Citations de Lilia Hassaine (511)
Alors Marcel se mit au piano et joua l'impromptu n°3 de Schubert. Il lui expliqua la différence entre les tonalités "joyeuses" et les tonalités "tristes". ..comment ce morceau, écrit en sol bémol majeur, trouvait sa grâce dans le "bémol" précisément, la petite contrariété, le petit défaut qui donne sa personnalité à un visage. "La joie sans mélancolie, c'est un soleil qui brillerait sans discontinuer..La joie n'est la joie que parce qu'elle joue au funambule au-dessus du vide. La forme musicale de l'impromptu comporte une part d'improvisation. Le pianiste glisse sur le si bémol, et c'est dans ce point de tension, quand on manque de tomber, que le coeur bat plus vite..tu as dû déjà ressentir cela. Quand on se rattrape in extremis à une branche, qu'on évite la chute par un simple réflexe, tout tremble en nous. Voilà pourquoi ça fait pleurer, la musique. Voilà pourquoi j'aime tant le jazz. Parce que le fil du funambule, c'est la corde de notre âme."
Son grand-père lui faisait écouter ses morceaux préférés de musique jazz, les disques de Charlie Parker, Thelonious Monk, des disques de musique classique aussi, et l'enfant posait beaucoup de questions : "Papi, pourquoi ça fait pleurer la musique ? "
Elle savait ce que ça signifiait : elle ne partirait pas en classe verte avec l'école au printemps. Puis on la marierait, elle aussi. Elle décida de cacher sa puberté, de contrer la malédiction aussi longtemps que possible.
Il outragea Maryam sans ménagement, sans égard. Alors, en fermant les yeux, elle eut une vision étrange. Elle vit la chèvre de l'histoire, la belle chèvre blanche, et le sang, le sang qui tachait son pelage à mesure que le loup la dévorait.
Elle était si menue, si petite, qu'il avait fallu serrer bien fort la ceinture en or autour de sa taille. On l'avait maquillée avec des fards à paupières et du rouge à lèvres, on l'avait déguisée en femme.
Le mariage fut célébré deux jours plus tard en Algérie. Après la fugue de Maryam, Saïd avait craint pour l'honneur de la famille : certains cousins avaient émis des doutes sur la virginité de l'adolescente et critiqué l'incapacité de Naja à tenir ses filles. Saïd ne voulait pas prendre le risque d'une seconde humiliation, et quand on lui avait demandé de donner plus d'argent pour payer la fête, il avait accepté sans discuter.
Souvent, quand ils se retrouvaient, ils parlaient de l'Algérie, employaient des mots en arabe qu'aucun de leurs enfants ne comprenait. Ils se racontaient les plats de leur enfance, la chorba que leur mère préparait, une soupe pimentée qui sentait la coriandre et vous piquait le nez. Ils se rappelaient le goût du miel de jujubier et les animaux qu'ils descendaient au lance-pierres. Kader, si pudique, riait à voix basse.
Elle lui offrit un livre illustré, promettant de lui faire la lecture elle-même : "C'est important, les livres, Amir. Ça sert à faire des études, comme le docteur."
C'était le soir de Noël et elle ne voulait pas que ses enfants se sentent différents des autres. Saïd disait qu'il fallait faire comme les Français, puisqu'ils vivaient en France. Elle entra pour acheter une mallette de jeux de société, qu'elle fit emballer par la vendeuse.
Amir comprend très bien ce que je suis en train de dire. Les enfants comprennent tout, même quand ils sont bébés.
Grandir est pour les jumeaux une double épreuve. Vous savez, ils doivent faire le parcours inverse des autres enfants : apprendre à vivre seul. La naissance est un deuil : le coeur de l'autre, qui battait tout près de son oreille, s'est éloigné brutalement. Puis Amir a été placé en couveuse, ce fut une deuxième séparation. Et maintenant, vous me dites que sa soeur qui l'aimait comme une mère est partie...
L'expérience de la gémellité commence là, expliqua le docteur Dumas, dans la relation mère-enfant. Votre fils ne veut pas rompre le lien. Le langage est l'une des premières étapes du détachement. S'il ne parle pas, il reste un bébé, il reste cet être vulnérable que vous devez protéger.
Comme Ismaël, il avait gardé cette odeur si caractéristique des enfants, cette odeur qui participe de l'attachement d'une mère à son enfant.
Il était allé à l'école française, pensant trouver un bon métier. Avec son frère, il faisait partie des rares jeunes hommes du village à savoir lire et écrire. En Algérie, il n'avait trouvé que son troupeau ; mais il n'avait jamais eu peur de l'avenir. Même au coeur de l'hiver, quand la neige recouvrait tout, son souffle se changeait en buée : il respirait. Aujourd'hui, il voyait ses mains, il voyait comme elles étaient noires, comme elles étaient calleuses. Il voyait que l'horizon était bouché, incolore, inodore.
"Vivre" était pour lui un concept abstrait. Le mot lui évoquait des souvenirs anciens, le souvenir de ses montagnes, de l'air qui vivifie. Saïd ètait berger, dans sa vie d'avant. "Vivre", c'était l'inverse du béton, de l'odeur d'essence, qu'il respirait chaque jour.
Mais les secrets qu'on enterre ne meurent pas pour autant. S'ils n'éclatent pas au grand jour, ils exhalent des vapeurs contre lesquelles on ne peut rien : Nour avait un attachement inné pour Daniel.
Le projet des premiers HLM, c'était l'utopie du vivre ensemble, cette idée selon laquelle on mélangerait les cultures et les milieux sociaux. C'est ce qui se produisit, dans un premier temps.
Naja lui apprenait les gestes qui apaisent : l'huile chaude pour masser le corps du bébé, les jambes qu'il faut frictionner, avant de l'envelopper dans de fines bandes de coton. L'art de l'emmaillotage, pour que l'enfant dorme paisiblement, sans être réveillé par les mouvements réflexes de ses mains.
Ils ignoraient qu'ils étaient frères, et pourtant, chacun de leur geste, chacun de leur regard signifiait: "Sans toi, je ne suis pas moi." Souvent, on les trouvait blottis l'un contre l'autre, comme si leur corps avait conservé la mémoire du temps où ils flottaient en symbiose dans le ventre de la mère.
Il y avait les rires. Et puis il y avait le bruit. L'enfance résonnait, chahutait.