, notamment parce que le gouvernement ne disposait ni des moyens ni de l’autorité nécessaires à la surveillance de la ville. L’arrondissement y gagna une indépendance considérable, et les quartiers populaires très 'Peuplés ne furent pas loin de devenir autonomes. Le siège permit l'apparition de nouvelles ambiances, de nouvelles manières de se rencontrer ou de se réunir qui étaient à la fois les produits et les instruments d'une transformation des conduites.
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Face au récit dominant de la culture française du XIXème, Rimbaud, Vermersch, Reclus et les autres apparaissent comme autant d'exemples du « vernaculaire. Le vernaculaire est l'équivalent d'un langage naïf ou inférieur. d’une certaine manière incomplet : un discours particulier, un dialecte. « ll m'est bien évident que j‘ai toujours été de race inférieure s, écrit Rimbaud dans Mauvais sang. « [N]e sachant m'expliquer sans paroles païennes, je voudrais me taire ». Par opposition à ce qui est rationalisé, fabriqué en série et mécanisé, le vernaculaire se distingue comme unique et artisanal, « un produit ou une situation à quoi l'administration de marché. comptable et bureaucratique ne peut répondre efficacement ». le vernaculaire doit être relevé, assimilé au langage universel et à la marche en avant du progrès. Mais il résiste. la prose. par exemple, medium par excellence de l'explication et de l'exposition, est devenue. au milieu du XIXème siècle, l'instrument du grand mouvement pédagogique de ce siècle du progrès — qui apporterait une instruction méthodique et graduelle aux masses incultes :

Ce sont les conquérants du monde.
Cherchant la fortune chimique personnelle;
Le sport et le confort voyagent avec eux;
Ils emmènent l'éducation
Des races. des classes et des bêtes. sur ce Vaisseau.
Repos et vertige
À la lumière diluvienne.
Aux terribles soirs d'étude.

(Mouvement)


la prose de Rimbaud et de Lautréamont, qui refuse l'exposition et le didactisme. se place du côté de l'émancipation plutôt que de la pédagogie. Leur résistance au progrès se distingue de la clament anti-progressiste que l'on entend du début à la fin du XIXème siècle, et qui dit la crainte des intellectuels bourgeois face à un progrès qu'ils croient synonyme d’égalité. Rimbaud et Lautréamont résistent à l’institutionnalisation et à la représentation du progrès parce qu'ils savent qu’il n’a rien à voir avec l’égalité.
Dans ses diverses formes, le vernaculaire peut servir de bannière aux mouvements féministes, écologiques ou noirs : les nouvelles subiectivités révolutionnaires et alternatives de notre époque. À mon sens, le mot « vernaculaire » ne renvoie pas à un régionalisme suffisant, à l'espace préservé d'une sagesse populaire ou d’une pureté de classe. L'œuvre de Rimbaud est plus inquiète que cela. Une inquiétude se traduisant par des déplacements constants dans un espace culturel où la contagion et les rencontres peuvent se produire entre une classe et une autre, voire entre une espèce et une autre. En d'autres termes, Rimbaud n'a pas l'intention de créer une culture sauvage, adolescente ou communarde. Il participe. au contraire, de l'articulation d’un l'apport sauvage adolescent ou communard à la culture.
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Après tout, c'est peut être Rimbaud, et non le Baudelaire que nous lisons au prisme de la passion dévorante de Walter Benjamin pour la ville de Paris, qui a su le mieux rassembler les figures et les tropes de ce siècle. Adrien Rifkin a fort bien montré combien la lecture benjaminienne de Baudelaire a engendré les figures et stéréotypes - les chiffonniers et les flâneurs - qui peuplent encore aujourd'hui notre vision du Paris du XIXème. Mais il nous a aussi révélé des figures - telle la midinette de Zola - qui, bien que tapies dans les marges du Paris de Benjamin, sont tout aussi fortes que les types sociaux incarnant leur moment historique, et qui sont la source d'autant de réitération productives ultérieures que immortalisées par Benjamin.
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Ce que relève un poème comme "démocratie", c'est que Rimbaud a mené ses explorations de la poésie au moment précis où le mot "démocratie" changeait de signification : alors qu'il exprimait auparavant les revendications du "peuple" dans une lutte des classes nationale, il servait désormais à justifier les politiques coloniales menées par les "pays civilisées" dans une lutte internationale entre l'Occident et le reste du monde.
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